Merci, Anne Sylvestre

M

Salut très cher,
J’ai la douleur de t’annoncer le décès d’Anne Sylvestre
Je pense à toi
Bises
Alain

C’est Alain qui m’a envoyé un court message, juste quelques mots. Ben oui, moi, le décès d’Anne Sylvestre, ça me touche, il le sait bien, Alain.
C’est rare quand le décès d’un artiste me touche, très rare. Bien sûr, quand c’est un artiste que j’ai apprécié, ça me fait un truc, mais c’est très rare quand la disparition me touche personnellement.
Je me revois il y a environ 25 ans sous le ciel gris d’un petit cimetière, on n’est pas nombreux mais nous sommes venus parce que c’était important, et en tout cas ça l’était pour moi. On n’était pas nombreux à l’enterrement de La Dame en noir dans ce petit cimetière sous un ciel gris de novembre. Barbara était partie, et nous étions orphelins de sa voix, de sa présence et de ses mots qu’elle assemblait pour nous remuer en dedans comme on racle la vase et faire éclore les nénuphars multicolores. Elle était à peine partie qu’elle nous manquait déjà et nous ne savions plus trop quoi faire de ses mots trop forts, trop lourds pour la petite foule d’amoureux orphelins et veufs à la fois. Nous savions que c’était cuit, qu’elle ne reviendrait plus et qu’elle n’était pas partie cueillir les première fraises des bois, c’était novembre et ce n’était pas une chanson pour une absente, nous étions venus au rendez-vous, et puis voilà, hop la…

Anne Sylvestre m’a suivi depuis l’enfance. Nous habitions dans le sombre et minuscule appartement derrière l’épicerie sombre que papa avait prise et où maman déprimait en entassant les factures et les dettes de ce commerce qui très rapidement avait du affronter la concurrence des Carrefours et autres Franprix. L’appartement était en dessous du niveau de la cour et jamais la lumière n’y entrait, privilège accordé à l’humidité qui, elle, ne se gênait pas. Deux pièces, une cuisine. Ni WC ni salle-de-bains, une épicerie à l’ancienne barrée d’un grand comptoir en bois avec la balance, le tranchoir et la caisse, pas de libre-service, le client devait demander ce qu’il voulait, de longues étagères avec plein de conserves et au bout, une trappe avec une cave où étaient stockées d’autres conserves et les bouteilles de vin. Une épicerie à l’ancienne, quoi, où pendant cinq ans mes parents s’étaient amusés à perdre de l’argent…
J’ai mis des années en psychothérapie à m’extirper de cette grisaille inscrite au fond de moi. L’appartement était gris, sombre, triste, et la situation de mes parents ne valait pas mieux. Papa avait repris un travail destiné à éponger les dettes pendant que maman s’occupait seul du commerce transformé en blanchisserie, et pendant ses vacances d’été, il faisait de l’intérim pour éponger les dettes. Quand je vous dit que c’était triste. Je me permets une pensée pour les petits commerçants, artisans qui se retrouvent dans la même situation, avec des dettes à éponger quand la covide sera passée.
On a déménagé à Bondy, mais la grisaille était bien incrustée en moi. Il y avait la télévision, et sur la première chaine, il y avait la très jeune Dorothée, peut-être seize ans à l’époque, avec une marionnette en smoking noir et chapeau haut-de-forme, Blablatus, une sorte de type qui savait beaucoup de choses et bavardait avec Dorothée. Et puis de temps en temps, il y avait cette chanteuse aux longs cheveux bruns accompagnée d’une guitare.
Anne Sylvestre.
Je ne sais pas pourquoi mais sa présence m’électrisait et je reprenait ses chansons. J’adorais sa voix, je crois même que j’avais envoyé un dessin de la maison pleine de fenêtres.
Anne Sylvestre avait un côté grande soeur, un côté copine, un côté maitresse d’école, un peu tout ça à la fois, et ses chansons avaient quelque chose de gentil qui m’attrapait littéralement. Quand elle n’était pas là, ce n’était pas pareil, elle manquait. Et souvent elle manquait…
À la maison, on n’écoutait pas RTL ou Europe 1. Maman n’aimait pas les publicités, le football et les bavardages permanents. On écoutait France-Inter le midi, le Jeu des Mille francs, le feuilleton et le journal à 13:00. Et FIP en mâtinée ou l’après-midi. Anne Sylvestre se mariait bien avec la tonalité musicale de ces radios.
Elle était finalement un de ces petits rayons de soleil dans l’enfance, dans une enfance grise et pas très heureuse souvent.
En grandissant, j’ai continué à aimer ses chansons, j’ai découvert ses chansons pour adultes, amusantes, parodiques ou tendres.
Quand je me suis installé au Japon, j’ai passé plus de 6 mois à écouter certaines de ses chansons, je ne sais pas trop pourquoi. Peut-être cette intimité derrière la moquerie de façade, une certaine retenue dans les sentiments.
On dit maintenant que « la chanteuse féministe est morte ». Quelle vulgarité ont ces hommages rendus aux artistes, à l’artiste ignorée des chaînes de télévision qui aujourd’hui l’encensent. Encore un effort, ils en feront une icône de « la république contre le séparatisme islamogauchiste », vous verrez…
Mais la dame n’est pas récupérable, toujours il y aura ses mots acérés contre les hypocrites en tout genre, les bien-pensants, les bigots, et Anne Sylvestre, qui s’y frotte s’y pique. Non, comme le Roi Léo, ils ne la canoniseront pas. Anne Sylvestre n’était pas une chanteuse engagée, elle était une artiste profondément humaine et elle faisait de cette humanité une cause.

Pour lui dire au revoir, je choisirai une chanson très simple, de ces chansons que presque tous les artistes de cette génération ont chanté, leur bohème, du temps de cette jeunesse faite de pas d’argent, de petites chambres sans confort où obstinément ils poursuivaient leur rêve de devenir des chanteurs et des chanteuses. Des vies qui sont de véritables modèles pour les plus jeunes, aux antipodes de cette culture du succès foudroyant en quelques clics suivi du vide béant de l’absence de tout talent, de tout effort.
On n’est pas artiste pour être célèbre, on est artiste parce qu’on a la rage de dire et la rage de le hurler de toutes les façons possibles, et cette rage est celle qui donne la force de tenir encore et toujours, malgré la dèche, malgré la covide, malgré tout et encore plus…
Je lui dirai donc au revoir dans ce blog avec cette chanson qui me raconte un peu, comme toutes les chansons sur Paris, sur la Seine et sur la nostalgie de la jeunesse, parce qu’elle me rappelle quand je me suis installé à Tôkyô, parce qu’elle me rappelle ces quais qui m’ont accueilli tant et tant d’années, souvenirs de drague, de baises fugitives, de discussions, de ballades, de contemplation aussi devant cette ville si belle. Paris est une ville magnifique même quand on n’a pas trop de sous, si, si et en tout cas bien plus belle qu’une ville avec vue sur échangeur routier. Elle est un privilège pour toutes celles et tous ceux qui savent s’en contenter. Je le sais, je l’ai vécu…
Et c’est peut-être cette petite porte sur la poésie qu’Anne Sylvestre avait entr’ouverte quand j’étais enfant qui a glissé en moi ce petit quelque chose qui en grandissant m’a fait tel que je suis. Elle ne m’a pas fait, elle a juste mis cette petite épice de poésie à la vie, à ma vie, ce petit rayon de soleil dans mon ciel gris qui m’a appris à attendre les ciels bleus et les regarder quand ils étaient devant moi, magnifiques.

Au revoir, Madame, et mes amitiés à Barbara quand vous la rencontrerez.

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