La musique commence un peu comme un de ces « génériques » du Commercial album des Residents. Et puis une séquence, une autre séquence et la boîte à rythmes. De la pré-techno de 1983.
Depuis plusieurs années, on voit passer des « revival années 80 » et au fil du temps, une sorte d’image stéréotypée prime, assez caricaturale. Un peu comme pour l’autre ultra-créative décennie du 20e siècle, les années 20, la surface s’est imposée et a fini par occulter le fond: l’incroyable énergie créatrice de cette décennie qui, de la seconde moitié des années 70 au milieu des années 90 a forgé une emprunte profonde sur la culture de notre temps.
J’écris bien qu’elles commencent dans la seconde moitié des années 70, et si je devais choisir une date aléatoire, j’écrirais 1977, l’année punk et disco, quand le groupe Kraftwerk, s’étant coupés les cheveux et ayant adopté le costume de salariés du tertiaire, a inauguré cette esthétique « moderne » faite d’une fascination pour la technologie mêlée d’une mélancolie profonde. La couverture de l’album Trans-Europe-Express, réalisée dans la plus pure tradition du portrait à l’ancienne, enracine cette esthétique dans un passé qui serait une projection de notre propre futur. Terry Gilliam, quelques années plus tard, reprendra cette esthétique en la poussant à son paroxysme dans le film Brazil, des années 30 du futur…
Il y a une esthétique particulière aux années 80 qui passe totalement à côté des radars des revivals successifs. Ceux-ci limitent leur exploration à des épaules larges, aux synthétiseurs minimaux de l’italo-disco et aux génériques fluo des programmes de télévision. On se souvient costumes larges et cravates fines, golden boys arrogants et femmes dynamiques cheveux et maquillages aérodynamiques colorés. On revisite les survêtements bariolés, les bananes et les coupes de cheveux « allemandes », frange courte devant, cheveux longs derrière. Stranger things.
On a longtemps réduit l’autre décennie créatrice, les années 20, au même type de clichés. Femmes « garçonnes » dansant le charleston, fume-cigarette à la main et long collier de perles enroulé autours du cou. Rapidement, les années 20 ont été réduites à une esthétique caricaturale quand au même moment, sous les coups de boutoirs de la société de consommation, tout le monde se débarrassait de leurs meubles, journaux, magazines, affiches, bref de toute trace de cette décennie « décadente » qui nous avait amenés au nazisme dans sa frénésie d’argent et de champagne.
Et pourtant, les années 20, toutes folles et désireuses qu’elles furent de s’amuser pour oublier la boucherie de 1914, furent tellement plus que ça. Elles furent avant tout ces années qui définirent le monde tel que nous le connaissons. On en oublie même que pas 10 ans séparent ces garçonnes, avec leurs cheveux courts, leurs jupes de plus en plus courtes et leurs pantalons, des femmes en corsets avec leurs kilos de cheveux et des robes longues contraignant la marche, et qu’elles ont ainsi été les premières à s’habiller comme la plupart des femmes s’habillent encore aujourd’hui. Loin des stéréotypes, cette décennie se révèle être la plus riche de la première moitié du 20e siècle, elle a créé les objets, les codes et les images de notre temps.
Innovantes années 20…
Et puis, au cours des années 70, quelques curieux ont commencé à regarder les objets sous un autre angle. Ils ont sorti les quelques artistes qui les avaient traversées du meuble rigide dans lesquels l’histoire de l’art les avaient enfermés, et ils ont découvert non plus des traces, mais un tout, une époque.
Car séparer Mondrian de De Stijl ou l’Art Déco de Dada, c’est juste une incroyable erreur. Progressivement, on a véritablement découvert cette décennie fantastique, née d’une boucherie monumentale (la première guerre mondiale) et de la révolution russe, un nihilisme total et politique à la fois, une envie de faire table rase de tout, esthétique, morale, et créer sur de nouvelles bases.
Le BAUHAUS désire partir de rien, de revenir à la terre cuite, aux formes de base. De Stijl veut mettre l’art partout et explore l’esthétique de la cité future, débarrassée des décorations inutiles. Le Corbusier, Mallet-Stevens voient dans le béton le matériaux qui rendra la vie plus simple tout en apportant espace, lumière et beauté. Alors que le cinéma s’impose, de jeunes artistes commencent des expérimentations visuelles animées. Dada, sorte de moment punk artistique vers 1917, a littéralement explosé le sens des mots, des images, et désormais le surréalisme le prolonge en explorant le sens caché dans le désordre de la pensée.
C’est enfin la décennie de l’arrivée de l’électroménager, les voitures envahissent les rues, la publicité triomphe, la radio s’installe progressivement et dès 1924 on expérimente une nouvelle technologie: la télévision. En 1927, enfin, le cinéma commence à parler quand au même moment Eastman Kodak et Technicolor expérimentent la couleur.
C’est en regardant le mobilier, les objets, les immeubles ayant survécu aux démolitions ultérieures qu’émerge une décennie d’une incroyable vitalité, et que l’on comprend mieux pourquoi les femmes se sont coupé les cheveux, qu’elles ont commencé à porter des jupes courtes: un incroyable besoin de tourner la page de la guerre, et chez les jeunes surtout, ne plus jamais revoir la moindre trace de ces années 1900, avec leur esthétique rococo, leurs corsets et leurs conventions bourgeoisies. Les années 20 veulent être neuves, éternelles, elles disent merde au passé, cette soit disant « belle époque » ayant mené l’Europe à la plus incroyable boucherie de tous les temps.
En Allemagne, l’Expressionnisme raconte cette blessure, cette noirceur de l’âme blessée, de façon crue, sans concession.
L’art et l’architecture, le charleston racontent les temps nouveaux. Qu’importe que ça dure ou pas, on aura vécu.
Les années 80, vitesse et de télescopages
Quand on gratte sous la surface épaulée et gominée des années 80, on retrouve les mêmes traits que pour les années 20, la même vitalité, avec le télescopage de deux générations antagonistes mais unies à ce moment-là pour définitivement bousculer le passé: les baby-boomers dans leur trentaine, et les « post-boomers », ceux que plus tard le marketing appellera « génération X ».
Les années 80 sont le produit par répulsion des années 70. Ces dernières avaient été pour la contre-culture un véritable bouillon de culture né dans la décennie précédente. Beatniks, hippies… Il n’en reste pas moins que la culture de cette époque est l’époque d’une culture de masse, standardisée, le triomphe des rêves des années 20, en quelque sorte: le beau est désormais fabriqué en usine, chacun a une voiture et la télévision est en couleur, on s’habille « à la mode », et même la contre-culture commence à s’agréger à ce ronron consumériste.
Quand arrive le choc pétrolier, c’est tout le modèle consumériste qui semble exploser: on fait la queue pour acheter de l’essence, l’état organise des coupures d’électricité – en Angleterre, on ne travaille plus que trois jours par semaine. Le monde connait sa première récession importante depuis l’après-guerre.
Les crimes du communisme qui commencent à être documentés, la guerre du Vietnam, la crise économique instillent chez les plus jeunes un scepticisme de plus en plus important quand aux idéologies.
C’est peut-être pour cela que progressivement, les artistes, les designers mais aussi les curieux commencent à revisiter le passé, à explorer les cultures extra-occidentales. Un peu comme si cette incertitude sur le présent les invitaient à explorer pour créer quelque chose de nouveau.
La première marque des années 80, donc, et c’est un point qui passe complètement à côté de tous les pseudo-revival, c’est le ressourcement dans le passé. On s’amuse de l’esthétique des années 50, de leurs robes ballons et de leurs talons ultra-fins dans ces années 70 faites de jupes courtes godet et de semelles épaisses. On rit en regardant ces hommes en costumes larges, chapeau sur la tête, cravate fine, devant une voiture énorme aux formes rondes. On explose de rire en regardant de vieux films des années 50 avec ces couples dansant le cha-cha-cha. On est fascinés par les silhouettes fluides des jeunes des années 60 en train de danser le twist ou le jerk, leurs pantalons près du corps un peu courts dévoilant la cheville et leurs chaussures pointues, les cheveux gominés qui se décoiffent quand il se déhanchent à toute vitesse sur la musique d’Eddie Cochran. Quand on lève les yeux, on ne voit que baba cools avec leurs vêtements aux couleurs passées, assis par terre, vidés de leur énergie, avec leurs discours politiques fatigants, répétitifs. Et des vieux avec leurs accordéons, leur côté cucul, le napperon sur la télévision et les nains de jardins devant leur pavillon préfabriqué.
Les années 80 naissent d’un ressourcement rétro et d’une envie de rire, de s’amuser. Quand on se penche en arrière, on découvre qu’il y a une infinité de possibilités. Mini-jupe et talons aiguilles ultra-fin lundi, robe ballon, blouson en cuir et ballerines mardi, jeans courts ballerines et veste années 50 colorée mercredi… Les années 80, c’est le contraire de la standardisation, c’est chacun fait comme il veut, c’est la décennie de la post-modernité. Les années 20 avaient tout détruit pour repartir à zéro? Les années 80 sera la décennie du remix de tout.
Les créateurs se plongent avec ardeur dans le passé. Le design remixe les formes simples des années 20 et les formes anguleuses des années 50 qui elles-même s’étaient inspirées des années 20. Dans la seconde moitié des années 80, ce sera le retour du velouté art déco qui assagira la forme et l’overdose de couleurs ou le noir angulaire..
Chez les plus jeunes, on n’a plus qu’une obsession: faire son groupe. Le rock et le rap se télescopent avec les technologies et très rapidement les boîtes à rythme comme les synthétiseurs s’imposent, préfigurant la techno qui émergera de cette explosion créatrice dans la seconde moitié des années 80, dans ce qui était sensé être les années 90 (mais qui jamais n’émergera vraiment à cause de la guerre en Irak, du SIDA et de la récession de la période 90/93).
La crise économique ravage, le chômage explose, la guerre froide et la crainte d’une guerre nucléaire nourrissent cette énergie créatrice à travers une esthétique dépolitisée de plus en plus intimiste d’un côté, et une scène rock dite « cold » aux texte sombres. Très sombres.
La décennie 80 apparait ainsi comme une décennie animée par la même soif de vivre le présent que la décennie 1920. Elle le fait à sa façon, avec humour, avec une légèreté feinte et lucide à la fois, avec provocation aussi en renvoyant la guitare sèche, ABBA, les pantalons pattes d’éléphant et le plastique orange à la fosse aux ringards… avant de les en ressortir avec le même rire vengeur qu’avec les années 50. En 1987, alors que l’esthétique « année 80 » s’est imposée, l’underground s’amuse à redécouvrir les années 70, pour rire. Si on avait su…
Et je suis retombé sur cette chanson de Anne Clark il y a quelques jours.
La musique commence un peu comme un de ces « génériques » du Commercial album des Residents. Et puis une séquence, une autre séquence et la boîte à rythmes. De la pré-techno de 1983.
Les paroles m’ont profondément émues par leur incroyable lucidité sur ce qu’est devenue notre civilisation, sur sa trajectoire, une crainte profonde dans cette décennie que nous avons tenté de contre-balancer par cette soif d’intime, d’amitié et de vivre au présent.
La référence implicite à la « Métropolis » renvoie forcément au film de Fritz Lang réalisé en 1927, à cette société brutale incarnée par une ville-corporation privant les êtres de leurs libertés. Les années 80 voient émerger une esthétique particulière qui va alimenter les jeux vidéos jusqu’à nos jours, et qu’on appelait « cyber-punk », un futur technologique froid, un monde à l’abandon dominé par l’argent et la technologie où les humains seraient réduits à une vie misérable, brutale, dépourvue de douceur et d’amour.
En trois minutes trente, Anne Clark raconte cette tristesse de la ville tentacule, inhumaine, nos vies isolées par la technologies (et on pense à Facebook, à Twitter, à Grindr, à Tinder, à nos vies utilisées à communiquer séparés les uns les autres, nos visages rivés sur des écrans…).
La ville, a wasting disease, une maladie débilitante.
As a sleeper in metropolis
You are insignificance
Dreams become entangled in the system
Environment moves over the sleeper
Conditioned air
Conditions sedated breathing
The sensation of viscose sheets on naked flesh
Soft and warm
But lonesome in the blackened ocean of night
Confined in the helpless safety of desires and dreams
We fight our insignificance
The harder we fight
The higher the wall
Outside the cancerous city spreads
Like an illness
It’s symptoms
In cars that cruise to inevitable destinations
Tailed by the silent spotlights Of society created paranoia
No alternative could grow
Where love cannot take root
No shadows will replace
The warmth of your contact
Love is dead in metropolis
All contact through glove or partition
What a waste
The City –
A wasting disease