Le Blog de Suppaiku, journal bloggué de Madjid Ben Chikh, à Tokyo.

Savoir se faire plaisir en des temps difficiles


Bonjour… Hmmm, par quoi commencer. Février a été rapide, fulgurant même. Me voici donc de nouveau travailleur précaire au Japon, avec un contrat aléatoire dans un marché du travail qui ne l’est pas moins. Février, ça a donc été faire les démarches administratives qui vont avec, l’agence pour l’emploi, etc Ce n’est pas une situation aisée car cela me ramène à mon histoire familiale, la pauvreté, la crainte de manquer, les angoisses de mon père de se voir retirer son autorisation de séjour quand il a perdu son travail, les angoisses de maman pour boucler les fins de mois. On ne sort jamais indemne d’une histoire difficile, tout au plus on apprend à faire la part des choses et à bien comprendre qu’on n’est pas ses parents et qu’il n’y a aucune raison de revivre une histoire qui n’est pas la sienne.
Mais comme toujours, cela agit « en toile de fond ». Cela étant, passée l’espèce de sidération qui a accompagné ma nouvelle situation, la colère aussi, j’ai finalement relativisé. Il y en a tellement qui en ce moment sont en train de tout perdre, de souffrir… J’entre, à reculons certes, dans quelque chose de nouveau où il va falloir que je me détache de beaucoup de mes habitudes mais en attendant, ça devrait finalement assez bien se passer. J’aborde les mois qui viennent assez calmement.
Tout ça pour vous dire que je n’ai pas trop eu la tête à venir sur mon blog – partager mes humeurs ne valait pas trop la peine car dans de telles circonstances, on finit toujours par beaucoup plus s’épancher et tourner en rond, c’est fatigant pour vous, c’est fatigant pour moi.

Vieux projet datant de plusieurs années et sans cesse repoussé je ne sais pas trop pourquoi, j’ai enfin une platine disque. Un très bel objet datant de 1984 en très bon état, une Denon dp37f. Visiblement, la dp-47f, le modèle du dessus, était très prisée à l’époque et du coup, il est impossible de la trouver pour pas cher, mais la dp37f à qui elle a fait de l’ombre, on la trouve à de bons prix. Je sais que par chez vous, les importateurs la revendent à prix d’or mais ici, pour le moment, c’est très raisonnable.
Un très bel objet, donc, comme on n’en fait plus pour moins de 1000 euros. Fabriquée au Japon, avec une jolie caisse en bois verni, en très bel état, très lourde bien sûr et dotée des « dernières technologies » de ce qui a été l’âge d’or de la platine disque – entrainement direct et vitesse contrôlée par processeur « quartz », contrôle électronique du bras (poids, anti-skating, déviation, etc), totalement automatique -, je l’ai adoptée dès que je l’ai vue.
Auparavant, je voulais une platine actuelle, mais très vite j’ai découvert qu’à moins de 1000 euros, les platines actuelles sont de moins bonne qualité que ce qui se faisait dans les années 80. J’ai donc commencé à regarder les platines d’occasion, et esthétiquement, j’ai tout de suite eu le coup de foudre. Le bras tout fin, droit et très long enveloppé dans sa coque « servo-drive », les très belles proportions, elle offre un très bel équilibre entre formes rondes et formes carrées.
Elle est en très bon état. Que je vienne à devoir m’en séparer, je pourrai sans problème la revendre au même prix voire même plus cher.
J’ai acheté un pré-ampli puisque les platines en ont besoin et que mon amplificateur n’en a pas. Là, j’ai fait dans le pas cher, Audio-Technica. Il a toutefois eu de très bonnes revues.

Il ne restait plus qu’à acheter quelques disques. J’ai fait ça un peu à l’arrache, j’avais peu de temps et je me suis littéralement noyé dans la boutique, et puis surtout il était hors de question de dépenser une fortune. Il y avait des bacs à 100 yens, des bacs à 300 yens…
Pour 450 yens (3,50 euros), j’ai acheté un « objet », un truc que je n’aurais jamais pensé à acheter autrement qu’en vinyle: Ça, c’est paris, サ、セパリ, un coffret « luxe » de deux albums « hi-fi stéréo » de chansons sur Paris. Yves Montand, Juliette Gréco, Patachou… C’est surtout l’objet qui m’a fait sourire, avec ses photos du « Paris éternel » qui a du faire rêver son propriétaire il y a une cinquantaine d’années.

Pour 450 autres yens, un double-album de Yves Montand de 1976, encore un truc que je n’aurais ni même acheté autrement, ni même pensé à écouter, mais je ne sais pas, l’album m’a fait de l’oeil et il y a dedans quelques chansons que j’aime comme Les feuilles mortes ou Bella Ciao, Les grands boulevards, Battling Joe ou L’âme des poètes.

Pour 450 yens encore, l’album de Bronski Beat, The age of consent. Je n’ai même pas hésité (contrairement aux deux autres). C’est un album beaucoup trop important, un album qui raconte une part importante de mon identité comme de mon histoire même si, lors de sa sortie, je n’aimais pas, ce n’était pas mon genre de truc. Il a fallu que je vois Partying Glances en 1986 pour littéralement absorber la signification profonde de cet album. La couverture m’a toujours fasciné. Les textes sont très beaux.

Pour 750 yens, un des albums que j’étais parti pour acheter, Roxi Music, Flesh and Blood. Je l’ai en version haute qualité mais je voulais l’objet. À mes yeux, le meilleur album du groupe, une incroyable maturité.
J’arrive à la caisse et le caissier me dit que si j’achetais 5 albums à un certain prix, j’avais droit à une réduction de 1000 yens. Je n’avais pas le temps, je venais de me noyer une fois dans un trop plein d’albums, limitant mon choix à des trucs soldés, et ça a été « panique à bord ».

Je me suis souvenu avoir vu un maxi de Simple Minds, Someone Somewhere (in Summertime), un titre que j’aime beaucoup, 750 yens, je l’ai acheté, ce qui m’a fait économiser 250 yens!

Je veux y retourner, mais cette fois il me faudra deux ou trois heures et quelques pistes d’achats possibles. J’avais pensé à quelques albums mais il n’y avait que le Roxy Music. Par contre, de bacs en bacs, c’était comme si ma vie défilait sous mes yeux au hasard de l’exploration. Et surtout, je me suis beaucoup amusé de voir bradés ici ces « pressages japonais » qui coûtaient une fortune il y a 40 ans.
Seuls « Ça c’est Paris » et Roxi Music sont des « pressages japonais ». Bronski Beat est un pressage canadien, Montand un pressage français, Simple Minds un pressage anglais.

Des achats de hasard, donc, mais qui m’ont permis, lundi soir, de tester mon nouveau joujou. Je ne me souvenais plus du son des disques. Les petits craquements, et puis un je ne sais pas trop quoi, un son plus plein. Les CD, c’est très clairement fatigant, l’aigu grince. Le mp3, je n’en parle même pas, une simple écoute comparative avec un CD, on perd toute l’ampleur du son. La HighRéso, c’est vrai qu’on a tout mais là, c’est ailleurs que ça se situe. C’est une musique invisible, et c’est trop parfait.
Le disque, lui, a une présence incroyable, il est là, il est tangible et il se fait l’intermédiaire avec l’artiste, il est la preuve que quelqu’un a fait la musique. J’avais oublié cette sensation.

Et puis aussi on ne m’enlèvera pas de l’esprit qu’il y a beaucoup plus d’informations gravées. Certes, la Haute Résolution est infiniment plus exacte – j’utilise le logiciel Audirvana qui déconnecte tous les filtres de l’ordinateur pour envoyer le signal intact à l’ampli-DAC sans aucune interférence, mais ce n’est pas pareil, le son n’en est pas moins tranché, réduit en des impulsions qui seulement à la fin deviennent des vibrations.
Le vinyle, c’est du son du début à la fin, et malgré ses imperfections, ce qui est gravé est l’exacte emprunte de ce que l’artiste a fait. Aucun saucissonnage. J’ai lu beaucoup d’articles sur les limites de l’auditions, on parle de Nyquist du nom d’un scientifique qui a mesuré tout ça il y a une centaine d’années, mais je ne suis pas vraiment d’accord. La science ne mesure pas tout.
Il est admis que l’oreille moyenne ne mesure pas vraiment de différence entre un mp3 à 320 et un CD, et qu’un CD est techniquement équivalent à un disque vinyle voire supérieur. Et pourtant, dès le milieu des années 80, le débat a commencé à monter dans la communauté audiophile, chez ceux qui écoutaient de la musique classique particulièrement, l’idée qu’il y avait une certaine « fatigue » après une heure à écouter un CD.
On dit beaucoup que ce sont les DJ qui ont sauvé le vinyle, c’est oublier un peu vite les audiophiles qui ont continué d’écouter de la musique sur des platines disques aux formes délirantes pesant plusieurs kilos, isolant le moteur, le disque et le bras. Les audiophiles ont abandonné le CD au milieu des années 90 après en avoir été les supporters 10 ans auparavant.

Pour ma part, je confirme, l’écoute d’un opéra à un certain volume avec un CD provoque une fatigue, une envie d’écourter l’expérience que je n’ai jamais ressentie avec un disque. Ça crie. Quand à la haute résolution, je ne sais pas si c’est purement psychologique, il y a vraiment toutes les informations, le son est plein, il est ample et pourtant il y a quelque chose de « transparent », et je me demande si finalement on ne préfère pas la façon dont les ingénieurs du son mixaient à l’époque du vinyle, quand ils compressaient les sons du fait de la limitation technique du disque. Les « piano » étaient moins « piano », les « fortissimo » étaient moins « fortissimo » mais quelque part à l’arrivée le son remplissait la salle d’écoute quand les enregistrements modernes, terriblement précis, nous laissent seuls dans notre 15 mètres carrés avec les réverbérations d’une cathédrale du 14e siècle dans laquelle notre expérience auditive se noie. Plusieurs fois ça m’a fait cette impression d’une acoustique qui ne cadre pas avec mon expérience. En « compressant » pour le disque et en évitant les effets de réverbération, les ingénieurs du son rendaient l’expérience plus vivante, plus présente, palpable. Ce chanteur, là-bas, au fond, ben il était là. Désormais, il est bel et bien là mais toute la profondeur qui l’entoure ne colle pas avec l’expérience.

J’aime bien, quand je me fais un peu geek, ça m’amuse.

Et puis surtout, c’est un achat de décontraction, un truc qui m’a permis de sortir du stress lié à mon contrat. C’est important, quand on traverse un moment difficile, de s’accorder de la marge si on en a la possibilité. Pour un malade de faire un voyage. Pour un chômeur de s’accorder un truc, un achat pas nécessaire. Pour un étudiant en échec, une semaine sans étudier du tout. Pour un artiste sans travail de s’investir dans un nouveau projet même si à priori ça n’ira nulle part. Pour un obèse malade et luttant pour reprendre le contrôle de son poids, de s’accorder une folie, un truc pas raisonnable. C’est important car c’est une distraction, au vrai sens du terme, et surtout cela permet de fixer une limite entre ce qui est acceptable et ce qui ne le sera pas.
Je me suis acheté un objet qui n’étais pas nécessaire mais je n’ai pas explosé mon budget, et en ayant recours à l’occasion, je me suis acheté un bel objet, d’une qualité bien supérieure à ce que j’aurais pu m’acheter pour le même prix, un objet que j’ai adopté au premier regard et qui m’a fait plaisir tout de suite même s‘il m’a fallu attendre 8 jours pour le recevoir, me permettant au passage de ne pas céder totalement à l’achat compulsif qui est un achat immédiat.
Je me suis fait plaisir en achetant quelques albums au hasard mais à l’arrivée, 15 euros pour 5 albums, là non plus je n’ai pas été déraisonnable.
En fait, il y avait une sorte de limite en moi que je n’ai pas franchie. Je voulais une platine, la musique est pour moi quelque chose d’important, cela faisait longtemps, je suis amené à être chez moi beaucoup plus souvent qu’avant, c’était le moment. Financièrement, ça l’était moins. La limite s’est définie progressivement, quand j’ai commencé à regarder des platines plus chères et « mieux », et que je me disais que « non », je ne pouvais pas, revenant sans cesse à une produit d’exposition un peu abîmé et bradé dans une boutique à Akihabara. Une platine multi-primée ces dernières années. Je suis allé la regarder, il y avait quelque chose de vilain dans son état, mais « je la voulais ». Ça, c’est l’achat compulsif typique. J’ai repensé à mes parents qui, malgré les problèmes d’argent, n’achetaient que des objets soldés ou d’occasion, mais de qualité. Et c’est ainsi que je suis arrivé à ma platine Denon. Elle m’a coûté moins cher que l’autre, elle est dans un très bel état, et elle est d’un tout autre niveau. Et comme je l’ai dit plus haut, si je dois m’en séparer, je n’aurai aucun mal à la revendre au même prix ou même plus cher. D’ailleurs, comme sa grande soeur la dp47f explose les prix, il y a un engouement sur la dp37f qui se développe et les prix ne tarderont certainement pas à monter.

Alors quoi… Ben je me suis fait plaisir, et c’est quelque chose d’important quand par ailleurs je limite mes dépenses pour m’ajuster à ma nouvelle situation. J’ai fait toute la paperasse nécessaire car il y a des aides ciblées de mon arrondissement et de l’ambassade de France, et je les ai demandées. Je ne sais pas si j’aurai droit à toutes malgré une chute de plus de 1/3 de mes revenus. Ce qui compte est que je les ai demandées. Je me suis fait plaisir pour me sortir la tête du mode panique dans lequel j’ai parfois été en janvier. Pour me prouver peut-être inconsciemment que ça va, et quand on cherche un emploi, quand on cherche à rebondir, c’est certainement le plus important.
J’aide mon amie Tarika a refaire son site internet, ça m’a demandé un peu de temps, mais son site était une véritable horreur, or elle en a besoin pour trouver du travail: elle est danseuse. Son site est totalement nouveau maintenant, propre, moderne et prêt pour recueillir tout ce dont elle a besoin. Je la coache un peu car pour les artistes, en ce moment, c’est la catastrophe. Disons plutôt que nos conversations la maintiennent dans la focus. Et ce faisant, je m’aide également dans ce qui s’annonce comme ma reconversion. Quelque part, en la coachant, elle me coache indirectement car je focalise sur ce qui est important pour elle, et donc pour moi.

De la même façon que la flûte baroque que j’ai achetée l’an dernier est l’objet par lequel j’ai dit au revoir à maman tout en renouant le fil avec tout un pan de ma propre histoire, cette platine disque est le symbole du chemin dans lequel je m’engage et me désembue l’esprit. C’est fini, la bagarre…

Je me suis replongé dans un grand chantier laissé en plan il y a des années, un truc alors trop ambitieux pour moi. Cet énorme chantier sous les yeux, je me suis senti bête, j’avais un bijou magnifique et je l’ai laissé en plan, sans aucune attention, en train de prendre la poussière. Et quand je dis un bijou, c’est vraiment ce que j’ai compris.

Faites-vous plaisir, même si c’est à la limite du raisonnable. Faites-vous vraiment plaisir, c’est à dire explorez toutes les possibilités de ce qui vous plairait vraiment. Si c’est un voyage, ne soyez pas radins, si pour un peu plus vous avez le voyage de votre vie, choisissez celui-là. Si c’est un gros gâteau, n’allez pas au Carrefour, choisissez le meilleur pâtissier que vous connaissiez. C’est pas une question de marque, ce n’est pas une question de prix, c’est avant tout la valeur que vous donnerez à ce qui est déraisonnable, pour n’avoir aucun regret, pour être pleinement satisfait, rassasié et le coeur rempli de tout ce que vous en attendiez pour faire par ailleurs les sacrifices que vous êtes condamnés de faire. Pour moi, c’est un énorme ajustement financier, heureusement en partie accompli depuis l’an dernier: quand la crise de la Covid a commencé, j’ai immédiatement freiné dans tous les sens et je suis parvenu à épargner un peu.
Je ne culpabilise absolument pas sur mon achat, je vous en parle au contraire parce que j’en suis très content, et qu’il est une promesse que je me fais à moi-même, celle d’utiliser la situation comme une opportunité. Cet achat définit en quelque sorte une limite à tous les niveau, il m’émancipe.
C’est lui qui m’a conduit à oser regarder cet immense chantier laissé en plan, avec dans le coeur le sentiment d’un immense gâchis, d’être bête. Et avec une certaine impatience aussi d’avoir à retrousser les manches et m’y mettre.
C’est lui enfin qui me fournit l’occasion, aujourd’hui, de revenir sur mon blog après avoir passé le mois de février à l’optimiser, à payer une année de serveur en avance, sans y écrire.
Alors faites-vous plaisir, mais faites de ce plaisir un totem, un moment important chargé de sens et sur lequel vous pourrez vous appuyer pour accomplir les efforts que vous avez à accomplir.

Sur ce…

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