(suite…)Et puis il y a eu Donna Summer, MacArthur Park, cette reprise-medley qui résume si bien ce qu’était le disco…
Catégorie : mémoire

Donna Summer, le disco, MacArthur Park: une pastille de bonheur

Des 20’S aux 80’S: Sleepers in Metropolis (1983)
(suite…)La musique commence un peu comme un de ces « génériques » du Commercial album des Residents. Et puis une séquence, une autre séquence et la boîte à rythmes. De la pré-techno de 1983.

Small Axe, et Dieu créa… Lovers Rock

Une fois n’est pas coutume, je vais vous parler d’une série télévisée britannique diffusée sur Amazon Prime, co-produite par la BBC et dont j’ai entendu parler il y a quelques semaines par un article de Nina Zadkine, « Small Axe » : un instrument sympathique, mais peu tranchant. En 5 épisodes distincts, une série qui retrace des moments importants de l’histoire des communautés noires résidant à Londres entre la fin des années 60 et le début des années 80.
Je m’attendais à une oeuvre à l’antiracisme convenu, Nina Zadkine affirmant que son but était de « répondre à la demande du marché, essentiellement composé par des publics blancs. La fabrication de la bonne conscience est à l’ordre du jour de l’offre médiatique, il s’agit de représenter l’ordre marchand dans les formes les plus valorisantes. » (sic)
Je n’ai jamais lu article tombant à ce point à côté de la plaque, la convocation des mânes de Guy Debord contribuant même à renforcer ce sentiment étrange que l’immense culture de son auteure l’avait empêchée de comprendre ce que représentait réellement cette série.Une oeuvre longuement mûrie
Small Axe est le produit d’un long travail de plus de 10 ans comme le dit son auteur, le réalisateur Steve McQueen. Il s’agit d’une oeuvre mûrie, réfléchie et dont BBC n’est dans tout cela que le machin en bout de chaîne.
Les cinq récits qui la composent constituent un tout cohérent, et même si chaque récit est indépendant, la série compose en filigrane le portrait d’une communauté noire britannique et de sa relation avec la société qui l’entoure, une société blanche britannique. On pourrait s’arrêter là, mais ce serait passer à côté de l’essentiel car une œuvre artistique ne peut se résumer à la somme des éléments qui la composent.Stop, on recommence!
Putain, qu’est ce que c’est difficile de parler de cette série…
Cela fait trois jours que ça me traverse, que ça me bouleverse, et je suis là à faire dans le pompeux, à tourner autours du pot alors que Small Axe, précisément, va droit au but. Small Axe ne s’adresse pas à un public blanc comme semble le croire Nina Zadkine, elle s’adresse à qui veut bien la voir, et ce dont je suis sûr, c’est que le premier soir, une grande majorité des noirs britanniques étaient devant leur télévision, et que la deuxième semaine, c’étaient toute la communauté noire qui avait rendez-vous devant BBC One, certainement le choix le plus judicieux pour la toucher, cette communauté. Oui, BBC One, précisément.Small Axe, une baffe immense
C’est comme si le réalisateur l’avait chargée de petites bombes à fragmentation destinées à produire des effets à long terme. Ce n’est pas une page d’histoire, c’est une invitation à revisiter l’histoire, à en compléter les zones ensevelies sous des omissions et des dissimulations, c’est donner un sens à ce fameux « Carnaval de Notting Hill », c’est trouver une explication rationnelle à la délinquance et à la sous-qualification professionnelle des jeunes noirs, les hommes en particulier, c’est comprendre ce que sont les mécanismes qui conduisent à ce désir et la mécanique « d’intégration » dont souffrent un grand nombre d’indigènes.
Trois récits biographiques, un récit historique, et un récit dont je ne suis pas, pour le moment, capable de parler tant la charge émotionnelle est intense, brute, je me demande même si McQueen n’en a pas fait la clé de toute la série…La vache, je n’y arrive pas!
Ça ne sort pas, je me retrouve encore à tourner autours du pot, en fait oui, c’est ça, c’est précisément cet épisode qui me bloque, les autres sont finalement tellement attendus, tellement évident, le racisme institutionnel, c’est tellement banal…
Alors je vais vous le faire comme je le sens, sans fioriture. Je vais essayer de le faire sans spoiler, c’est aussi ça, le problème. Mais bon… Oui, la clé de ces 5 épisodes, c’est le deuxième épisode. Lovers Rock, l’épisode que Nina Zadkine a regardé comme une blanche, je la cite, « Quel soulagement, en effet, que ce retour à une manière d’appréhender la « culture noire » (monolithe construit par les sociétés de marketing), packagée, chorégraphiée, rythmée ! ». Non, il y a un truc qu’elle n’a pas saisi, peut-être parce qu’il y a une transmission qui ne s’est pas faite politiquement, entre les années 70/80 et maintenant.
L’importance de la culture, de la musique, des vêtements.
Jusque la fin des années 80, la musique, les vêtements, des attitudes, le langage, la coupe de cheveux, tout obéissait à des codes qui eux même se prolongeaient dans des idées politiques. Il y avait bien les militants d’extrême-gauche, des gosses de la petite bourgeoisie blanche habillés comme des ploucs, mais c’étaient des ringards suspendus hors du temps, ça ne comptait pas. Non, dans les mouvances nées des luttes anti-racistes mais aussi chez les homosexuels, et jusque dans les tréfonds des quartiers populaires, des codes vestimentaires avaient émergé, cimentant chaque groupe, chaque cité, chaque quartier en lui donnant son identité.
Longtemps, c’est la soul et le funk, le rock’n roll et même la disco qui dominaient la culture, avec à la marge le rai et les musiques africaines, le soukouss notamment. Et puis vers 1987/88 sont venus s’ajouter le rap, le rock alternatif et la house de façon totalement underground d’abord avant de se diffuser avec chaque fois leurs façons de s’habiller, leurs lieux.
On parlait alors de tribus. Les rockers, les rockabillies, les skins, les red skins, les kyfons, les minets, les sapeurs, les Goths, les jeunes gens modernes, les fifties, les punks, les new waves, les reubeu, les rastas, …
Londres plus que Paris regorgeait de ces bandes de jeunes portant sur eux l’apparence de leur goûts musicaux. Faire de la musique était un truc banal, tout le monde s’essayait à faire son groupe. À Londres, le reggae régnait en maître depuis la seconde moitié des années 70, son petit frère, le ska, avait connu un revival inattendu auprès des bandes mixtes blancs et noirs du grand Londres.
Sape, musique. Et politique. Pas de la politique comme les blancs, ce truc rigide, abstrait, théorisé, non, avec le gros barbu qui a tout théorisé de la révolution. Non. Un truc viscéral, plutôt, tiré de l’expérience même du racisme, du chômage, de la violence policière et de la mise en marge imposée jusque par les partis et organisations de « la classe ouvrière ». Dans Mangrove, c’est ce député du Labour, « vous avez des preuves? ». Connard!Aucun épisode de cette série ne fournit les clés de cette époque comme le fait Lovers Rock, certainement un des plus beaux épisodes de série qu’il m’ait été donné de voir de toute ma vie.
Mangrove, le premier épisode, c’est une révolte, c’est la lutte d’un restaurateur contre la violence policière, contre le harcèlement dont est victime son restaurant, c’est un policier qui dit que « ces gens sont des sauvages », qui tire la gueule quand il visite la cuisine en demandant ce que c’est, qui suspecte le restaurant d’être un tripot où on se drogue. C’est la section anglaise du Black Panther Party qui va appuyer le restaurateur et l’encourager à ne pas céder, à se battre. Et non, ce n’est pas un happy end. Georges Floyd nous l’a rappelé, ça n’a pas changé. Frank Crichlow, le propriétaire du restaurant a passé une partie de sa vie à se battre pour être finalement définitivement innocenté, et le harcèlement n’a jamais réellement cessé.
L’épisode est attachant malgré les brutalités policières. S’y glisse en filigrane ce qui deviendra le carnaval de Notting Hill, un quartier qui avait auparavant connu en 1958 une des plus importantes émeute de l’après-guerre…Red, White and blue, Le troisième épisode, c’est un autre type de révolte. Celle d’un jeune noir, Leroy Logan, promis à une brillante carrière de scientifique et qui décide de rentrer dans la police pour la « changer de l’intérieur ». Une autre histoire vraie.
Une brutalité incroyable, les autres noirs et même le père qui l’accusent d’être un traitre quand de leur côté ses collègues le traitent comme une merde. Aucun épisode ne provoque autant d’inconfort pour un indigène que cet épisode, pas un instant on ne cesse de se demander pourquoi il reste dans la police, pourquoi il encaisse tout ça.
Mais ce qui est incroyable, c’est que son obstination à rester, c’est la même quête de dignité que celle du propriétaire du restaurant dans Mangrove. Il est anglais, il paie ses impôts, il est légitime. On peut douter, et pourtant, oui, il a le droit d’être policier. Il est d’ailleurs nettement plus diplômé que ses crétins de collègues blancs dont le racisme n’a d’égal que la bêtise et l’ignorance crasse. Eux, c’est le fait d’être blancs les rend supérieurs. Bande de cons.Avec Alex Wheatle, voilà l’histoire d’un jeune orphelin qui va plus tard devenir écrivain, une histoire vraie, encore une. Mais là encore, plutôt que nous livrer un happy end comme s’en plaignent les ouin-ouins geignards du Télégraph, le gars devient écrivain gna-gna-gna, McQueen nous montre la genèse, une vie de merde dans laquelle 99% d’entre nous aurait sombré. La prison, les bandes. Et puis le reggae aussi, cette bouffée d’oxygène, et puis ces yeux qui brillent quand à la sortie de l’orphelinat le voilà à Brixton entouré de ses semblables, noirs comme lui, et puis les sound-system, et puis l’incendie de New Cross, en janvier 1981, tuant 13 jeunes noirs lors d’un anniversaire et donnant lieu à d’immenses manifestations où déjà le slogan était de dire que les vies noires comptaient, car la police, elle, avait vite clos l’enquête, laissant planer un doute sur une possible origine criminelle de l’incendie.
Il y a peu de doute que McQueen ait réalisé cet épisode en pensant à l’incendie de la tour de Grenfell (71 morts, majoritairement noirs et asiatiques) en 2017 et aux manifestations de masse qui ont suivi, là encore une grande majorité de noirs, l’enquête elle même ayant trainé en longueur malgré la responsabilité du bailleur.
L’épisode a lieu à Brixton qui, durant le printemps 1981, a été traversé d’émeutes, émeutes de la faim, du chômage et du racisme. Des émeutes qui se sont ensuite généralisées dans l’ensemble du Royaume-Uni et que Margaret Thatcher a balayé d’un « ce n’est pas la société qui est mauvaise, ce sont ces gens ».
Toute la société blanche britannique a approuvé, ouvertement ou tacitement, le Labour ne montrant guère de solidarité envers les populations noires, et pourtant, le Labour était dans sa période « coup de barre à gauche ». Blanche, visiblement.Avec le dernier épisode, McQueen ne pouvait ignorer qu’il allait déclencher un séisme. Education, c’est l’histoire d’un enfant noir et certainement dyslexique qu’on envoie dans une école « spéciale » pour « enfants inadaptés » et « anormaux ». Une politique qui a eu cours en France aussi, ça s’appelait les CPPN, une véritable usine à triage racial qui a eu lieu jusque dans les années 90.
Là, on y mettait les Aïcha, les Djamila, les Ahmed, les Fatou et autre Karim en saupoudrant d’un peu de Hervé, toutes et tous réputés « inadaptés pour l’école », avant de les « orienter » dans des écoles professionnelles pour « apprendre un métier » parce que bon, hein, « tout le monde n’est pas fait pour aller à l’école ».
Visiblement, le Royaume-Uni a également développé cette politique pour écrémer son système scolaire des jeunes noirs qui avaient des difficultés à suivre, qui étaient trop « différents ». Un débat semble amorcé, beaucoup d’articles ont été publiés à ce sujet ces deux derniers mois.Un récit fort, urgent…
Difficile de raconter brièvement, sans spolier, ces 4 épisodes dont trois sont basés sur des vies réelles, racontant des luttes, des combats, des violences policières.
Difficile également de traduire comment cette série met le blanc de côté.
Fait rare, le blanc devient l’autre, le blanc devient cette masse uniforme qu’on entend généralement adressée au sujet des noirs. Il a un visage indifférencié, tous les blancs se ressemblent, ils sont une force extérieure, une sorte d’ennemi trop visible avec lequel il faut composer et dont il ne faut surtout pas se faire remarquer de crainte de s’attirer des ennuis, comme le dit le père de Leroy Logan, ce garçon qui voudra plus tard devenir policier: c’est d’ailleurs cela qui va le conduire à rentrer dans la police, réduire le gouffre entre blancs et noirs…… de toute beauté noire
Difficile de traduire ici comment ces épisodes composent au contraire, pour les noirs, une incroyable symphonie de couleurs de peaux, de formes de visages, de looks, de tailles. Les noirs sont grands, petits, gros ou minces, le visage rond, carré ou long, les traits fins ou épais, les cheveux afro ou lissés, soudain, tous les fantasmes du type négroïde s’effondrent pour laisser place à une race qui en réalité n’existe pas: la race noire. Un peuple, une histoire, une culture, oui. Une race, non. Que dis-je… Des peuples, des histoires, des cultures. Mais de race, non. On ne voit aucun clone, la variété domine et jusqu’aux différentes pigmentations des corps.
Mais qu’avons-nous fait, nous, les blancs, quel crime n’avons-nous pas commis, et quel crime ne commettons-nous pas encore en refusant de reconnaitre le crime…Et Dieu créa… Lovers Rock
L’épisode le plus fort, le plus violent symboliquement, et que non, vraiment, Nina Zadkine n’a vraiment pas compris, le voilà qui nous explose à la figure. Idéalement placé en deuxième épisode, sorte de contrepoint à la violence policière du premier épisode, il est la réponse du réalisateur aux propos du policier, au regard blanc.
McQueen assume. Oui, on fume des pétards, semble-t-il dire dès la troisième minute! Prend-ça dans ta gueule! Non, McQueen ne va pas nous montrer de jolis noirs ripoulinés bien intégrés. Et nous voilà invités chez les « sauvages » pour une soirée, une de ces « house party » dans lesquels peu de blancs ont eu le privilège, et je parle bien de privilège, d’être invités.
Le policier visiblement doutait de la qualité des curry du Mangrove, en voilà filmés en gros plans, mijotants de couleurs différentes, appétissants, remplis de ces légumes que nous voyons coupés par des femmes qui cuisinent en chantant et en riant. De grosses marmites. Non, c’est trop complexe pour n’être que de la bouffe, nous avons à faire à de la vraie gastronomie.
Si la cuisine s’affaire, de l’autre côté des murs, on vide toutes les pièces de la maison. Ce n’est pas pour un déménagement, on prépare une soirée, et visiblement, il y en aura, du monde…House Party à Brixton, 1979
L’épisode a commencé par une maison, une fille sort en cachette de chez elle, c’est la nuit. On la retrouve maintenant, avec une copine, elles se sont faites belles, version de cette époque, vers 1979 ou 1980. Cheveux lissés, robe « floue » colorée. Elles prennent le bus et arrivent à la maison. Une atmosphère légère règne. Être noir, c’est exactement comme être palestinien, c’est la situation qui crée la politique, pas la couleur de peau, et ce soir, la ville est légère…
Et alors, je ne peux ni ne veux raconter la suite. McQueen nous offre l’honneur de voir ce à quoi ressemblaient ces soirées dans le Brixton de l’époque. Oui, l’honneur car il ne cache rien. On fume des pétards, on danse, on chante, le DJ est aussi réellement le Maitre de cérémonie, le MC, il scande, il rythme la soirée et suit les désirs de son public, les filles sont belles, les garçons sont beau, et voilà un feu d’artifice de beauté noire, voilà ceux que les blancs parfois traitent de singes, de sauvages, de barbares, de « nez épatés » et de « cheveux crépus » explosant tous les préjugés pour former une jeunesse souriante, belle, remplie d’espoir et de bonheur, belle de la variété de ses visages, de ses attitudes, de ses clins d’oeils et de ses amourettes, de ses flirts. Une incroyable sensualité élégante et timide, incroyablement fraiche… McQueen ne nous épargne même pas un moment glauque, car dans toutes les soirées il y a des moments glauques, mais il ne s’y attarde. Non, là où il va s’attarder, c’est sur une chanson, une chanson qui plus que toutes les autres symbolise ce « Lovers Rock », sous genre du reggae typiquement britannique, pur produit de la créolisation du pays, preuve s’il en est que quoi que fassent les réfractaires blancs, la culture est d’ores et déjà transformée, nourrie, enrichie par les populations indigènes.On peut éventuellement penser que ces longues minutes de Silly games (Janet Kaye) s’éternisent, mais je crois surtout que McQueen a voulu la marteler, en laisser une emprunte, un peu comme après une soirée, en en reparlant avec ses amis, on se souvient de « ce moment », et que « ce moment » suffit à remémorer toute la soirée, le bonheur…
Qu’adviendra-t-il de toutes cette beauté?
James BaldwinLovers Rock, c’est le plus bel hommage que le réalisateur pouvait offrir à sa communauté, à sa famille, aux siens, à sa propre histoire. Lovers rock, c’est l’incroyable résilience du peuple noir, son incroyable dignité, sa vitalité culturelle malgré les violences policières et la marginalisation. Lovers Rock, c’est la revanche des gamins envoyés dans des écoles poubelles, c’est la revanche d’hommes noirs à qui on refuse une promotion au travail parce qu’ils sont noirs, c’est l’obstination de Frank Crichlow, le propriétaire du Mangrove. Lovers Rock, c’est un immense Fuck You adressé à la blanchitude, mais avec élégance, et avec le sourire, l’air de rien. C’est un geste de beauté pure, un geste d’amour infini adressé aux hommes et aux femmes noires, c’est la promesse que la vie continue.
Lovers Rock, c’est pour que les gamins posent des questions à leurs parents, à leurs grands parents pour se réapproprier des pans de l’histoire qui leur a été cachée, exactement comme les y invitent les dernières minutes du dernier épisode, Education. L’avenir du peuple noir est dans son histoire. Et dans la conviction profonde de sa beauté.Étonnant que Nina Sadkine n’aie pas vu tout cela. N’est-ce pas Houria Bouteldja qui régulièrement aime citer James Baldwin, « mais qu’adviendra-t-il de toutes cette beauté ». C’est exactement la question que pose ce Lovers Rock suspendu entre plusieurs épisodes racontant la violence raciste et systémique de la société britannique.
J’espère que cet article, en vous invitant toutes et toutes à regarder cette splendide série, saura également toucher Nina et l’inviter à oublier la mathématique froide de ses références universitaires pour savoir accueillir une série qui restitue à la jeune génération noire du Royaume-Uni des clés de sa propres histoire et de sa propre beauté, des fondations sans lesquelles il est impossible de parler d’émancipation.
Savoir se faire plaisir en des temps difficiles
Bonjour… Hmmm, par quoi commencer. Février a été rapide, fulgurant même. Me voici donc de nouveau travailleur précaire au Japon, avec un contrat aléatoire dans un marché du travail qui ne l’est pas moins. Février, ça a donc été faire les démarches administratives qui vont avec, l’agence pour l’emploi, etc Ce n’est pas une situation aisée car cela me ramène à mon histoire familiale, la pauvreté, la crainte de manquer, les angoisses de mon père de se voir retirer son autorisation de séjour quand il a perdu son travail, les angoisses de maman pour boucler les fins de mois. On ne sort jamais indemne d’une histoire difficile, tout au plus on apprend à faire la part des choses et à bien comprendre qu’on n’est pas ses parents et qu’il n’y a aucune raison de revivre une histoire qui n’est pas la sienne.
Mais comme toujours, cela agit « en toile de fond ». Cela étant, passée l’espèce de sidération qui a accompagné ma nouvelle situation, la colère aussi, j’ai finalement relativisé. Il y en a tellement qui en ce moment sont en train de tout perdre, de souffrir… J’entre, à reculons certes, dans quelque chose de nouveau où il va falloir que je me détache de beaucoup de mes habitudes mais en attendant, ça devrait finalement assez bien se passer. J’aborde les mois qui viennent assez calmement.
Tout ça pour vous dire que je n’ai pas trop eu la tête à venir sur mon blog – partager mes humeurs ne valait pas trop la peine car dans de telles circonstances, on finit toujours par beaucoup plus s’épancher et tourner en rond, c’est fatigant pour vous, c’est fatigant pour moi.
Vieux projet datant de plusieurs années et sans cesse repoussé je ne sais pas trop pourquoi, j’ai enfin une platine disque. Un très bel objet datant de 1984 en très bon état, une Denon dp37f. Visiblement, la dp-47f, le modèle du dessus, était très prisée à l’époque et du coup, il est impossible de la trouver pour pas cher, mais la dp37f à qui elle a fait de l’ombre, on la trouve à de bons prix. Je sais que par chez vous, les importateurs la revendent à prix d’or mais ici, pour le moment, c’est très raisonnable.
Un très bel objet, donc, comme on n’en fait plus pour moins de 1000 euros. Fabriquée au Japon, avec une jolie caisse en bois verni, en très bel état, très lourde bien sûr et dotée des « dernières technologies » de ce qui a été l’âge d’or de la platine disque – entrainement direct et vitesse contrôlée par processeur « quartz », contrôle électronique du bras (poids, anti-skating, déviation, etc), totalement automatique -, je l’ai adoptée dès que je l’ai vue.
Auparavant, je voulais une platine actuelle, mais très vite j’ai découvert qu’à moins de 1000 euros, les platines actuelles sont de moins bonne qualité que ce qui se faisait dans les années 80. J’ai donc commencé à regarder les platines d’occasion, et esthétiquement, j’ai tout de suite eu le coup de foudre. Le bras tout fin, droit et très long enveloppé dans sa coque « servo-drive », les très belles proportions, elle offre un très bel équilibre entre formes rondes et formes carrées.
Elle est en très bon état. Que je vienne à devoir m’en séparer, je pourrai sans problème la revendre au même prix voire même plus cher.
J’ai acheté un pré-ampli puisque les platines en ont besoin et que mon amplificateur n’en a pas. Là, j’ai fait dans le pas cher, Audio-Technica. Il a toutefois eu de très bonnes revues.
Il ne restait plus qu’à acheter quelques disques. J’ai fait ça un peu à l’arrache, j’avais peu de temps et je me suis littéralement noyé dans la boutique, et puis surtout il était hors de question de dépenser une fortune. Il y avait des bacs à 100 yens, des bacs à 300 yens…
Pour 450 yens (3,50 euros), j’ai acheté un « objet », un truc que je n’aurais jamais pensé à acheter autrement qu’en vinyle: Ça, c’est paris, サ、セパリ, un coffret « luxe » de deux albums « hi-fi stéréo » de chansons sur Paris. Yves Montand, Juliette Gréco, Patachou… C’est surtout l’objet qui m’a fait sourire, avec ses photos du « Paris éternel » qui a du faire rêver son propriétaire il y a une cinquantaine d’années.
Pour 450 autres yens, un double-album de Yves Montand de 1976, encore un truc que je n’aurais ni même acheté autrement, ni même pensé à écouter, mais je ne sais pas, l’album m’a fait de l’oeil et il y a dedans quelques chansons que j’aime comme Les feuilles mortes ou Bella Ciao, Les grands boulevards, Battling Joe ou L’âme des poètes.

Pour 450 yens encore, l’album de Bronski Beat, The age of consent. Je n’ai même pas hésité (contrairement aux deux autres). C’est un album beaucoup trop important, un album qui raconte une part importante de mon identité comme de mon histoire même si, lors de sa sortie, je n’aimais pas, ce n’était pas mon genre de truc. Il a fallu que je vois Partying Glances en 1986 pour littéralement absorber la signification profonde de cet album. La couverture m’a toujours fasciné. Les textes sont très beaux.

Pour 750 yens, un des albums que j’étais parti pour acheter, Roxi Music, Flesh and Blood. Je l’ai en version haute qualité mais je voulais l’objet. À mes yeux, le meilleur album du groupe, une incroyable maturité.
J’arrive à la caisse et le caissier me dit que si j’achetais 5 albums à un certain prix, j’avais droit à une réduction de 1000 yens. Je n’avais pas le temps, je venais de me noyer une fois dans un trop plein d’albums, limitant mon choix à des trucs soldés, et ça a été « panique à bord ».
Je me suis souvenu avoir vu un maxi de Simple Minds, Someone Somewhere (in Summertime), un titre que j’aime beaucoup, 750 yens, je l’ai acheté, ce qui m’a fait économiser 250 yens!
Je veux y retourner, mais cette fois il me faudra deux ou trois heures et quelques pistes d’achats possibles. J’avais pensé à quelques albums mais il n’y avait que le Roxy Music. Par contre, de bacs en bacs, c’était comme si ma vie défilait sous mes yeux au hasard de l’exploration. Et surtout, je me suis beaucoup amusé de voir bradés ici ces « pressages japonais » qui coûtaient une fortune il y a 40 ans.
Seuls « Ça c’est Paris » et Roxi Music sont des « pressages japonais ». Bronski Beat est un pressage canadien, Montand un pressage français, Simple Minds un pressage anglais.Des achats de hasard, donc, mais qui m’ont permis, lundi soir, de tester mon nouveau joujou. Je ne me souvenais plus du son des disques. Les petits craquements, et puis un je ne sais pas trop quoi, un son plus plein. Les CD, c’est très clairement fatigant, l’aigu grince. Le mp3, je n’en parle même pas, une simple écoute comparative avec un CD, on perd toute l’ampleur du son. La HighRéso, c’est vrai qu’on a tout mais là, c’est ailleurs que ça se situe. C’est une musique invisible, et c’est trop parfait.
Le disque, lui, a une présence incroyable, il est là, il est tangible et il se fait l’intermédiaire avec l’artiste, il est la preuve que quelqu’un a fait la musique. J’avais oublié cette sensation.
Et puis aussi on ne m’enlèvera pas de l’esprit qu’il y a beaucoup plus d’informations gravées. Certes, la Haute Résolution est infiniment plus exacte – j’utilise le logiciel Audirvana qui déconnecte tous les filtres de l’ordinateur pour envoyer le signal intact à l’ampli-DAC sans aucune interférence, mais ce n’est pas pareil, le son n’en est pas moins tranché, réduit en des impulsions qui seulement à la fin deviennent des vibrations.
Le vinyle, c’est du son du début à la fin, et malgré ses imperfections, ce qui est gravé est l’exacte emprunte de ce que l’artiste a fait. Aucun saucissonnage. J’ai lu beaucoup d’articles sur les limites de l’auditions, on parle de Nyquist du nom d’un scientifique qui a mesuré tout ça il y a une centaine d’années, mais je ne suis pas vraiment d’accord. La science ne mesure pas tout.
Il est admis que l’oreille moyenne ne mesure pas vraiment de différence entre un mp3 à 320 et un CD, et qu’un CD est techniquement équivalent à un disque vinyle voire supérieur. Et pourtant, dès le milieu des années 80, le débat a commencé à monter dans la communauté audiophile, chez ceux qui écoutaient de la musique classique particulièrement, l’idée qu’il y avait une certaine « fatigue » après une heure à écouter un CD.
On dit beaucoup que ce sont les DJ qui ont sauvé le vinyle, c’est oublier un peu vite les audiophiles qui ont continué d’écouter de la musique sur des platines disques aux formes délirantes pesant plusieurs kilos, isolant le moteur, le disque et le bras. Les audiophiles ont abandonné le CD au milieu des années 90 après en avoir été les supporters 10 ans auparavant.Pour ma part, je confirme, l’écoute d’un opéra à un certain volume avec un CD provoque une fatigue, une envie d’écourter l’expérience que je n’ai jamais ressentie avec un disque. Ça crie. Quand à la haute résolution, je ne sais pas si c’est purement psychologique, il y a vraiment toutes les informations, le son est plein, il est ample et pourtant il y a quelque chose de « transparent », et je me demande si finalement on ne préfère pas la façon dont les ingénieurs du son mixaient à l’époque du vinyle, quand ils compressaient les sons du fait de la limitation technique du disque. Les « piano » étaient moins « piano », les « fortissimo » étaient moins « fortissimo » mais quelque part à l’arrivée le son remplissait la salle d’écoute quand les enregistrements modernes, terriblement précis, nous laissent seuls dans notre 15 mètres carrés avec les réverbérations d’une cathédrale du 14e siècle dans laquelle notre expérience auditive se noie. Plusieurs fois ça m’a fait cette impression d’une acoustique qui ne cadre pas avec mon expérience. En « compressant » pour le disque et en évitant les effets de réverbération, les ingénieurs du son rendaient l’expérience plus vivante, plus présente, palpable. Ce chanteur, là-bas, au fond, ben il était là. Désormais, il est bel et bien là mais toute la profondeur qui l’entoure ne colle pas avec l’expérience.
J’aime bien, quand je me fais un peu geek, ça m’amuse.
Et puis surtout, c’est un achat de décontraction, un truc qui m’a permis de sortir du stress lié à mon contrat. C’est important, quand on traverse un moment difficile, de s’accorder de la marge si on en a la possibilité. Pour un malade de faire un voyage. Pour un chômeur de s’accorder un truc, un achat pas nécessaire. Pour un étudiant en échec, une semaine sans étudier du tout. Pour un artiste sans travail de s’investir dans un nouveau projet même si à priori ça n’ira nulle part. Pour un obèse malade et luttant pour reprendre le contrôle de son poids, de s’accorder une folie, un truc pas raisonnable. C’est important car c’est une distraction, au vrai sens du terme, et surtout cela permet de fixer une limite entre ce qui est acceptable et ce qui ne le sera pas.
Je me suis acheté un objet qui n’étais pas nécessaire mais je n’ai pas explosé mon budget, et en ayant recours à l’occasion, je me suis acheté un bel objet, d’une qualité bien supérieure à ce que j’aurais pu m’acheter pour le même prix, un objet que j’ai adopté au premier regard et qui m’a fait plaisir tout de suite même s‘il m’a fallu attendre 8 jours pour le recevoir, me permettant au passage de ne pas céder totalement à l’achat compulsif qui est un achat immédiat.
Je me suis fait plaisir en achetant quelques albums au hasard mais à l’arrivée, 15 euros pour 5 albums, là non plus je n’ai pas été déraisonnable.
En fait, il y avait une sorte de limite en moi que je n’ai pas franchie. Je voulais une platine, la musique est pour moi quelque chose d’important, cela faisait longtemps, je suis amené à être chez moi beaucoup plus souvent qu’avant, c’était le moment. Financièrement, ça l’était moins. La limite s’est définie progressivement, quand j’ai commencé à regarder des platines plus chères et « mieux », et que je me disais que « non », je ne pouvais pas, revenant sans cesse à une produit d’exposition un peu abîmé et bradé dans une boutique à Akihabara. Une platine multi-primée ces dernières années. Je suis allé la regarder, il y avait quelque chose de vilain dans son état, mais « je la voulais ». Ça, c’est l’achat compulsif typique. J’ai repensé à mes parents qui, malgré les problèmes d’argent, n’achetaient que des objets soldés ou d’occasion, mais de qualité. Et c’est ainsi que je suis arrivé à ma platine Denon. Elle m’a coûté moins cher que l’autre, elle est dans un très bel état, et elle est d’un tout autre niveau. Et comme je l’ai dit plus haut, si je dois m’en séparer, je n’aurai aucun mal à la revendre au même prix ou même plus cher. D’ailleurs, comme sa grande soeur la dp47f explose les prix, il y a un engouement sur la dp37f qui se développe et les prix ne tarderont certainement pas à monter.Alors quoi… Ben je me suis fait plaisir, et c’est quelque chose d’important quand par ailleurs je limite mes dépenses pour m’ajuster à ma nouvelle situation. J’ai fait toute la paperasse nécessaire car il y a des aides ciblées de mon arrondissement et de l’ambassade de France, et je les ai demandées. Je ne sais pas si j’aurai droit à toutes malgré une chute de plus de 1/3 de mes revenus. Ce qui compte est que je les ai demandées. Je me suis fait plaisir pour me sortir la tête du mode panique dans lequel j’ai parfois été en janvier. Pour me prouver peut-être inconsciemment que ça va, et quand on cherche un emploi, quand on cherche à rebondir, c’est certainement le plus important.
J’aide mon amie Tarika a refaire son site internet, ça m’a demandé un peu de temps, mais son site était une véritable horreur, or elle en a besoin pour trouver du travail: elle est danseuse. Son site est totalement nouveau maintenant, propre, moderne et prêt pour recueillir tout ce dont elle a besoin. Je la coache un peu car pour les artistes, en ce moment, c’est la catastrophe. Disons plutôt que nos conversations la maintiennent dans la focus. Et ce faisant, je m’aide également dans ce qui s’annonce comme ma reconversion. Quelque part, en la coachant, elle me coache indirectement car je focalise sur ce qui est important pour elle, et donc pour moi.De la même façon que la flûte baroque que j’ai achetée l’an dernier est l’objet par lequel j’ai dit au revoir à maman tout en renouant le fil avec tout un pan de ma propre histoire, cette platine disque est le symbole du chemin dans lequel je m’engage et me désembue l’esprit. C’est fini, la bagarre…
Je me suis replongé dans un grand chantier laissé en plan il y a des années, un truc alors trop ambitieux pour moi. Cet énorme chantier sous les yeux, je me suis senti bête, j’avais un bijou magnifique et je l’ai laissé en plan, sans aucune attention, en train de prendre la poussière. Et quand je dis un bijou, c’est vraiment ce que j’ai compris.
Faites-vous plaisir, même si c’est à la limite du raisonnable. Faites-vous vraiment plaisir, c’est à dire explorez toutes les possibilités de ce qui vous plairait vraiment. Si c’est un voyage, ne soyez pas radins, si pour un peu plus vous avez le voyage de votre vie, choisissez celui-là. Si c’est un gros gâteau, n’allez pas au Carrefour, choisissez le meilleur pâtissier que vous connaissiez. C’est pas une question de marque, ce n’est pas une question de prix, c’est avant tout la valeur que vous donnerez à ce qui est déraisonnable, pour n’avoir aucun regret, pour être pleinement satisfait, rassasié et le coeur rempli de tout ce que vous en attendiez pour faire par ailleurs les sacrifices que vous êtes condamnés de faire. Pour moi, c’est un énorme ajustement financier, heureusement en partie accompli depuis l’an dernier: quand la crise de la Covid a commencé, j’ai immédiatement freiné dans tous les sens et je suis parvenu à épargner un peu.
Je ne culpabilise absolument pas sur mon achat, je vous en parle au contraire parce que j’en suis très content, et qu’il est une promesse que je me fais à moi-même, celle d’utiliser la situation comme une opportunité. Cet achat définit en quelque sorte une limite à tous les niveau, il m’émancipe.
C’est lui qui m’a conduit à oser regarder cet immense chantier laissé en plan, avec dans le coeur le sentiment d’un immense gâchis, d’être bête. Et avec une certaine impatience aussi d’avoir à retrousser les manches et m’y mettre.
C’est lui enfin qui me fournit l’occasion, aujourd’hui, de revenir sur mon blog après avoir passé le mois de février à l’optimiser, à payer une année de serveur en avance, sans y écrire.
Alors faites-vous plaisir, mais faites de ce plaisir un totem, un moment important chargé de sens et sur lequel vous pourrez vous appuyer pour accomplir les efforts que vous avez à accomplir.Sur ce…

Merci, Anne Sylvestre
Salut très cher,
J’ai la douleur de t’annoncer le décès d’Anne Sylvestre
Je pense à toi
Bises
AlainC’est Alain qui m’a envoyé un court message, juste quelques mots. Ben oui, moi, le décès d’Anne Sylvestre, ça me touche, il le sait bien, Alain.
C’est rare quand le décès d’un artiste me touche, très rare. Bien sûr, quand c’est un artiste que j’ai apprécié, ça me fait un truc, mais c’est très rare quand la disparition me touche personnellement.
Je me revois il y a environ 25 ans sous le ciel gris d’un petit cimetière, on n’est pas nombreux mais nous sommes venus parce que c’était important, et en tout cas ça l’était pour moi. On n’était pas nombreux à l’enterrement de La Dame en noir dans ce petit cimetière sous un ciel gris de novembre. Barbara était partie, et nous étions orphelins de sa voix, de sa présence et de ses mots qu’elle assemblait pour nous remuer en dedans comme on racle la vase et faire éclore les nénuphars multicolores. Elle était à peine partie qu’elle nous manquait déjà et nous ne savions plus trop quoi faire de ses mots trop forts, trop lourds pour la petite foule d’amoureux orphelins et veufs à la fois. Nous savions que c’était cuit, qu’elle ne reviendrait plus et qu’elle n’était pas partie cueillir les première fraises des bois, c’était novembre et ce n’était pas une chanson pour une absente, nous étions venus au rendez-vous, et puis voilà, hop la…Anne Sylvestre m’a suivi depuis l’enfance. Nous habitions dans le sombre et minuscule appartement derrière l’épicerie sombre que papa avait prise et où maman déprimait en entassant les factures et les dettes de ce commerce qui très rapidement avait du affronter la concurrence des Carrefours et autres Franprix. L’appartement était en dessous du niveau de la cour et jamais la lumière n’y entrait, privilège accordé à l’humidité qui, elle, ne se gênait pas. Deux pièces, une cuisine. Ni WC ni salle-de-bains, une épicerie à l’ancienne barrée d’un grand comptoir en bois avec la balance, le tranchoir et la caisse, pas de libre-service, le client devait demander ce qu’il voulait, de longues étagères avec plein de conserves et au bout, une trappe avec une cave où étaient stockées d’autres conserves et les bouteilles de vin. Une épicerie à l’ancienne, quoi, où pendant cinq ans mes parents s’étaient amusés à perdre de l’argent…
J’ai mis des années en psychothérapie à m’extirper de cette grisaille inscrite au fond de moi. L’appartement était gris, sombre, triste, et la situation de mes parents ne valait pas mieux. Papa avait repris un travail destiné à éponger les dettes pendant que maman s’occupait seul du commerce transformé en blanchisserie, et pendant ses vacances d’été, il faisait de l’intérim pour éponger les dettes. Quand je vous dit que c’était triste. Je me permets une pensée pour les petits commerçants, artisans qui se retrouvent dans la même situation, avec des dettes à éponger quand la covide sera passée.
On a déménagé à Bondy, mais la grisaille était bien incrustée en moi. Il y avait la télévision, et sur la première chaine, il y avait la très jeune Dorothée, peut-être seize ans à l’époque, avec une marionnette en smoking noir et chapeau haut-de-forme, Blablatus, une sorte de type qui savait beaucoup de choses et bavardait avec Dorothée. Et puis de temps en temps, il y avait cette chanteuse aux longs cheveux bruns accompagnée d’une guitare.
Anne Sylvestre.
Je ne sais pas pourquoi mais sa présence m’électrisait et je reprenait ses chansons. J’adorais sa voix, je crois même que j’avais envoyé un dessin de la maison pleine de fenêtres.
Anne Sylvestre avait un côté grande soeur, un côté copine, un côté maitresse d’école, un peu tout ça à la fois, et ses chansons avaient quelque chose de gentil qui m’attrapait littéralement. Quand elle n’était pas là, ce n’était pas pareil, elle manquait. Et souvent elle manquait…
À la maison, on n’écoutait pas RTL ou Europe 1. Maman n’aimait pas les publicités, le football et les bavardages permanents. On écoutait France-Inter le midi, le Jeu des Mille francs, le feuilleton et le journal à 13:00. Et FIP en mâtinée ou l’après-midi. Anne Sylvestre se mariait bien avec la tonalité musicale de ces radios.
Elle était finalement un de ces petits rayons de soleil dans l’enfance, dans une enfance grise et pas très heureuse souvent.
En grandissant, j’ai continué à aimer ses chansons, j’ai découvert ses chansons pour adultes, amusantes, parodiques ou tendres.
Quand je me suis installé au Japon, j’ai passé plus de 6 mois à écouter certaines de ses chansons, je ne sais pas trop pourquoi. Peut-être cette intimité derrière la moquerie de façade, une certaine retenue dans les sentiments.
On dit maintenant que « la chanteuse féministe est morte ». Quelle vulgarité ont ces hommages rendus aux artistes, à l’artiste ignorée des chaînes de télévision qui aujourd’hui l’encensent. Encore un effort, ils en feront une icône de « la république contre le séparatisme islamogauchiste », vous verrez…
Mais la dame n’est pas récupérable, toujours il y aura ses mots acérés contre les hypocrites en tout genre, les bien-pensants, les bigots, et Anne Sylvestre, qui s’y frotte s’y pique. Non, comme le Roi Léo, ils ne la canoniseront pas. Anne Sylvestre n’était pas une chanteuse engagée, elle était une artiste profondément humaine et elle faisait de cette humanité une cause.Pour lui dire au revoir, je choisirai une chanson très simple, de ces chansons que presque tous les artistes de cette génération ont chanté, leur bohème, du temps de cette jeunesse faite de pas d’argent, de petites chambres sans confort où obstinément ils poursuivaient leur rêve de devenir des chanteurs et des chanteuses. Des vies qui sont de véritables modèles pour les plus jeunes, aux antipodes de cette culture du succès foudroyant en quelques clics suivi du vide béant de l’absence de tout talent, de tout effort.
On n’est pas artiste pour être célèbre, on est artiste parce qu’on a la rage de dire et la rage de le hurler de toutes les façons possibles, et cette rage est celle qui donne la force de tenir encore et toujours, malgré la dèche, malgré la covide, malgré tout et encore plus…
Je lui dirai donc au revoir dans ce blog avec cette chanson qui me raconte un peu, comme toutes les chansons sur Paris, sur la Seine et sur la nostalgie de la jeunesse, parce qu’elle me rappelle quand je me suis installé à Tôkyô, parce qu’elle me rappelle ces quais qui m’ont accueilli tant et tant d’années, souvenirs de drague, de baises fugitives, de discussions, de ballades, de contemplation aussi devant cette ville si belle. Paris est une ville magnifique même quand on n’a pas trop de sous, si, si et en tout cas bien plus belle qu’une ville avec vue sur échangeur routier. Elle est un privilège pour toutes celles et tous ceux qui savent s’en contenter. Je le sais, je l’ai vécu…
Et c’est peut-être cette petite porte sur la poésie qu’Anne Sylvestre avait entr’ouverte quand j’étais enfant qui a glissé en moi ce petit quelque chose qui en grandissant m’a fait tel que je suis. Elle ne m’a pas fait, elle a juste mis cette petite épice de poésie à la vie, à ma vie, ce petit rayon de soleil dans mon ciel gris qui m’a appris à attendre les ciels bleus et les regarder quand ils étaient devant moi, magnifiques.Au revoir, Madame, et mes amitiés à Barbara quand vous la rencontrerez.

Octobre
C’est aujourd’hui le premier octobre. Encore trois mois et 2020 sera terminée. Un an, ça passe très vite. J’ai écrit le titre, et puis j’ai repensé au groupe Octobre, un groupe totalement oublié, et pourtant, Octobre, c’en est une, de sacrée légende, de celles qu’on ne devrait pas avoir oubliée. Octobre, c’est essentiel.
Les britanniques ont eu Joy Division, et puis le suicide du chanteur Ian Curtis, et puis le groupe s’est renommé New Order, et voilà ce groupe devenu une légende toute en évolution, un phare, un astre dominant le ciel de la New Wave durant toutes les années 80, un son, une esthétique, une attitude, une sorte d’élégance qui formait notre horizon, même quand on cessait, comme moi, d’écouter du rock, parce que Joy Division, puis New Order, et cette figure tutélaire, le fantôme de Ian Curtis qui semblait régner un peu sur nous, c’était notre authenticité, notre honnêteté. C’était le preuve que nous finirions pas, que nous ne finirions jamais comme les boomers, en vieux cons donneurs de leçons qui prétendraient avoir tout vu, tout vécu, éternellement jeunes et castrant les rêves des nouvelles générations pour toujours, toujours tout ramener à eux.
Nous, nous avons eu Marquis de Sade, astre fragile et élégant, costume sages, cravates fines, cheveux bien peignés et textes tragiques tirés au couteau, hantés par la solitude, la ville glacée, les guerres du 20e siècle et le fantôme de la mort qui rôde dans un monde que la guerre froide entre les USA et l’Union Soviétique avait comme fossilisé, avec ses montagnes d’ogives nucléaires qui viendrait anéantir une planète où le seul avenir, déjà, se résumait au chômage au cœur de friches industrielles, de ces friches où quand nous n’y faisions pas de concerts de rock clandestins, nous aimions y faire des photos de nous, habillés de noir, cheveux bien peignés, contemplant notre propre avenir dans cet échouage économique dont nous ne survivrions pas mais où nous mourrions avec une certaine élégance. Clean, on disait.
Marquis de Sade, c’était « les rennais », la « ville qui bouge » comme on disait, où les jeunes, la nuit, pouvaient écouter la BBC, John Peel, où le punk et la New Wave ont explosé quand quand en France on continuait encore de sombrer dans les mornes années 70, leurs cheveux gras et longs, leurs jeans pattes d’éléphants cradingues et des rêves de révolutions alimentés à coup de joints dans des communautés de boomers alternatives d’où naissaient des enfants appelés Gédéon, Charlotte, Orphée ou Pissenlit et dont certains de leurs pères aléatoires théoriseraient le tripotage.
Marquis de Sade, rien qu’esthétiquement, c’était leur dire merde, mais en beauté. Nos cheveux courts et nos cravates suffisaient à hérisser leurs poils avant que, comme tous les ringards, ils finissent par couper leurs cheveux et renoncer au patchoulis, quand ils ont commencé à donner des leçons de réalisme au fur et à mesure qu’ils avançaient dans leurs carrières.
Marquis de Sade s’est séparé en 1981. L’astre le plus brillant et le plus écorché du groupe, Philippe Pascal, mort il y a quelques années, a créé le groupe Marc Seberg et puis il a fait une carrière solo. D’autres ont aidé Etienne Daho a enregistré son premier disque, à la sonorité résolument « rennaise ». Il y a même eu cette année là un OVNI rennais, La danse du Marsupilami.
Et puis il y a eu Octobre. C’est ça, les groupes qui se séparent. Octobre n’a pas eu une vie très longue, un ou deux albums je crois. Qui a écouté le mini-LP Next Year in Asia, dont est extraite la chanson que je mets en vidéo jointe? Une élégance sobre dans les sonorités du groupe, des mélodies moins torturées.
Voilà. C’est le premier octobre. Rien de mieux que de marquer le jour en me replongeant dans ces souvenirs d’un moment de ma vie, en me rappelant d’un groupe oublié né de cet astre indépassable, Marquis de Sade. Une esthétique, intime, simple et profondément humaine.

Allez, dansez!
La décennie 70 tirait sur son interminable fin, avec ses pattes d’éléphants en Tergal, ses chanteurs ringards, ses baby boomers revenus de leurs communautés à la campagne, ses militants désillusionnés mais encore plus arc-boutés sur leurs idées, ça puait la fin d’époque, la longue agonie des trente glorieuses, l’embourgeoisement confortable des classes moyennes trentenaires avec leur crédit immobilier et leur Renault 16, ça n’en finissait pas de finir.
Heureusement, c’est précisément à ce moment là, alors que la crise du capitalisme qui larvait depuis 10 ans et qui s’était finalement manifestée au grand jour au moment du « choc pétrolier », au moment précis où le chômage qui commençait son envol, où les « restructurations » et fermetures d’industries explosaient, bref, au moment exact où la réalité rattrapait certaines illusions, que la culture s’est mise à frétiller.
Yves Saint-Laurent avait bousculé la mode en 1971 en inaugurant la première collection ouvertement rétro, sa mode « poule 1940 » (dans la deuxième moitié de cette vidéo) en rupture totale avec la ligne moderniste inaugurée par le trio Rabanne-Courrèges-Cardin. Bien sûr, il y avait bien une mode rétro dans les années 60, avec ce clin d’oeil permanent aux années 20, mais cela restait relativement marginal car la culture, à cette époque, était irréversiblement tournée vers « le futur », « la croissance » ou « la révolution » ou encore « le retour à la nature ».
C’est précisément au moment où les illusions se sont dissipées, au moment même où Fourastier donnait à nom à cette époque qui s’achevait, « les trente glorieuses », que l’on put passer à une époque de l’instant, de l’immédiat, totalement en phase avec ce que nous vivions. Et pour les plus jeunes, passer soudainement à une culture de l’instantané, de la vitesse et de l’humour, le tout passé au pressoir des époques qui avaient précédé et qui nous faisaient tant rire tant elles semblaient lointaines, vieilles, de l’époque de nos grands parents.
Un sourire ironique nous prit soudain, avec un petit quelque chose d’attendri aussi. Les « fifties » étaient nées.
J’écris cela car j’en ai ras le bol de voir les années 80 limitées à une question de « look » ou à une question de « fric ». Le fric, c’étaient les boomers à partir du moment où ils se sont coupés les cheveux pour nous imiter, nous, les « post-boomers » au moment même où ils nous ont donné un nom, la génération « bof », et avant d’en remettre une couche en nous appelant « generation X ».
Ben non, nous n’étions pas « bof », mais c’est vrai que regarder leur installation dans la vie, à ces anciens soixante-huitards reconvertis en acheteurs de lave-vaisselle en costumes croisés, ça nous donnait un certain regard sur la vie, sur la politique.
Mais c’est finalement le moment où nous avons donné une emprunte à notre époque. Les années 80, c’est avant tout une attitude, beaucoup d’humour, une passion pour la vitesse, les choses nouvelles, les idées nouvelles, et la musique, beaucoup la musique, et énormément la danse, énormément la danse, avec des fringues pour y mettre de la couleur, même en costume noir.
On s’est mis à shaker les époques antérieures pour nous amuser, la mode a envahi la rue et les créateurs passaient leur temps en terrasses à nous scruter pour nous copier. Je dis « nous », c’est un nous collectif, bien sûr.
On était politisés, mais pas comme les babs. Pour nous, la politique n’était pas dans le discours, elle était dans les actes. Les baba militants, on les avait suffisamment vus à la sortie de nos lycées avec leurs beaux principes, la dégaine avachie à faire fuir le premier prolo, la première mama tunisienne. Pour nous, c’étaient des ringards. On avait une énergie du tonnerre. Ben oui, la danse, quoi!
Un truc marrant, c’est tomber sur cette vidéo d’un tube de l’année 82, un truc assez mauvais, typique de ce moment là, au sortir de la méga récession de 1980-82, ce que j’appelle la « grande glaciation », quand partout les synthétiseurs et les boites à rythme ont remplacé les violons de la disco. C’est bien sûr un youtubeur qui a fait ce montage, mais ce dont je me suis aperçu, c’est que ce montage transmet très exactement l’état d’esprit des années 80, ce sourire en coin, cette envie de danser comme dans ces films, de s’habiller comme dans ces films, pas parce que c’était élégant, non, juste parce que ça pouvait être marrant. Nouveau. Frais.
Depuis, il y a eu les années 90 et progressivement on est passé à une sorte de réchauffé du cool, les tee-shirts, quoi. On a oublié qu’on peut se marrer avec des vêtements qui produisent un télescopage de couleurs, un gros splash visuel qui fait du bien, qu’on peut le faire en bande, « en tribus », comme on disait.
Il y a deux mois, j’avais partagé un article sur les rockabilys et les Vikings à Paris au début des années 80, plusieurs ont commenté que « ça devait être super », que « ça manquait », qu’ils étaient « trop classes », ouais, c’est vrai. Mais moi, je me suis retenu de répondre « mais putains, bande de baba cool, qu’est-ce que vous attendez pour vous y mettre, pour vous bouger, p’tain ». C’est vrai, les kids découvrent Farid Chopel et de son look, attend un peu et ils vont découvrir que Paul Personne était hyper classe et non, on garde le jean moche avec le tee shirt banal tout en disant que le capitalisme produit des vies aseptisées, conformes… P’tain de bordel! On se sapait classe pour moins de 10 euros – et c’est pour ça que cette histoire d’années fric me laisse pantois.
Je vous rajoute Janet Jackson. Les années 80, c’était beaucoup d’humour, une rage de vivre dans l’instant parce qu’on se disait qu’on pouvait se prendre une bombe atomique sur la figure à tout instant, parce qu’on savait que la crise économique allait pas être facile, mais en attendant, on voulait tout simplement s’amuser.
Allez, sapez vous mieux, et dansez, p’tain! Je vous dis pas « gigoter » ou lever les bras au ciel pour faire genre vidéo de David Guetta. Va falloir ça, pour l’époque pourrie où nous rentrons. Allez! Dansez!
(Photo de couverture, Vickings & Panthers Gilles Elie Cohen)

Larry Kramer 1935 – 2020
(vidéo, Jimmy Somerville – From this moment on – tirée de la compilation d’artistes contre le VIH – RED, HOT and BLUE, 1990)
(suite…)Un grand Pédé s’en est allé.

Idir n’est plus: 3 mai
Voilà. Cette chanson, c’est, ça a toujours été, ça restera toujours ma préférée. Et dans cette interprétation originale de 1979, avec la flûte.
C’est une chanson qui raconte nos pères, nos mères, nos familles de l’autre côté.De l’autre côté de quoi, en fait. On est quelques millions à nous débattre en nous sans trop savoir quelle réponse y apporter, alors le texte fait mal, très mal. Des deux côtés.Pas une fois je n’ai entendu cette chanson sans penser à mes oncles, à ma tante Faroudja, à mes cousins, à mes cousines, à nos montagnes dans la lumière bleutée du petit matin quand j’allais chercher des figues, à la source Amran, aux cassettes de Aït Menguellat de mon oncle, à mon père le grand sourire qui lui barre le visage de toutes dents.Cette chanson c’est l’exil, ce sont nos anciens les chibanis, usés par le travail et vieillissant seuls en France, c’est nos familles éclatées et dispersées, c’est notre pudeur aussi, nos renoncements et nos découragement qui hurlent dans nos têtes les mots de trahison, et c’est le pardon aussi parce que personne au monde plus qu’un kabyle sait à quel point la vie et la terre peuvent être cruelles parfois.Cette chanson c’est aussi le souvenir de ce PACTE au lycée, après le séisme de El Asnam/ Chlef, en 1980/81, à Bondy, et puis les deux semaines de cinéma algérien à la salle Giono et à la salle Malreau, et puis le concert de Idir salle Giono, salle pleine et youyou à foison, et puis notre voyage, l’arrivée en bateau, la baie magnifique, trois semaines où notre musique était la musique de Idir…Au revoir Idir.Mreh’ba s wayen id (b)wwid’ / ama yelha ama dirit / ma teghlid’ ghellin wiyid’ / nekwni nesrak tameddit (Idir, Aghrib)

















