
Une fois n’est pas coutume, je vais vous parler d’une série télévisée britannique diffusée sur Amazon Prime, co-produite par la BBC et dont j’ai entendu parler il y a quelques semaines par un article de Nina Zadkine, « Small Axe » : un instrument sympathique, mais peu tranchant. En 5 épisodes distincts, une série qui retrace des moments importants de l’histoire des communautés noires résidant à Londres entre la fin des années 60 et le début des années 80.
Je m’attendais à une oeuvre à l’antiracisme convenu, Nina Zadkine affirmant que son but était de « répondre à la demande du marché, essentiellement composé par des publics blancs. La fabrication de la bonne conscience est à l’ordre du jour de l’offre médiatique, il s’agit de représenter l’ordre marchand dans les formes les plus valorisantes. » (sic)
Je n’ai jamais lu article tombant à ce point à côté de la plaque, la convocation des mânes de Guy Debord contribuant même à renforcer ce sentiment étrange que l’immense culture de son auteure l’avait empêchée de comprendre ce que représentait réellement cette série.
Une oeuvre longuement mûrie
Small Axe est le produit d’un long travail de plus de 10 ans comme le dit son auteur, le réalisateur Steve McQueen. Il s’agit d’une oeuvre mûrie, réfléchie et dont BBC n’est dans tout cela que le machin en bout de chaîne.
Les cinq récits qui la composent constituent un tout cohérent, et même si chaque récit est indépendant, la série compose en filigrane le portrait d’une communauté noire britannique et de sa relation avec la société qui l’entoure, une société blanche britannique. On pourrait s’arrêter là, mais ce serait passer à côté de l’essentiel car une œuvre artistique ne peut se résumer à la somme des éléments qui la composent.
Stop, on recommence!
Putain, qu’est ce que c’est difficile de parler de cette série…
Cela fait trois jours que ça me traverse, que ça me bouleverse, et je suis là à faire dans le pompeux, à tourner autours du pot alors que Small Axe, précisément, va droit au but. Small Axe ne s’adresse pas à un public blanc comme semble le croire Nina Zadkine, elle s’adresse à qui veut bien la voir, et ce dont je suis sûr, c’est que le premier soir, une grande majorité des noirs britanniques étaient devant leur télévision, et que la deuxième semaine, c’étaient toute la communauté noire qui avait rendez-vous devant BBC One, certainement le choix le plus judicieux pour la toucher, cette communauté. Oui, BBC One, précisément.
Small Axe, une baffe immense
C’est comme si le réalisateur l’avait chargée de petites bombes à fragmentation destinées à produire des effets à long terme. Ce n’est pas une page d’histoire, c’est une invitation à revisiter l’histoire, à en compléter les zones ensevelies sous des omissions et des dissimulations, c’est donner un sens à ce fameux « Carnaval de Notting Hill », c’est trouver une explication rationnelle à la délinquance et à la sous-qualification professionnelle des jeunes noirs, les hommes en particulier, c’est comprendre ce que sont les mécanismes qui conduisent à ce désir et la mécanique « d’intégration » dont souffrent un grand nombre d’indigènes.
Trois récits biographiques, un récit historique, et un récit dont je ne suis pas, pour le moment, capable de parler tant la charge émotionnelle est intense, brute, je me demande même si McQueen n’en a pas fait la clé de toute la série…
La vache, je n’y arrive pas!
Ça ne sort pas, je me retrouve encore à tourner autours du pot, en fait oui, c’est ça, c’est précisément cet épisode qui me bloque, les autres sont finalement tellement attendus, tellement évident, le racisme institutionnel, c’est tellement banal…
Alors je vais vous le faire comme je le sens, sans fioriture. Je vais essayer de le faire sans spoiler, c’est aussi ça, le problème. Mais bon… Oui, la clé de ces 5 épisodes, c’est le deuxième épisode. Lovers Rock, l’épisode que Nina Zadkine a regardé comme une blanche, je la cite, « Quel soulagement, en effet, que ce retour à une manière d’appréhender la « culture noire » (monolithe construit par les sociétés de marketing), packagée, chorégraphiée, rythmée ! ». Non, il y a un truc qu’elle n’a pas saisi, peut-être parce qu’il y a une transmission qui ne s’est pas faite politiquement, entre les années 70/80 et maintenant.
L’importance de la culture, de la musique, des vêtements.
Jusque la fin des années 80, la musique, les vêtements, des attitudes, le langage, la coupe de cheveux, tout obéissait à des codes qui eux même se prolongeaient dans des idées politiques. Il y avait bien les militants d’extrême-gauche, des gosses de la petite bourgeoisie blanche habillés comme des ploucs, mais c’étaient des ringards suspendus hors du temps, ça ne comptait pas. Non, dans les mouvances nées des luttes anti-racistes mais aussi chez les homosexuels, et jusque dans les tréfonds des quartiers populaires, des codes vestimentaires avaient émergé, cimentant chaque groupe, chaque cité, chaque quartier en lui donnant son identité.
Longtemps, c’est la soul et le funk, le rock’n roll et même la disco qui dominaient la culture, avec à la marge le rai et les musiques africaines, le soukouss notamment. Et puis vers 1987/88 sont venus s’ajouter le rap, le rock alternatif et la house de façon totalement underground d’abord avant de se diffuser avec chaque fois leurs façons de s’habiller, leurs lieux.
On parlait alors de tribus. Les rockers, les rockabillies, les skins, les red skins, les kyfons, les minets, les sapeurs, les Goths, les jeunes gens modernes, les fifties, les punks, les new waves, les reubeu, les rastas, …
Londres plus que Paris regorgeait de ces bandes de jeunes portant sur eux l’apparence de leur goûts musicaux. Faire de la musique était un truc banal, tout le monde s’essayait à faire son groupe. À Londres, le reggae régnait en maître depuis la seconde moitié des années 70, son petit frère, le ska, avait connu un revival inattendu auprès des bandes mixtes blancs et noirs du grand Londres.
Sape, musique. Et politique. Pas de la politique comme les blancs, ce truc rigide, abstrait, théorisé, non, avec le gros barbu qui a tout théorisé de la révolution. Non. Un truc viscéral, plutôt, tiré de l’expérience même du racisme, du chômage, de la violence policière et de la mise en marge imposée jusque par les partis et organisations de « la classe ouvrière ». Dans Mangrove, c’est ce député du Labour, « vous avez des preuves? ». Connard!
Aucun épisode de cette série ne fournit les clés de cette époque comme le fait Lovers Rock, certainement un des plus beaux épisodes de série qu’il m’ait été donné de voir de toute ma vie.
Mangrove, le premier épisode, c’est une révolte, c’est la lutte d’un restaurateur contre la violence policière, contre le harcèlement dont est victime son restaurant, c’est un policier qui dit que « ces gens sont des sauvages », qui tire la gueule quand il visite la cuisine en demandant ce que c’est, qui suspecte le restaurant d’être un tripot où on se drogue. C’est la section anglaise du Black Panther Party qui va appuyer le restaurateur et l’encourager à ne pas céder, à se battre. Et non, ce n’est pas un happy end. Georges Floyd nous l’a rappelé, ça n’a pas changé. Frank Crichlow, le propriétaire du restaurant a passé une partie de sa vie à se battre pour être finalement définitivement innocenté, et le harcèlement n’a jamais réellement cessé.
L’épisode est attachant malgré les brutalités policières. S’y glisse en filigrane ce qui deviendra le carnaval de Notting Hill, un quartier qui avait auparavant connu en 1958 une des plus importantes émeute de l’après-guerre…
Red, White and blue, Le troisième épisode, c’est un autre type de révolte. Celle d’un jeune noir, Leroy Logan, promis à une brillante carrière de scientifique et qui décide de rentrer dans la police pour la « changer de l’intérieur ». Une autre histoire vraie.
Une brutalité incroyable, les autres noirs et même le père qui l’accusent d’être un traitre quand de leur côté ses collègues le traitent comme une merde. Aucun épisode ne provoque autant d’inconfort pour un indigène que cet épisode, pas un instant on ne cesse de se demander pourquoi il reste dans la police, pourquoi il encaisse tout ça.
Mais ce qui est incroyable, c’est que son obstination à rester, c’est la même quête de dignité que celle du propriétaire du restaurant dans Mangrove. Il est anglais, il paie ses impôts, il est légitime. On peut douter, et pourtant, oui, il a le droit d’être policier. Il est d’ailleurs nettement plus diplômé que ses crétins de collègues blancs dont le racisme n’a d’égal que la bêtise et l’ignorance crasse. Eux, c’est le fait d’être blancs les rend supérieurs. Bande de cons.
Avec Alex Wheatle, voilà l’histoire d’un jeune orphelin qui va plus tard devenir écrivain, une histoire vraie, encore une. Mais là encore, plutôt que nous livrer un happy end comme s’en plaignent les ouin-ouins geignards du Télégraph, le gars devient écrivain gna-gna-gna, McQueen nous montre la genèse, une vie de merde dans laquelle 99% d’entre nous aurait sombré. La prison, les bandes. Et puis le reggae aussi, cette bouffée d’oxygène, et puis ces yeux qui brillent quand à la sortie de l’orphelinat le voilà à Brixton entouré de ses semblables, noirs comme lui, et puis les sound-system, et puis l’incendie de New Cross, en janvier 1981, tuant 13 jeunes noirs lors d’un anniversaire et donnant lieu à d’immenses manifestations où déjà le slogan était de dire que les vies noires comptaient, car la police, elle, avait vite clos l’enquête, laissant planer un doute sur une possible origine criminelle de l’incendie.
Il y a peu de doute que McQueen ait réalisé cet épisode en pensant à l’incendie de la tour de Grenfell (71 morts, majoritairement noirs et asiatiques) en 2017 et aux manifestations de masse qui ont suivi, là encore une grande majorité de noirs, l’enquête elle même ayant trainé en longueur malgré la responsabilité du bailleur.
L’épisode a lieu à Brixton qui, durant le printemps 1981, a été traversé d’émeutes, émeutes de la faim, du chômage et du racisme. Des émeutes qui se sont ensuite généralisées dans l’ensemble du Royaume-Uni et que Margaret Thatcher a balayé d’un « ce n’est pas la société qui est mauvaise, ce sont ces gens ».
Toute la société blanche britannique a approuvé, ouvertement ou tacitement, le Labour ne montrant guère de solidarité envers les populations noires, et pourtant, le Labour était dans sa période « coup de barre à gauche ». Blanche, visiblement.
Avec le dernier épisode, McQueen ne pouvait ignorer qu’il allait déclencher un séisme. Education, c’est l’histoire d’un enfant noir et certainement dyslexique qu’on envoie dans une école « spéciale » pour « enfants inadaptés » et « anormaux ». Une politique qui a eu cours en France aussi, ça s’appelait les CPPN, une véritable usine à triage racial qui a eu lieu jusque dans les années 90.
Là, on y mettait les Aïcha, les Djamila, les Ahmed, les Fatou et autre Karim en saupoudrant d’un peu de Hervé, toutes et tous réputés « inadaptés pour l’école », avant de les « orienter » dans des écoles professionnelles pour « apprendre un métier » parce que bon, hein, « tout le monde n’est pas fait pour aller à l’école ».
Visiblement, le Royaume-Uni a également développé cette politique pour écrémer son système scolaire des jeunes noirs qui avaient des difficultés à suivre, qui étaient trop « différents ». Un débat semble amorcé, beaucoup d’articles ont été publiés à ce sujet ces deux derniers mois.
Un récit fort, urgent…
Difficile de raconter brièvement, sans spolier, ces 4 épisodes dont trois sont basés sur des vies réelles, racontant des luttes, des combats, des violences policières.
Difficile également de traduire comment cette série met le blanc de côté.
Fait rare, le blanc devient l’autre, le blanc devient cette masse uniforme qu’on entend généralement adressée au sujet des noirs. Il a un visage indifférencié, tous les blancs se ressemblent, ils sont une force extérieure, une sorte d’ennemi trop visible avec lequel il faut composer et dont il ne faut surtout pas se faire remarquer de crainte de s’attirer des ennuis, comme le dit le père de Leroy Logan, ce garçon qui voudra plus tard devenir policier: c’est d’ailleurs cela qui va le conduire à rentrer dans la police, réduire le gouffre entre blancs et noirs…
… de toute beauté noire
Difficile de traduire ici comment ces épisodes composent au contraire, pour les noirs, une incroyable symphonie de couleurs de peaux, de formes de visages, de looks, de tailles. Les noirs sont grands, petits, gros ou minces, le visage rond, carré ou long, les traits fins ou épais, les cheveux afro ou lissés, soudain, tous les fantasmes du type négroïde s’effondrent pour laisser place à une race qui en réalité n’existe pas: la race noire. Un peuple, une histoire, une culture, oui. Une race, non. Que dis-je… Des peuples, des histoires, des cultures. Mais de race, non. On ne voit aucun clone, la variété domine et jusqu’aux différentes pigmentations des corps.
Mais qu’avons-nous fait, nous, les blancs, quel crime n’avons-nous pas commis, et quel crime ne commettons-nous pas encore en refusant de reconnaitre le crime…
Et Dieu créa… Lovers Rock
L’épisode le plus fort, le plus violent symboliquement, et que non, vraiment, Nina Zadkine n’a vraiment pas compris, le voilà qui nous explose à la figure. Idéalement placé en deuxième épisode, sorte de contrepoint à la violence policière du premier épisode, il est la réponse du réalisateur aux propos du policier, au regard blanc.
McQueen assume. Oui, on fume des pétards, semble-t-il dire dès la troisième minute! Prend-ça dans ta gueule! Non, McQueen ne va pas nous montrer de jolis noirs ripoulinés bien intégrés. Et nous voilà invités chez les « sauvages » pour une soirée, une de ces « house party » dans lesquels peu de blancs ont eu le privilège, et je parle bien de privilège, d’être invités.
Le policier visiblement doutait de la qualité des curry du Mangrove, en voilà filmés en gros plans, mijotants de couleurs différentes, appétissants, remplis de ces légumes que nous voyons coupés par des femmes qui cuisinent en chantant et en riant. De grosses marmites. Non, c’est trop complexe pour n’être que de la bouffe, nous avons à faire à de la vraie gastronomie.
Si la cuisine s’affaire, de l’autre côté des murs, on vide toutes les pièces de la maison. Ce n’est pas pour un déménagement, on prépare une soirée, et visiblement, il y en aura, du monde…
House Party à Brixton, 1979
L’épisode a commencé par une maison, une fille sort en cachette de chez elle, c’est la nuit. On la retrouve maintenant, avec une copine, elles se sont faites belles, version de cette époque, vers 1979 ou 1980. Cheveux lissés, robe « floue » colorée. Elles prennent le bus et arrivent à la maison. Une atmosphère légère règne. Être noir, c’est exactement comme être palestinien, c’est la situation qui crée la politique, pas la couleur de peau, et ce soir, la ville est légère…
Et alors, je ne peux ni ne veux raconter la suite. McQueen nous offre l’honneur de voir ce à quoi ressemblaient ces soirées dans le Brixton de l’époque. Oui, l’honneur car il ne cache rien. On fume des pétards, on danse, on chante, le DJ est aussi réellement le Maitre de cérémonie, le MC, il scande, il rythme la soirée et suit les désirs de son public, les filles sont belles, les garçons sont beau, et voilà un feu d’artifice de beauté noire, voilà ceux que les blancs parfois traitent de singes, de sauvages, de barbares, de « nez épatés » et de « cheveux crépus » explosant tous les préjugés pour former une jeunesse souriante, belle, remplie d’espoir et de bonheur, belle de la variété de ses visages, de ses attitudes, de ses clins d’oeils et de ses amourettes, de ses flirts. Une incroyable sensualité élégante et timide, incroyablement fraiche… McQueen ne nous épargne même pas un moment glauque, car dans toutes les soirées il y a des moments glauques, mais il ne s’y attarde. Non, là où il va s’attarder, c’est sur une chanson, une chanson qui plus que toutes les autres symbolise ce « Lovers Rock », sous genre du reggae typiquement britannique, pur produit de la créolisation du pays, preuve s’il en est que quoi que fassent les réfractaires blancs, la culture est d’ores et déjà transformée, nourrie, enrichie par les populations indigènes.
On peut éventuellement penser que ces longues minutes de Silly games (Janet Kaye) s’éternisent, mais je crois surtout que McQueen a voulu la marteler, en laisser une emprunte, un peu comme après une soirée, en en reparlant avec ses amis, on se souvient de « ce moment », et que « ce moment » suffit à remémorer toute la soirée, le bonheur…
Qu’adviendra-t-il de toutes cette beauté?
James Baldwin
Lovers Rock, c’est le plus bel hommage que le réalisateur pouvait offrir à sa communauté, à sa famille, aux siens, à sa propre histoire. Lovers rock, c’est l’incroyable résilience du peuple noir, son incroyable dignité, sa vitalité culturelle malgré les violences policières et la marginalisation. Lovers Rock, c’est la revanche des gamins envoyés dans des écoles poubelles, c’est la revanche d’hommes noirs à qui on refuse une promotion au travail parce qu’ils sont noirs, c’est l’obstination de Frank Crichlow, le propriétaire du Mangrove. Lovers Rock, c’est un immense Fuck You adressé à la blanchitude, mais avec élégance, et avec le sourire, l’air de rien. C’est un geste de beauté pure, un geste d’amour infini adressé aux hommes et aux femmes noires, c’est la promesse que la vie continue.
Lovers Rock, c’est pour que les gamins posent des questions à leurs parents, à leurs grands parents pour se réapproprier des pans de l’histoire qui leur a été cachée, exactement comme les y invitent les dernières minutes du dernier épisode, Education. L’avenir du peuple noir est dans son histoire. Et dans la conviction profonde de sa beauté.
Étonnant que Nina Sadkine n’aie pas vu tout cela. N’est-ce pas Houria Bouteldja qui régulièrement aime citer James Baldwin, « mais qu’adviendra-t-il de toutes cette beauté ». C’est exactement la question que pose ce Lovers Rock suspendu entre plusieurs épisodes racontant la violence raciste et systémique de la société britannique.
J’espère que cet article, en vous invitant toutes et toutes à regarder cette splendide série, saura également toucher Nina et l’inviter à oublier la mathématique froide de ses références universitaires pour savoir accueillir une série qui restitue à la jeune génération noire du Royaume-Uni des clés de sa propres histoire et de sa propre beauté, des fondations sans lesquelles il est impossible de parler d’émancipation.
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