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  • Nous, nosotros, us, نحن, 私達

    Paru dans la revue Minorités.org Mardi 21 juin 2016, le numéro spécial après l’attentat d’Orlando, mis en place par Maggy Pierrot.
    Quand en France après près de deux ans d’une mascarade absurde la loi sur l’égalité devant le mariage des homosexuels et des hétérosexuels a été votée, contrairement aux USA, il n’y a eu aucune fête, aucune grande cérémonie, juste les tweets d’autosatisfaction d’une ministre qui s’était faite briller sur le sujet, sorte d’ersatz de Badinter, afin, peut-être, de nous faire oublier tant de renoncements, droits des trans ou droit de vote des étrangers. Tant d’énergie gaspillée pour une loi qui non seulement figurait dans les propositions du candidat Hollande, et qui en plus bénéficiait dans toutes les enquêtes d’opinion d’un soutien de plus de 60%.

    Non, il a fallu que ce gouvernement utilise cette revendication comme un marqueur de sa différence en en faisant une bataille, offrant de fait aux opposants les plus extrêmes une tribune sans précédent, une gigantesque fosse sceptique de la pensée leur permettant d’y aller de leurs comparaisons avec la pédophilie et la bestialité, de ressortir leur rhétorique réactionnaire du déclin de la civilisation et de l’abomination ou du crime contre nature.

    On en a même vus parmi les plus réactionnaires, comme Thierry Mariani, plaider pour une union civile après s’y être opposé pendant des années.

    Pour l’aile la plus réactionnaire « républicaine », tout a été bon pour semer le doute, brouiller les cartes et, finalement, jouer le jeu d’un gouvernement décidé à utiliser les homosexuel-le-s comme un marqueur.

    Alors que la loi aurait pu être votée dans la foulée de l’élection présidentielle, tout comme aurait pu être facilement votée la loi sur les trans, débattue la PMA et, dans le même élan, le droit de vote des étrangers, la fin du cumul des mandats, le certificat de demande d’identité, une inflexion dans la politique de l’immigration et même le changement de mode de scrutin, le gouvernement a finalement délibérément joué la carte du « mariage pour tous » pour marquer sa différence, utilisant les homosexuel-le-s comme des pions sur l’échiquier de sa politique.

    Le choix même du nom du projet de loi, le « mariage pour tous », résume s’il en était besoin cette incurie, ce cynisme et cet attachement farouche à un universalisme qui s’acharne à atomiser les individus, appelés « citoyens », placés sous la tutelle protectrice d’un état « égal pour tous ».

    Dans cette « république », nous sommes tous des individus abstraits et supposés égaux, loin du « communautarisme anglo-saxon » tant décrié de l’extrême droite au PCF.

    Or, s’il y a bien un enseignement dans la tuerie d’Orlando, c’est que nous ne sommes pas égaux. J’écris NOUS, oui, nous, cette communauté qui n’en est pas une et qui pourtant existe malgré elle, la communauté des homosexuel-le-s, à laquelle je rajouterai la communauté des personnes trans. J’avoue, je n’ai pas le fétichisme des « LGBTI » machin chose, mais s’il y a bien des moments où on s’aperçoit que tout cela fait sens, et que nous sommes bien une collectivité, un groupe, une communauté, c’est bien quand survient une tuerie comme celle-là. Comme il y a 25 ans le VIH nous unissait quand la société hétérosexuelle, elle, étalait son indifférence et son ignorance.

    NOUS sommes unis, autour du monde, toutes et tous autant que nous soyons, par la haine que nous suscitons, une haine savamment entretenue par des gouvernements, des hommes politiques, des religieux, des écrivains, des philosophes, des faiseurs d’opinion. Une haine qui nous condamne à mort ou nous envoie en prison jusque dans des états supposés laïcs.

    Pire encore, en France, en délégant nos luttes à des structures inféodées au Parti Socialiste, nous nous sommes livrés à de soi-disants alliés qui ont révélé dans leurs hommages tièdes aux victimes du crime d’Orlando, cette même invisibilité qui leur suggéra ce « mariage pour tous », et leur superbe absence auprès de nous lors de nos rassemblements, leur mépris, leur indifférence, leur ignorance, leur cynisme, leur impossible empathie, comme au temps du sida, quand les mêmes, finalement, étaient incapables de nommer un homosexuel un homosexuel et de voir dans cet homosexuel un semblable.

    L’absence de personnalités politiques d’envergure à l’exception notable de Jean-Luc Mélanchon qui, au passage, a trouvé les mots justes, l’absence d’hommages appuyés comme on les a vus par exemple au Royaume-Uni où le maire « musulman » tant redouté par nos éditorialistes « républicains », a affiché une solidarité exemplaire, révélant la tragique réalité de ce qui se cache derrière le Pinkwashing à la française, cette politique « gay friendly » définie par les hétérosexuels, dans leurs propres intérêts et pour leur propre agenda.

    Ils n’en ont rien à foutre, qu’on crève. Afficher trop clairement leur solidarité, ça pourrait leur coûter des voix, et puis il faut calmer les manifestants de la Manif pour tous, comme le disait la très célèbre Laurence Rossignol qui affiche ainsi clairement la couleur de ses interlocuteurs préférés sur ces questions.

    S’ils en avaient quelque chose à foutre, de nous, nos Hollande, nos Valls, nos Hidalgo, ils l’auraient passée, la loi sur le changement d’identité, mais ils préfèrent laisser les trans dans la fragilité d’un parcours du combattant qui les expose à la vie fragile de la prostitution.

    En parlant de prostitution, s’ils en avaient vraiment quelque chose à faire, des jeunes de quinze ans chassés de chez eux par leurs parents quand ils apprennent qu’ils sont homosexuels, réduits au tapin pour survivre, ils n’auraient jamais voté cette loi immonde, sociale, physique et médicale, accrue.

    En parlant de santé, s’ils en avaient vraiment quelque chose à foutre, de nous, ils auraient dés 2012 complètement remis à plat la politique de prévention et d’accès aux soins concernant les IST et le VIH comme les réclament les acteurs de terrain, tout en revenant sur le forfait médical mis en place par les gouvernement Raffarin-Fillon.

    S’ils en avaient vraiment quelque chose à foutre, de nous, ils n’auraient surtout pas ce discours de stigmatisation des jeunes des quartiers populaires.

    Car oui, monsieur Francois Hollande, oui, monsieur Manuel Valls, il y a des homosexuels, et même des homosexuels musulmans pratiquants, il y a des lesbiennes, et même des lesbiennes voilées, dans les quartiers populaires au delà du périphérique.

    Et croyez-moi, malgré votre soi-disant « sympathie », leur homosexualité ne les protège pas de vos discours stigmatisants et du fiel islamophobe des éditocrates de Valeurs Actuelles ou de Marianne, des portes qu’on défonce à deux heures du matin dans le cadre de l’état d’urgence, de vos contrôles au faciès, de vos interdictions de manifester quand Gaza est détruite sous un tapis de bombes, de vos bavures policières.

    Si j’insiste sur ces quartiers populaires, sur ces homosexuels de l’au delà du périphérique, l’angle mort d’un militantisme LGBTI en fin de course, et qui sont mes semblables puisque j’ai grandi à Bondy, que mon père était algérien, et que je suis musulman (je remercie tous les obsessionnels de l’islam au gouvernement, dans l’opposition ou au FN et à Marianne de me le rappeler du matin au soir, sans eux, j’avoue, j’aurais tendance à ne pas y penser), c’est parce que justement, au Pulse, c’étaient des comme moi, des comme nous. Des noirs, des latinos.

    Ce NOUS des minorités à l’intérieur du grand NOUS de la minorité que nous formons, nous, les homosexuel-le-s du monde entier.

    Nous, les LGBTI de couleur, nous, les trans assassinées dans un silence et une indifférence coupable et qui, en France, attendent enfin une loi simple et qui ne coûterait même pas un centime. Nous, les homosexuels issus de l’immigration coloniale, ignorés superbement par une communauté homosexuelle réduite à une clientèle électorale par un Parti Socialiste 30 ans après avoir siphonné avec SOS Racisme un jeune et prometteur milieu associatif des quartiers qui aurait pu être un espace d’affirmation (empowerment) fondamental, exactement comme cela se passe aux USA. Ce « communautarisme anglo-saxon » que vous méprisez tant.

    Our brothers and sisters.

    Nous sommes l’angle mort de toutes les luttes, nous n’avons pas une place facile. Moi, j’ai la chance d’avoir grandi à l’époque où le discours sur le multiculturalisme, sur la démocratie, sur les communautés, sur les luttes minoritaires, sur les femmes n’était pas déformé par le rouleau compresseur réactionnaire républicain qui de tout temps, en France, a toujours été un discours conservateur. Ce discours qui domine aujourd’hui et exerce une censure implacable contre ceux qui osent être « démocrates » et non républicains.

    J’ai pu bâtir mon autonomie, une homosexualité enracinée dans mon histoire et qui ne fait pas de moi une sorte de nouveau riche qui aurait oublié d’où il venait.

    C’est plus difficile aujourd’hui car le discours politique s’est refermé comme un piège, et ce piège, cette pression, je le sais, elle est beaucoup plus forte pour mes semblables des quartiers, où une bigoterie qui tient lieu d’identité de résistance tend à accompagner cette véritable mise au ban dans le discours et les politiques de l’état.

    De mon temps, pour tout dire, être ouvertement homosexuel demandait un certain courage, mais ce n’était pas insurmontable. La société était elle-même homophobe et l’homosexuel n’était pas regardé comme un intru venu de l’extérieur.

    De nos jours, c’est beaucoup plus complexe, et la relégation des jeunes des quartiers au rang de suspects dans le discours dominant n’y aide pas les homosexuel-le-s.

    En ce sens, Houria Bouteldja a parfaitement raison (et je vous résume ici son point de vue sans l’éternelle déformation servie par des chroniques malhonnêtes): une renaissance des luttes politiques antiracistes par les intéressés eux-mêmes et sur leur propre agenda (principe de l’autonomie des luttes théorisée en son temps par… Michel Rocard), en diminuant la pression et la tension, peut être à même d’ouvrir ces espaces d’autonomie et d’affirmation des homosexuel-le-s des quartiers, au passage sans forcément se plier au modèle consumériste dominant dans la culture homosexuelle intra-urbaine où être « arabe » n’est respectable que quand on est jeune et quand il s’agit de rouler des mécaniques en survêtement sur de la musique orientale dans un célèbre tea-dance parisien.

    Il y a bien une complexité des mécanismes de l’oppression, notamment celle qui s’exerce sur les femmes ou les homosexuel-le-s et qui les conduit bien souvent à sacrifier leur individualité pour ne pas se retrouver mis au ban d’un groupe, la famille, le quartier, les amis. Le coming-out, enfin, n’est peut être pas forcément la pratique adaptée de l’autonomie, la liberté individuelle étant avant tout une négociation délicate.

    Si je pense qu’une résurgence de l’antiracisme politique est fondamentale, je ne crois pas qu’elle soit suffisante. Il nous faut également une résurgence du militantisme homosexuel à l’intersection de l’antiracisme. Dans les quartiers.

    Je reste persuadé que c’est dans ces quartiers que peuvent émerger des pratiques et des revendications nouvelles. L’élection d’Obama avait révélé aux USA l’émergence de ce champ politique nouveau où les minorités, et en leur sein les minorités racisées, tenaient toute leur place, avec son agenda et son propre discours. La campagne des primaires démocrates révèle que ce mouvement de fond continue et qu’il s’amplifie.

    L’an dernier, lors de la Marche de la Dignité, certainement la plus importante manifestation anti-raciste depuis 1983 puisqu’elle était du début à la fin prise en charge par les intéressé-e-s eux-mêmes, il y avait des lesbiennes de couleur.

    Ce n’était certainement que l’ébauche de quelque chose de nouveau, mais voilà qui bouscule un militantisme homosexuel embourgeoisé, subventionné et qui ronronne de se voir si beau en son miroir depuis l’adoption de son « mariage pour tous », cette loi qui s’est imposée comme une sorte de solde de tout compte avant sabordage et qui nous laissera cul nu si Marine Le Pen venait à être élue à la présidence de la république.

    Nous ne renverseront pas l’homophobie qui irrigue la société sans travailler la société, sans y être acteurs, sans créer des ponts, sans un exercice pratique du pouvoir, pas seulement sur les questions de droits, mais également sur la question plus vaste des discriminations, à commencer en notre sein. Pour sortir de l’éternelle rengaine de l’homophobie des quartiers, cette soupe indigeste servie par des penseurs et des politiciens qui, pour le coup, sont réellement homophobes.

    Orlando nous rappelle que nous sommes un groupe vulnérable, et que bien souvent les plus vulnérables sont ceux qui parmi nous sont également victimes du racisme.

    Nous devrons désormais nous souvenir d’Orlando comme d’un moment charnière, un tournant dans notre façon de nous penser. Je n’ai aucune réponse et, pour tout dire, j’espère que de la renaissance de l’antiracisme politique et du surgissement surprenant des Nuit Debout surgira une génération de jeunes homosexuels des quartiers qui trouvera et le langage, et les formes qui bousculeront l’establishment vieillissant et empâté LGBTI, procurant l’énergie nécessaire pour fournir un nouvel agenda sorti de son époque et non pas du formol et des matraques. Un agenda incluant qui, allié à un réel antiracisme politique, limitera notre vulnérabilité en renforçant les solidarités dans la société dans un monde qui s’annonce de plus en plus dangereux, tout en nous rendant notre autonomie perdue vis-à-vis du pouvoir politique.

    Orlando, comme la nouvelle frontière d’un agenda qui reste à formuler.

  • Minorités 190 | Prospective

    Minorités 190 | Prospective

    Paru dans la revue Minorités.org Samedi 03 mai 2014, le numéro final.
    Quand je suis allé visiter Didier cet hiver, il avait la tête toute pleine de vie, il virevoltait sur une histoire de mec, c’était amusant, inattendu, j’ai presque envie de dire surprenant, parce que c’était la première fois que je le rencontrais, et que je n’ai pas eu une seule fois l’occasion de discuter d’un truc sérieux. Moi, j’étais KO, pas encore remis du très long trajet Tôkyô / Dubaï / Paris, et puis tous ces rendez-vous qui s’enchaînaient comme les petites boules d’un chapelet, tac tac tac, avec leur selfie, clic-clac. En fait, c’était tant mieux que Didier ait été Didier, un mec normal. Moi, j’ai profité de son long sommeil le matin pour explorer le jardin, photographier. Il vit dans un endroit magnifique, c’est si calme… Et puis, quand il m’a raccompagné à la gare, il s’est soudain fait plus sérieux, il avait un truc à me dire, après m’avoir fait découvrir la Sarthe qui coule à côté de chez lui et qui le sépare d’un département où j’ai emmagasiné tant de souvenirs d’enfance.

    J’ai eu le sentiment que Didier me détaillait un testament. Il m’a parlé de la fin de Minorités, et que je devais me bouger. Didier, c’est le copain, l’ami, le grand frère, et aussi le professeur qui pousse ses élèves sans mettre de gants parce qu’il les respecte. Il y en a qui le trouvent méchant, en fait il dit simplement ce qu’il pense…

    Il n’y a pas de regrets à avoir, ça devait arriver.

    Pour moi, Minorités était avant tout une revue qui explorait le présent occulté par les médias dominants. Je ne crois pas à la « transversalité », même si je comprends bien l’idée, je pense que c’est une façon de penser vouée à l’échec car on ne change pas la société en additionnant des morceaux de mécontentements. C’est toute l’impasse des sciences sociales quand à la fin des années 1950 elles se sont faites totalitaires, avec la bénédiction de la CIA qui entendait lutter avant tout contre l’emprise du marxisme.

    Je suis beaucoup plus oriental, je viens des mondes anciens. Je pense global, j’imbrique, et c’est précisément l’imbrication qui créée les universaux dont on a, en France, au nom d’une idéologie purement réactionnaire, totalement détourné le sens.

    Penser la personne comme homosexuelle, ou Trans, ou musulmane, ou autre, est limité. C’est pourtant le prisme des sciences sociales qui, depuis cinquante ans, ont entamé une catégorisation de tout, au point de replier chacun sur soi, avec ces petites luttes et ces petits mécontentements en fond de placard. En face, une sorte de rouleau compresseur conservateur, jugeant que le monde va bien comme il va, impose une idéologie qui, elle, se fait globale, et qui n’a ainsi aucun mal à imposer sa loi à la myriade morcelée de la souffrance sociale. La lutte de classe a cédé la place à une souffrance recroquevillée, individualisée et marginalisée, même quand elle forme du nombre. Elle est impensée, sa réalité est donc absente.

    La souffrance individualisée

    Face à cela, l’extrême droite, elle, n’a aucun mal à donner sa vision globale. La haine du juif, la haine du musulman, la haine de l’autre, le complot, forment une sorte de vision globale facile, faisant de tous les victimes non-responsables d’un monde manipulé. Elle recompose son idéologie sur les ruines béantes des idéologies globales qui naguère avaient fait la victoires des progressismes, en leur chipant ici et là des concepts et du vocabulaire, exactement comme sut, par exemple, le faire Adolf Hitler ou Benito Mussolini (national ET socialiste, une contradiction sémantique fondamentale puisque « prolétaires de tous les pays, unissez-vous », c’est quand même un refus total, radical, de cette supercherie bourgeoise appelée nationalisme).

    Je n’ai donc jamais cru à l’addition, et j’ai toujours eu un certain scepticisme face à certains articles de Minorités qui allaient dans ce sens. Mais, et ce sera là un premier point fondamental, je suis démocrate, je veux dire vraiment. Je ne suis personne pour imposer ma façon de voir, et j’aime écouter, comprendre la façon de penser des autres.

    Pensant global, j’ai pris un réel plaisir à lire Minorités. Au delà d’avoir été un média qui me donnerait l’opportunité de croire en moi, en ma plume, en ma pensée, Minorités a été avant tout la revue qui mettait sur la table la réalité du progressisme en décomposition politique, mais aussi son incroyable vitalité, sa capacité d’expérimentation, et finalement la réinvention des postulats même du progressisme, dans toute leur diversité.

    Ce n’est donc pas la tentative de construire des luttes transversales que j’ai aimée, car je n’y crois pas, mais plutôt une sorte d’état des lieux, un où nous sommes, là, maintenant, et l’ébauche possible d’une reformulation par la capacité d’exprimer des visions et des vécus apparemment divergents.

    Et en ce sens, la fin de Minorités nous offre l’occasion de nous pencher sur ce qui y a été publié et d’avoir un portrait du présent tel qu’il est, pour tenter entre les lignes de reconnaître un avenir tel qu’il s’espère.

    Multiplicité des identités

    Un homosexuel est aussi généralement un salarié, il a peur du chômage et peut-être connaît t-il des fins de mois difficiles. Peut-être au passage habite-t-il à la périphérie d’un grand centre urbain, et peut-être doit-il subir la dégradation dramatique des conditions de transports. Peut-être cet homosexuel est une femme d’ailleurs et peut-être cette femme est musulmane, et alors certainement elle vit extrêmement mal cette assignation médiatique permanente à ses origines dans un pays qui, par ailleurs, se prétend « universaliste » et où des journalistes lui reprocheront d’avoir une idéologie de victime communautariste chaque fois qu’elle exprimera son exaspération face à l’islamophobie. Peut-être un de ses frères, exaspéré d’être contrôlé dans les transports par des policiers qui le tutoient, et fatigué d’envoyer des CV sans jamais recevoir de réponse malgré son Bac+3, a commencé à suivre les discours simplistes mais terriblement efficaces des prédicateurs religieux. Peut-être que sa grande sœur se prostitue, peut-être son cousin se drogue…

    On va me dire que je fais du Cosette. Pourtant, si on recolle le patchwork de vies et d’expériences que Minorités est parvenu à composer au fil des ans, nous parvenons à saisir une réalité sociale, celle d’un pays en plein échouage, totalement délaissée par les médias traditionnels ou les romanciers, tous convertis à l’ennui existentiel des classes moyennes consuméristes.

    Minorités fut une revue d’un moment charnière. Alors que 2014 s’annonce comme l’année de la quenelle, que le FN gagne des villes avant peut-être de s’affirmer aux Européennes, que la seule leçon tirée de son échec aux municipales par le PS est la nomination de Manuel Valls, Alain Bonnet de Soral, Farida Boulghoul, Dieudonné et toutes leurs cliques s’apprêtent à engranger leur capacité à expliquer le monde avec des mots simples sans, bien entendu, aborder les sujets qui fâchent : il n’y avait pas de place pour Minorités.

    On n’a pas besoin d’une revue pour raconter l’échouage de notre époque. Il va falloir courber le dos. Et il va falloir faire preuve d’une grande solidité idéologique. Il va falloir réapprendre à penser global dans la reconnaissance des particularités, des parcours et des identités de chacun. C’est cela qui est nouveau, parvenir à penser et agir ensemble dans la reconnaissance de l’autonomie des revendications et des lutte de chacun afin de rebâtir une pensée globale incluante et non abstraite comme nous le propose trop facilement la gauche traditionnelle.

    Sur le vide génésique que la revue laissera, c’est un appel à recoller cet émiettement des identités pour repenser les individus dans leur complexité, à l’image de cette lesbienne que je décris plus haut, qui existe certainement et à laquelle les appareils politiques ne s’intéressent pas dans sa complexité, la voulant forcément « émancipée version FEMEN » sauce Caroline Fourest car lesbienne, FdG car pas riche, ou crypto-salafiste car musulmane, ou bien encore Soralienne…

    Et un appel à agir, avec la même énergie qu’une organisation comme Act Up sut le faire en son temps, à l’époque où un Finkielkraut se glosait du haut de sa suffisance, « Comment peut-on manifester contre une maladie ». Une époque où un petit groupe eut le courage d’affirmer que le désespoir de la situation pouvait nourrir la colère, et la colère générer l’action.

    Rouleau compresseur républicain

    En réalité, s’il y a bien un liant global dans tout ce qui traverse Minorités, c’est l’idée de démocratie, et une condamnation unanime de ce rouleau compresseur républicain, cette nouvelle face de la réaction, et son idéologie totalitaire.

    La démocratie est, en France, une idée neuve, et il suffit de se pencher sur la « pensée » du prétendu ex-communiste Alain Bonnet de Soral, pour y sentir toute l’aversion qu’il éprouve pour un libéralisme politique vu comme un triomphe de la perte du sens voulu par « l’élite cosmopolite mondialisée » derrière laquelle, dans son cerveau paranoïaque, se cachent les juifs et les francs-maçons alliés à la Reine d’Angleterre pour promouvoir, en vrac, l’homosexualité et la « théorie du genre » avec la masturbation « dans les maternelles », la prostitution, la pédophilie, l’immigration de masse incontrôlée et le mépris du christianisme dans le but de saper les fondements chrétiens de nos nations et pour que triomphe le judaïsme universelle dont la capitale serait à Jérusalem, ouf !!!!

    Mais il serait un peu trop facile de limiter la critique à cet Alex Jones à la française. Le mépris du libéralisme politique et de la démocratie irrigue désormais l’ensemble de la classe politique, intellectuelle et journalistique. Comment expliquer cette facilité avec laquelle on interdit le spectacle d’un comique troupier néo-pétainiste ? Comment expliquer les lois qui réglementent le port du foulard tout en excluant au passage les religieuses ? Comment expliquer que passe comme lettre à la poste une Caroline Fourest lançant des Fatwas « laïques » à l’encontre de ses opposants ? Comment expliquer qu’un authentique réactionnaire, Alain Finkielkraut, excommuniant chaque samedi sur France-Culture les intellectuels et les chercheurs qu’il n’aime pas, puisse à ce point parler au nom de la liberté en se comportant comme un véritable Fouquier-Tinville, comme la plupart des représentants de sa génération désormais convertis au néo-conservatisme ?

    C’est lui, d’ailleurs, qui a fourni l’ossature intellectuelle de la plus féroce attaque contre la pensée démocratique et le libéralisme politique. La défaite de la pensée est LE livre qui a assuré la domination intellectuelle néo-conservatrice en faisant passer le bulldozer nationaliste et républicain pour ce qu’il n’est pas, pour ce qu’il n’a jamais été : un outil d’émancipation. Et en fournissant une critique facile aux discours progressistes qui s’étaient timidement imposés depuis la seconde guerre. Car au-delà de la critique du multiculturalisme, ce livre est un appel à revenir sur tout ce que Les Temps Modernes, la revue de Sartre et Beauvoir, avait bâti — la compréhension des espaces culturels non occidentaux (Lévi-Strauss publié dès 1949), la nécessaire solidarité avec les peuples en lutte pour leur émancipation (Fanon) et bien entendu les luttes d’émancipation sociétales, femmes, immigrés, homosexuels — désormais vues comme une forme de communautarisation de la société, de déliquescence de la nation et d’acceptation du modèle anglo-saxon, présenté comme inégalitaire, quand la république française, elle, serait égalitaire et émancipatrice, en reconnaissant des droits universels s’appliquant à des citoyens abstraits et non réduits à leur communauté, ouf…

    Un discours dominant aujourd’hui tout le spectre politique et pseudo-intellectuel, à des degrés divers, de Marine Le Pen à Jean-Luc Mélenchon en passant par Manuel Valls : on les a tous vus critiquer le rapport remis à Jean-Marc Ayrault sur l’intégration. Un discours dominant où Caroline Fourest et Alain Soral sont finalement extrêmement proches dans leur conception autoritaire d’un État qui saurait tout mieux que tout le monde au nom de principes supérieurs, indiscutables et éternels. Le « féminisme » pour l’une, la « nation » pour l’autre.

    Démocratique

    Minorités a été la revue d’un libéralisme politique nouveau, authentiquement démocratique car exprimant des points de vue variés indépendant des espaces de pouvoir et de cooptation habituels dans une société bloquée par cette idéologie totalitaire voyant du communautarisme et/ou des complots partout, et veillant à ce que les luttes restent encadrées par des organisations politiques veillant aux intérêts supérieurs.

    Ainsi, le Parti Socialiste, après avoir pris les immigrés en otage avec SOS Racisme, laissant derrière lui un champ de ruine associatif sur lequel prospèrent un Soral ou des barbus Qataris, a décidé de prendre en otage les homosexuels, vidant le tissu associatif politique de toute sa substance au point où nous devrions sérieusement nous inquiéter de nos capacités à nous protéger d’une éventuelle victoire des droites coalisées, mais surtout de la coupure nette avec des pans entiers de la société (quartiers populaires, villes moyennes, minorités religieuses) puisque la récupération par le pouvoir socialiste a installé de fait les anciens militants au cœur même de l’oligarchie, bien loin des préoccupations quotidiennes d’un pays traversé par la souffrance sociale et du militantisme au quotidien que cette crise nécessiterait.

    Comme l’écrit très souvent Didier Lestrade, avec l’autonomie des luttes homosexuelles, cela fait 10 ans que nous aurions pu gagner le mariage, un peu comme en Grande-Bretagne où la loi est finalement passée avec un gouvernement conservateur. La même remarque peut s’appliquer aux luttes indigènes qui marqueraient certainement des avancées si elles parvenaient à s’organiser sur leurs propres bases, et cela quelque soit le gouvernement.

    Alors.

    Il faudra du temps pour que renaisse une tribune vraiment libre, réunissant tout ce que l’idéologie totalitaire néo-conservatrice veut écarter de son consensus asocial. Il faudra d’autant plus de temps que ce qui s’impose désormais n’est pas tant un nouveau Minorités.

    En 1963, alors que le progressisme en France était dominé par le Parti Communiste, et que cette domination empêchait l’émergence de revendication nouvelles, réconciliant les luttes sociales avec le combats pour la liberté, Jean-Paul Sartre s’exprimait lors d’un débat qui a fait date dans l’histoire de l’autonomie des luttes d’émancipation de la tutelle stalinienne. « Que peut la littérature ? »

    En 2014, force est de constater que l’élévation générale du niveau d’instruction, l’individualisme post-moderne, la middle classisation de la société ainsi que l’explosion des réseaux sociaux ont radicalement transformé la situation. Le verbe, l’analyse, l’intellectualisme ont triomphé. L’abonnement à Télérama ou même la lecture de Minorités sont un langage en soi. Nos démocraties vidées de leur substance depuis que la finance et l’argent ont pris le pouvoir de façon planétaire ont transformé le citoyen en une pipelette informée et bavarde, au courant de tout mais n’agissant sur rien.

    Peut-être aujourd’hui faudrait-il au lieu de parler et d’écrire sur la transversalité, se tenir au courant des luttes et s’y joindre. Non plus lire Houria Bouteldja, mais se joindre au cortège célébrant les massacres de Sétif. Non plus trouver que Thierry Schaffauser a raison quand il veut mettre en avant la précarité qu’engendre une logique abolitionniste en matière de prostitution, mais par exemple rejoindre le cortège du STRASS lors de la manifestation du 1er décembre. Peut-être faut-il cesser de trouver que « Hélène Hazera, elle écrit bien », mais lire entre les lignes sa colère, sa rage devant les vies gâchées par des lois aberrantes qui confinent les transexuels et les transexuelles à des parcours du combattant indignes de pays libres, gâchant des vies et les exposant à la fragilité. Peut-être faut il se réapproprier le 1er décembre en en faisant autre chose que cette espèce de voiture balai militante. Peut-être faut-il regarder les cris que le monde nous lance chaque jour, de la Palestine occupée à une Afrique noire dont les ressources dans un monde où elles se font plus rares sont de plus en plus avidement convoitées et incorporer cela à une pratique politique.

    Peut-être la question en 2014 est elle « comment agir ? ».

    Et c’est peut-être cela, le vrai testament de Minorités.

    Madjid Ben Chikh
  • Minorités 177 | A sista from Algeria : Zak Ostmane

    Minorités 177 | A sista from Algeria : Zak Ostmane

    Paru dans la revue Minorités.org Dimanche 10 novembre 2013
    Comme je vous l’expliquais dans mon dernier article paru dans Minorités, je tente de créer un site contributif algérien. Un exercice qui me conduit à croiser sur le net une grande variété de personnes aux intérêts, aux envies et aux activités très variées. Cela suscite un réel optimisme parce que j’y vois des personnes sorties des faux débats générés par le système en place depuis plus de 50 ans, des créateurs, des personnalités originales qui composent une sorte de possible alternatif.

    Acôté de ça, c’est la douche froide quand je parcours l’actualité algérienne. Les détournements de fonds pour des montants qui renfloueraient la Grèce, des chantiers pharaoniques d’une qualité douteuse ne tenant visiblement pas compte des moindres normes antisismiques, réalisés par des consortiums chinois important la main d’œuvre mais versant vraisemblablement les commissions appropriées aux personnes adéquates, le verrouillage en cours de la création littéraire et cinématographique sous la férule de la ministre de la culture et ex passionaria Khalida Messaoudi, une pauvreté sans nom dans les trois quarts du pays et particulièrement dans les régions du sud alors que le pays recèle d’importants gisements d’hydrocarbures, de gaz et de phosphates, que la dette publique est proche de zéro et que les réserves de devises équivalent à trois à cinq ans de ventes de matières premières, que le gouvernement désormais prête de l’argent au FMI et se contente, quand le mécontentement gronde, de saupoudrer quelques subventions, utilisant ainsi la richesse du pays pour entretenir ce système clientéliste à l’origine d’une corruption dont vous ne pouvez même pas imaginer l’ampleur.

    La société est comme anesthésiée par la corruption et tétanisée à la simple perspective qu’une révolution ramène les meurtres de cette guerre civile qui fit 200.000 morts et que le pouvoir est parvenu à rebaptiser à force d’explication sémantique « décennie noire », une tournure qui fait disparaître les victimes en même temps qu’elle exonère les bourreau et le pouvoir de toute responsabilité alors que ces meurtres de masse dans les populations civiles, ces assassinats d’intellectuels, d’artistes, de journalistes, de syndicalistes et les disparitions portent bien la marque d’une guerre.

    Enfin, de grands moments de solitude quand je parcours les forums et commentaires sur Facebook ou sur les grands sites du web algérien comme Algérie-Focus. La haine, l’ignorance crasse, la méchanceté gratuite, une référence à une religion complètement desséchée et réduite à des slogans exprimés avec un vocabulaire grossier qui l’insulte : le système FLN inc. a produit à force de réformes scolaires et d’utilisation de la religion une sorte de bouillie faite de nationalisme et de superstition qui sous-entend que le bonheur semble être le bien le moins bien partagé.

    Pire, le bonheur est une qualité impie qu’il faut combattre. Une pensée petite, méchante, grégaire, égoïste et repliée qui donne au pouvoir toute latitude pour se maintenir et prospérer car ces haineux qui vomissent sur le net leur inculture, bien que peu nombreux finalement, tétanisent la société. C’est le voisin jaloux, l’oncle qui vole l’héritage, la cousine qui dénonce sa sœur, le jeune qui agresse une jeune femme dans la rue, « pécheresse ».

    Comment faire de la politique dans un tel bordel, comment espérer? Le plus fou est que justement les algériens n’abdiquent pas. Malgré le verrouillage, le retour d’une certaine sécurité permet aux plus créatifs de reprendre leur vie pour faire et créer. Malgré la propagande, il y a en Algérie de plus en plus de grèves, de manifestations. Quand en dernière instance la hogra (mépris hautain) ignore les doléances d’un jeune déclassé, celui-ci s’immole en place publique, renvoyant à ce pouvoir qui pense avoir imposé une trêve sociale que le feu couve et qu’une étincelle pourra embraser tout le pays. Le pouvoir a explosé toute opposition politique, il n’en demeure pas moins que l’insatisfaction est grande et la réalité du développement économique ne parvient pas à masquer la gabegie et la grande pauvreté.

    Zak ne se cache pas

    Zak, que je devais finir par croiser sur le net, est un enfant de ce pays. À 31 ans, il ose assumer une homosexualité à visage découvert en revendiquant l’abrogation des lois qui le condamnent à la prison. Sur sa page Zak l’irréligieux, il revendique son droit à penser ce qu’il veut, comme il veut, d’une façon souvent extrême. Parce que Zak est fatigué, comme beaucoup d’Algériens. À force d’espérer que ça change et ne rien voir changer, le découragement pointe. C’est peut être pour combattre ce découragement qu’il a, en quelques lignes, balancé à la face de tous son dégoût de l’hypocrisie ambiante et des petites lâchetés. Haut et fort, il a décidé de brandir sa sexualité comme une arme pour condamner le pouvoir algérien et ses prétendus opposants et prétendus démocrates dénués de tout courage quand il s’agit de défendre les droits les plus élémentaires des individus. Ce texte, que nous reproduisons ici, a eu l’effet d’une petite bombe dans le ronron politique où la seule question qui se pose est de savoir si le président, malgré une quasi incapacité, rempilera pour un quatrième mandat, ou si Yasmina Khadra fera un bon président.

    Alors que je lui proposais de travailler avec moi pour Nedjma, je l’ai invité à nous expliquer le sens de cet appel ainsi que nous raconter sa vision des choses. Je lui ai posé quelques questions. Il n’a pas répondu à toutes. En fait, on a fini par chatter sur Skype.

    Il en a gros sur la patate. On aurait pu espérer que les militants qui se définissent comme démocrates acceptent d’aborder la question de la répression et de la violence que subissent les homosexuels, c’est en réalité un black-out total. Zak s’emporte et me dit des militants qui sortent avec des slogans anti islamistes et démocrates, une fois rentrés chez eux reproduisent le même machisme que celui qu’ils reprochent aux autres… leur femme à la maison à s’occuper des enfants mais jamais aux manifestations… Alors les homosexuels, les lesbiennes, les transsexuelles et transsexuels, ça les dépasse totalement… Face à ce tabou qui cache mal la pratique diffusée de l’homosexualité dans toutes les strates de la société algérienne, les homosexuels « assumés » ne s’assument pas en réalité. Ils acceptent la situation précaire dans laquelle ils sont et ne montrent aucune solidarité, ni avec les autres « LGBT » quand une rafle, un meurtre ou la répression frappent, ni avec les femmes, ni même avec la détérioration du système de santé qui pourtant devrait les concerner. Car le VIH progresse en Algérie plus que dans tous les autres pays africains, peut être parce que parler de sexualité est simplement devenu impossible, et que toute politique de prévention est inexistante ou bien inopérante. Les témoignages de jeunes femmes vierges lors de leurs mariages et contaminées par leur mari abondent sur le net. Ils subissent les pénuries de médicaments, pourtant subventionnés mais souvent vendus en contrebande dans des pays voisins, et affrontent des hôpitaux en état de déshérence totale, tout ceci dans un pays qui aurait pourtant les moyens d’une politique de santé ambitieuse et novatrice. Une situation qui frappe également les cancéreux et les diabétiques, mais comme toujours, le VIH sert de révélateur à d’autres problématiques de marginalisation et de mécanismes d’exclusion. Zak enrage devant ces homosexuels qui non seulement ne se bougent pas, mais qui en plus ne se protègent pas. Sa page est rythmée par les rappels à l’obligation de se protéger. Que font les partis politiques ? Que fait l’état ? Rien, car les homosexuels non plus ne font rien, bien contents de pouvoir baisouiller sans trop que ça se sache…

    Zak est fatigué, il dort mal. Après la publication de son pourtant très court manifeste, les menaces ont fusé, comme s’il avait, en mettant un visage sur des pratiques maintenues dans le non-dit et la clandestinité, exacerbé un refoulé fait de frustration et de virilité de pacotille. Il n’est pas sorti de chez lui pendant 15 jours.

    J’ai un peu réorganisé ses réponses, écrites dans une sorte d’urgence, comme il me l’a demandé.

    Zak. Our sister.

    Manifeste, par Zak Ostmane (les corrections diverses sont de mon fait)

    En Algérie chacun a son combat, moi je suis solidaire avec tout le monde  : les militants des droits de l’Homme, la cause des femmes, le combat pour les libertés démocratiques, etc…

    En revanche, tout ce beau monde n’a jamais manifesté sa solidarité avec moi, pour mes droits et revendications de la dépénalisation de l’homosexualité du Code Pénal qui condamne les homos en Algérie de 2 ans à 5 ans de prison ferme. Les islamistes, quant à eux, nous condamnent à une mort certaine…!!!

    Je suis un jeune homosexuel, qui paye au quotidien le prix fort de mon orientation sexuelle que je n’ai cessé de revendiquer sans honte, car j’estime que c’est un droit élémentaire, indispensable, au développement de ma personne, à mon épanouissement, car les lois de la République algérienne ne cessent de réprimer tout ce qui n’entre pas dans la norme et le conformisme religieux et constitutionnel.

    L’état Algérien fait dans la non assistance à personne en danger vis-à-vis de la communauté LGBT, en tout cas, mes amis, sachez que je ne cesserai jamais de revendiquer mon droit à choisir qui je veux aimer, ma part de bonheur, qui est aussi le droit de chacun d’entre nous.

    Mes amis militants des libertés démocratiques, l’histoire seule sera témoin, vis-à-vis de cette situation honteuse et scandaleuse…!!!… que vous cautionnez à travers votre silence complice et assassin. Aujourd’hui j’accuse la presse algérienne, les intellectuels, les écrivains et les artistes de ce pays. Et avec les hommes politiques tout autant que vous, en premier lieu le premier magistrat du pays, indûment élu…

    Oui, je vous accuse, tous, de ne rien faire pour changer une situation qui a trop duré et qui dure depuis toujours. Oui, personne ne vit le supplice et le martyr au quotidien dans une société homophobe à la base, avec des lois discriminatoires et répressives. Oui la république algérienne des frères alligators fait dans l’oppression et dans la répression vis à vis des homosexuels.

    Donc, pour ceux qui veulent prendre le train de la modernité, d’un état de Droit, de l’émancipation de la société, et construire un véritable état démocratique respectueux des libertés individuelles et collectives, un état où les droits des êtres humains tels qu’ils sont décrits dans la déclaration des droits l’Homme, ne sont pas bafoués, j’écris ce pamphlet-manifeste en faveur des droits de la communauté LGBT en Algérie, car le silence et la complaisance ont toujours été des facteurs révélateurs des grandes tragédies humaines.

    — Tu peux un peu nous parler de toi ? Tu vis où ? Tu as quel âge, tu fais quoi, enfin, toi, quoi ! 

    Je suis un Algérien de 31 ans, je vis à Alger. J’exerce le métier de journaliste freelance. Depuis peu de temps, j’ai commencé une chronique dans un journal électronique tunisien, La chronique d’Alger, où j’ai entre autres fait le portrait de la chanteuse Biyouna ou celui de l’homme politique tunisien Chokri Belaïd, assassiné en février dernier, ou encore abordé la situation en Egypte.

    J’ai fait connaissance avec le militantisme dès mon plus jeune âge à travers ma solidarité avec les victimes du terrorisme islamiste. Je tiens à dire que je suis fier d’avoir connu et accompagné les proches des victimes de la guerre civile des années 1990.

    Cette année, il y a eu les sit-in en faveur des cancéreux, les victimes du système de santé Algérien, suite au constat que les hôpitaux sont devenus des cimetières. En juin, j’ai organisé avec d’autres militants une action devant l’hôpital Mustapha d’Alger, intitulée « Le val de grâce pour tous » (le président était alors hospitalisé au Val de Grace, NDLR) où j’ai été arrêté par la police. Une journée terrible car des arrestations massives ont vu le jour suite aux revendications des manifestants au droit à la santé qui sont des droits constitutionnels. N’oublions pas que la prise en charge des algériens est garantie la constitution.

    Je me définis comme activiste, militant de la cause anti-autoritariste, opposé au pouvoir militaire, pour un état républicain, démocratique, et laïc. Très jeune, j’ai rejoints le MDS (Mouvement Démocratique et Social, ex-Parti Communiste clandestin, NDLR), la lutte que j’ai menée avec mes camarades, elle a coûté sacrifices et souffrances durant la guerre civile.

    Pour des raisons évidentes, nous étions persécutés par le pouvoir militaire d’une part, et par des groupes terroristes islamistes d’autre part. Comme dans la population civile, beaucoup d’entre nous sont morts, victimes ciblées de ces groupes assassins.

    Intimement touché et agressé par les violences et les discriminations faites aux femmes, je mène, avec mes camarades, régulièrement, des campagnes pour l’abrogation du code de la famille (code voté en 1984 et qui réduit la femme à l’état de mineure, NDLR) pour les droits des femmes en Algérie, et le monde dit « arabe » en général.

    J’ai apporté mon soutien à Amina, ex Femen tunisienne, en dévoilant sur mon corps dénudé « Liberté pour Amina », ce qui m’a couté une agression à l’arme blanche et de nombreuses intimidations aussi bien dans les rues d’Alger que sur ma page Facebook.

    Pour Amina, et malgré ces intimidations incessantes, j’ai organisé un sit-in devant l’ambassade de Tunisie à Alger le 30 mai 2013, le jour où elle devait passer devant le juge à Tunis. J’ai ensuite personnellement porté une pétition que j’ai pu remettre à un agent de l’ambassade, cette pétition contenait de nombreuses signatures demandant sa libération.

    — Qu’est-ce qui t’a conduit à écrire ce manifeste, et qu’est-ce que ça a changé dans ta vie ? Tu me disais notamment que tu n’étais pas sorti de chez toi pendant deux semaines… Tu y avais pensé ? 

    Ce qui m’a conduit à écrire ce manifeste ? La hogra, les injustices vis-à-vis des homos et des lesbiennes… Que la chape de plomb cesse, l’homophobie, que ce soit des citoyens algériens ou du régime en place c’est pareil. Les lois de la république font de nous des criminels même quand nous n’avons pas de rapport sexuel, le code pénal algérien nous incrimine. C’est honteux, révoltant. Ce même système qui a usurpé le pouvoir par la violence au lendemain de l’Indépendance en 1962 est en train de se maintenir au pouvoir par la violence, notamment en répriment les droits élémentaires.

    Ce que peuvent penser les autres de moi, je m’en contrefiche, ce n’est que du commérage de concierge (y’a pas de sot métier), de la jalousie, de la frustration de ne pas pouvoir vivre en dehors du placard, car ce sont des pédés ratés, qui ne s’assumeront jamais car l’intégrisme religieux ou l’hypocrisie les habite pour toujours… Eh bien, tant pis pour eux !

    Mon combat en tant qu’homosexuel, c’est un combat certes pas facile, je suis conscient de la lourdeur de la tache et du danger auquel je m’expose, car les injustices dans lesquelles vivent les sociétés des pays du Maghreb relèvent de l’époque de l’inquisition, et quand une société en est là, elle tombe en décomposition !

    Donc moi aujourd’hui j’ai pas choisi de lutter ou de combattre les dictatures militaires ou religieuses en place,  c’est un état de fait, chaque personne qui se dit libre ou se reconnaissant démocrate devrait lutter contre ça, comment peut-on se taire devant de ça, cette invasion wahabite ou salafiste des pays du Golfe dans nos pays respectifs avec la bénédiction des régimes en place…

    Aujourd’hui, je combattrai jusqu’où dernier souffle ces pompiers qui ne nous proposent que  l’intégrisme comme seul rempart contre leur système dictatorial aigris, en total déphasage avec le temps, les peuples. Un système qui a fait de la génération 1990/1992 en Algérie une génération désenchantée, égarée sans aucun repère. Ces mêmes pompiers qui nous proposent d’éteindre le feu ne sont que des pyromanes. C’est ce même système qui avait fabriqué « l’homme Fis », des monstres robotisés près à l’emploi.

    Lutter pour le droit de chacun à vivre dans la dignité, le respect, la justice sociale, c’est un droit universel, indispensable !

    Ni dieu ! Ni maitre ! Chacun doit être libre de choisir par lui-même la vie qu’il veut mener. Les politiques, leur mission, c’est veiller à la sécurité comme le stipule la constitution, bien gérer le pays, mais pas de s’occuper de la vie privée (comme la police qui vérifie la virginité des jeune filles algériennes) ou procéder à l’arrestation de non jeûneurs (le Mouvement pour l’Autonomie de la Kabylie avait invité à un rassemblement pour manger en public, NDLR) ou s’occuper des rapports entre Dieu et le citoyen. En tant que progressiste je prends ma force entre mes mains, mon combat est juste.

    — Penses-tu que tu as amorcé un mouvement de visibilité ? En France, notre visibilité a été un mouvement très lent, ça a pris du temps, mais en même temps ce sont des personnes comme toi qui ont lancé ça. Tu t’en sens la force ? Tu ne te sens pas trop seul ? 

    Le combat le plus personnel, le plus difficile, est celui de mon quotidien, celui qui touche à ma propre dignité. Même si on ne veut en aucun cas la voir, ni reconnaitre son existence en Algérie, la communauté LGBT existe bien. Mon combat, c’est la dépénalisation des actes homosexuels entre les personnes majeures et consentantes, contre toute discrimination des personnes LGBT.

    Cependant, je suis conscient que le problème est plus profond et que le travail est à mener avant tout dans le regard des gens que l’on croise tous les jours. Ce combat, je le mène à visage découvert et en plein jour, en dépit des risques pour moi même et pour mes proches. Toutes ces actions, vous les trouverez publiées sur ma page Facebook « Communauté « LGBT » algérienne». Elle permettra, j’en suis persuadé, de donner de l’espoir aux individus, à les faire sortir de leur isolement.

    Nous avons grand besoin d’être présents et visibles dans ce type de manifestation. Nous avons grand besoin d’échanger avec les militants de la cause LGBT européenne dont l’expérience en matière de lutte contre les discriminations et pour les droits fondamentaux nous apportera beaucoup.

    (propos recueillis par Skype et transcrits tels quels)

    Madjid Ben Chikh
  • Minorités 171 | L’Algérien en moi

    Minorités 171 | L’Algérien en moi

    Paru dans la revue Minorités.org Dimanche 29 septembre 2013
    J’ai quarante-huit ans aujourd’hui. Pour mes 40 ans, en 2005, j’étais en vacances à Kyôto, j’habitais encore en France, où tout m’ennuyait, ma vie, les débats politiques de plus en plus insipides et caricaturés. Je me préparais à repartir vivre à Londres. Le dernier jour de mes 39 ans, je suis allé à Tôkyô et le soir, j’ai filé à Ôsaka, je me suis amusé dans un petit bar gay du quartier de Umeda où j’avais été introduit une semaine avant, j’ai bu, chanté au karaoke de vieilles chansons japonaises, et j’ai loupé mon train. Je suis allé dans un love hôtel pour passer la nuit, j’ai marchandé le prix avec l’employé qui n’en revenait pas, j’étais saoul et je parlais japonais. Je me suis pris en photo, à poil, dans la chambre, pour dire adieu à ma jeunesse.

    Voilà, Madjid, tu as quarante ans, c’est le sommet. Le lendemain, très tôt, je suis rentré par un des premiers trains à l’appartement co-loué pour un mois, à Kyôto dans le quartier de Ômiya, j’ai pris une douche, je me suis coupé les cheveux, j’ai avalé mes cachets, et je suis ressorti, il était à peine sept heures. Je suis arrivé à Tôkyô vers 9:30. J’ai vécu à ce rythme les cinq derniers jours de mon voyage, dormant peu, sortant beaucoup et me baladant encore plus. Le dernier soir, à Kyôto, j’ai trainé de bars gays en bars avec une petite bande d’ours japonais amusants.

    Au fond de moi a germé l’envie de vivre au Japon. Pas futilement, vraiment.

    Une énergie furieuse et calme à la fois. C’était décidé. Quelques mois plus tard, après avoir bradé, vendu, donné, jeté tout ce qui avait fait ma vie, les tonnes de livres annotés, les vinyles, les CDs, quitté mes collègues à BNP PARIBAS où j’étais devenu une sorte d’intérimaire fixe, je m’envolais en business class vers Tôkyô, profitant d’un surclassement que m’offrait Japan Airlines pour commencer à travailler comme enseignant dans une de ces écoles de langues pourries qui ont poussé comme des champignons dans l’archipel depuis les années 80. Ce fut un changement rapide, comme une tornade.

    Je ne suis revenu qu’une fois vers Paris, en 2007. Il faisait gris, la ville m’a fait horreur.

    Au Japon, j’ai connu la faillite de l’école où je travaillais à Ginza, la chaîne d’écoles NOVA, la plus grosse faillite de l’histoire du Japon. 15.000 profs étrangers sur le carreau du jour au lendemain, pas payés depuis des mois. Autant de salariés administratifs, et des centaines de milliers d’élèves, certains ayant perdu plus de 10.000 euros…

    Là, il m’a fallu faire vite, m’adapter, j’ai pris le premier job qui se présentait, et ce fut Lehman Brothers. Je nettoyais la comptabilité, un calvaire dans cette banque pour qui la comptabilité était le dernier des soucis tant que les profits s’envolaient. J’ai donc connu une seconde faillite, cette fois la plus célèbre faillite planétaire des cinquante dernières années.

    La survie fut là, très difficile. Intérimaire, je ne gagnais pas une fortune, je n’avais pu que vaguement me désendetter de la faillite de NOVA. J’ai raclé les fonds et cru que je devrais quitter le Japon. Et puis j’ai trouvé la petite école où je travaille encore depuis avril 2009.

    En 2011, enfin, j’ai vécu un séisme qui a bouleversé ma vie et ma perception du monde pour toujours.

    Cette année j’ai reçu la nouvelles carte de séjour de cinq ans. Le jour où je recevais le convocation pour aller la chercher, j’ai reçu deux emails. L’un de mon amie Tarika qui venait de lire des romans algériens et me disait que je ne devrais pas « oublier tes oliviers » en Algérie, et un autre du directeur d’un théâtre de l’Est algérien qui avait besoin de mon autorisation pour mettre en scène une pièce que j’avais écrite il y a presque 15 ans.

    La pièce, présentée en mai dans le cadre du festival national du théâtre professionnel à Alger, a reçu deux prix. Enfin, un acteur, et le metteur en scène.

    La France s’efface

    J’ai alors pu comprendre ce que toutes ces années avaient modifié en moi.

    En 7 ans, la France s’est effacée. Ma mère y habite, certes, mon frère aussi. J’y ai mes amis, à l’exception de Tarika qui vit maintenant à Lisbonne. Plus aucun ne vit à Paris. Plus rien ne m’attache à la France. Je vis au Japon, où une série d’événements m’ont comme enraciné. J’y ai aussi rencontré mon ami.

    Je ne sors plus, je ne bois plus, j’ai une vie incroyablement calme, j’admire les fleurs et les jardins, je savoure l’odeur de l’encens dans les temples où j’aime me reposer. Je mène une vie assez douce et je m’aperçois à quel point la vie que je menais en France, toute trépidante qu’elle pût être parfois, ne me correspondait pas totalement. Je n’ai aucun regret, j’ai juste grandi.

    À 40 ans, donc, j’ai eu le besoin de dégager. Le Japon m’a fait renaître plus sûr et plus solide. À l’aube de mes 48 ans, j’ai une confession à faire. Une confession que je peux faire car la mue est terminée.

    Comme beaucoup d’enfants algériens nés en France, j’ai refoulé pendant des années cette part de mon identité. Mon identité algérienne. Jamais renié, juste refoulé. Je ne lui ai jamais donné la chance de s’épanouir. On y passe tous. On refoule ou on caricature.

    Je n’ai jamais cherché à changer de nom, et pourtant, on me l’a fait sentir, qu’il était difficile à prononcer, « T’es arabe, on dirait pas », « Ben quiche / quiche Lorraine », « T’as pas un nom plus simple », « Je m’y ferai jamais », « T’as jamais pensé à changer de nom ?» etc.

    Je n’ai jamais eu honte de dire que mon père était algérien. Et pourtant, je les entendais, les blagues sur « les arabes », « la bite coupée », « Celle là es’ tape des arabes à Barbès », « Ah, vous êtes algérien, je veux pas de ça chez moi », j’en passe et des meilleures.

    Je n’ai jamais cherché à me séparer des autres algériens, j’ai suivi les mêmes cours d’arabe organisés par l’Amicale des Algériens en France, j’étais un bon délégué de classe dans mon collège de Bondy, j’ai trimbalé les mêmes 100 kilos de bagages lors des voyages en Algérie avec mon père.

    Mais mon émigré (j’écris bien émigré) de père, malgré ses quatre années d’école coranique, un privilège familial au milieu de la pauvreté de cette Algérie coloniale dont le « bilan positif » scolaire s’élève à un analphabétisme supérieur à 85% en 1962, n’en était pas moins un ouvrier, avec une culture limitée, et ce qu’il ne pût me transmettre, jamais la France ne me l’a transmis. On était pauvres, alors les livres d’art, les voyages, les concerts… Mon quotidien s’est appelé Epinay ou Bondy, et la civilisation arabe, c’était les familles nombreuses, la pauvreté et les petites frappes de la cité voisine.

    Jamais l’école ne me parla de la civilisation arabo-musulmane, de ses poètes, de ses scientifiques, de ses architectes, de ses grandes villes fastes, de sa musique, de sa richesse ni même de l’importance fondamentale, déterminante, de cette civilisation dans une construction idéologique euro-centrée comme la Renaissance. Jamais l’école ne m’a raconté la colonisation comme mon père me la racontait à la maison, la famine de 1941 en Kabylie, oui, la famine, et le typhus, oui, le typhus, qui emporta ma grand mère et faillit emporter mon père. Jamais elle ne me raconta Sétif, ni même Madagascar d’ailleurs. Louis XIV était célébré pour son talent de monarque, mais on ne me parla jamais du Code Noir…

    Je n’écris pas cela avec un quelconque esprit vengeur ou « misérabiliste », comme on me le fait remarquer quand je rappelle ces vérités historiques ou comme l’aboie Alain Finkelkraut quand il vomit hebdomadairement chaque samedi matin entre deux plages d’une interprétation javellisée des Variations Goldberg qui lui sert de générique.

    J’écris cela parce que comme je vous l’ai écrit, j’ai refoulé mes origines. Comme quasiment tous parmi nous. Parce qu’il y a un malentendu sur notre identité, nos origines, notre culture, notre histoire, le pays dont nous venons bref, qui nous sommes et à qui on nous compare, italiens, polonais, portugais ou espagnols, pour mieux nous enfoncer.

    Ainsi, la trame officielle fait de la France un pays qui plonge ses racisme dans « l’humanisme grec », c’est une « vieille nation », la « fille aînée de l’Église » comme le rappellent certains journalistes en mal de synonymes faciles. La Renaissance, cette génération spontanée qui a donné comme par magie à l’Europe de l’Ouest « des origines greco-romaine », est la « mère des arts » et est à « l’origine de l’esprit de liberté, de l’esprit scientifique et du progrès ». Quelle chance nous avons d’être nés là, serait-on pressés de dire. Et on ne s’en prive pas, de nous le dire.

    En revanche, cette même trame officielle, en omettant des pans entiers de l’histoire de la Méditerranée et de l’Afrique, réduit nos parents, donc nos ancêtres, à n’être que les pauvres victimes d’une immigration économique qui en nous extrayant de ces contrées arriérées de crèves la faim, auraient bénéficié de l’infini privilège d’être nés dans ces havres de culture que sont les démocraties d’Europe occidentale. La caricature de cette vision est le discours lepeniste, bien sûr, mais je ne vois pas bien la différence avec celui d’une certaine gauche tiers mondiste qui fait de nous des espèces de traines savates venant vendre leur force de travail pour le profit de vilains capitalistes, c’est vraiment pas cool. Je leur en veux particulièrement parce qu’ils savent, qu’on a été colonisés, et que c’est la colonisation qui, en déstructurant les économies locales, est responsable de la déchéance de ces pays.

    Statut d’arabe

    Nous sommes essentialisés par certains, réduits à un statut d’arabe (alors que nous ne le sommes pas, arabes…), et par les autres réinventés en va-nus pieds, des victimes avec lesquelles il faut « être solidaires ». Et c’est vrai que l’entassement dans les bidonvilles et les foyers, les guerres civiles, les régimes autoritaires avec coup d’état en mondovision ou les famines ne sont pas bien affriolantes. Jusqu’aux orientalistes qui trouvent un charme à la saleté et au délabrement des métropoles, qui sont alors authentiques, vrais, avec une population « si gentille ».

    Mieux, le cœur bat, le net s’enflamme quand au milieu de ce qui apparaît comme des territoires dépourvus de toute histoire et de toute culture dignes de ce nom surgissent des héros dans lequel nos élites peuvent se reconnaître, une Amina aux seins nus ou un chinois solitaire debout devant un char.

    On s’étonne après que nos jeunes soient violents parfois, asociaux souvent. C’est qu’ils devraient s’estimer heureux, hein, d’être nés dans ce pays merveilleux et non pas chez ces égorgeurs de moutons qui enferment leurs femmes après avoir violé des fillettes de 8 ans dans des pays où les généraux gazant leurs populations succèdent à / précédent des islamistes égorgeurs.

    Quand j’ai visité l’Alhambra, à Grenade, il y a de cela 22 ans, j’ai pas pu m’empêcher de pleurer. Et aussi la première fois que j’ai entendu Aicha Redouane, vers 1992 ou 1993. Au fil des ans, j’ai compris que cette architecture, cette musique, cette langue arabe classique, c’était tout ce que mon père, avec son français fragile, avec sa culture imparfaite, avait tenté durant tant d’années de me faire comprendre. Au fil des ans, seul, j’ai reconstitué une histoire qui est mienne. Ce que j’avais refoulé a progressivement émergé de la nuit dans laquelle une éducation scolaire et médiatique à la française m’avait plongé.

    Mon séjour au Japon a achevé ce travail.

    Vu de loin, la France est un pays parmi d’autres.

    Vivant au Japon, je me suis aperçu que, finalement, elle ne s’était jamais attachée à moi. Il suffit de voir quand un ministre ou un journaliste « issu de la diversité » émerge, le concert d’auto célébration… Ou bien comment en 1991, cette même France a douté de la « francitude » du journaliste Rachid Arab.

    Nos parents étaient, en Algérie, des « indigènes musulmans », privés de citoyenneté. La république s’emploie à perpétrer ce qui a l’air, finalement, d’être comme une sorte de marque originelle. Nous sommes encore des indigènes, citoyens sur le papier, certes, mais que ce soit professionnellement ou idéologiquement (la religion…), nous sommes sommés d’être de bons français, c’est à dire, sommés de coller le plus possible à la trame officielle qui nous réduit à être des bouseux venus de pays à la culture arriérée et à l’histoire tragique et sanguinaire, devant donc courber l’échine devant cette république nourricière qui a eu la générosité de nous élever au rang de smicard ou de rsiste, il ne manquerait plus qu’on se plaigne.

    Aujourd’hui, donc, j’ai 48 ans. La France s’est avec le temps relativisée en moi, et l’Algérie a repris sa place. Dans minorités, j’y suis souvent revenu.

    Lors de mon dernier séjour en Algérie en 1989 pour les funérailles de mon père, j’ai passé les deux derniers jours à Alger. J’aurais aimé y passer une semaine, communier avec ce père que j’avais perdu alors que j’étais si jeune et qui avait essayé autant qu’il le pouvait de me transmettre son amour pour cette terre.

    J’étais comme une jeune pousse, assommé par ce décès, comment aurais-je pu dire à mes oncles, mes tantes, mes cousins, que bon, là, ça suffit, les funérailles sont passées, j’ai besoin d’avoir la paix, cassez-vous, je veux passer une semaine à Alger, seul, seul, seul, seul, mais avec Akli au fond du cœur, je veux comprendre pourquoi il aimait cette ville, vous pigez?, oui, comment aurais-je pu dire cela… Ça se fait pas. Et pourtant tout avait été si vite.

    J’ai donc passé peu de temps, à Alger, avec un cousin qui ne m’a pas lâché (ce qui était une marque de gentillesse quand même). J’ai revu la ville que j’avais explorée durant deux semaines, sans mon père, l’année de mes 15 ans. Et j’ai longé l’avenue Larbi Ben M’hidi, encore piétonne. L’idée saugrenue d’y vivre m’a effleuré en mangeant une glace.

    C’est cela que j’ai manqué, en n’y restant pas, seul, une semaine.

    Alger, j’en suis tombé amoureux l’année de mes 15 ans, justement. Ville labyrinthe indéfinissable, qui s’enroule tout en ayant des boulevards, aux façades blanche comme la lumière du ciel en été, et volets bleus comme le ciel et la mer, et qui monte, et avec sa Casbah tortueuse; et les jeunes souriant jusqu’aux oreilles, et les vendeurs dans la rue, cigarettes, bibelots. Tous rouspéteurs, mais souriants. Et la mer.

    À Grenade, regardant l’Alhambra sur le versant opposé, j’ai pensé à Alger en me perdant dans les ruelles fleuries de l’ancienne Casbah, et j’ai compris l’incroyable beauté qui se cache dans Alger derrière son délabrement.

    Et partout, la mer.

    Quand je vais à Yokohama, je pense à Alger, toujours.

    Il y a eu les années 90, les flots de réfugiés, l’horreur, ma tante Daouia qui voit un policier se faire abattre juste à côté d’elle, ces récits de gens qui longent les murs et plongent au sol au moindre bruit, les militants et artistes assassinés, les meetings à Paris, aider comme je le peux tel et tel à avoir un visa, et puis… Et puis, finalement j’ai choisi de m’occuper de moi, en 1999 il y a eu Londres, et finalement Tôkyô. L’exil, un peu.

    J’ai toujours envié mes amis portugais et espagnols, jamais ils n’ont été sommés de choisir. L’histoire de leur pays s’inscrit dans la trame officielle de l’histoire de France, eux aussi, des pays qui sont « re-nés » au 15ème siècle. Les portugais savent que ce sont des portugais qui ont fait le tour du monde les premiers, c’est dans les livres de quatrième, et les espagnols savent que c’est l’Espagne qui a officiellement foulé la première le sol du nouveau monde. Bref, les enfants de Maria, de Concita, de Manūel ou de Jose savent que leur pays a une culture. Quelle chance ils avaient, à l’école.

    Je ne nie pas le racisme qu’ils ont essuyé, ni les travaux ingrats de leurs parents, mais nous concernant, nous, les algériens, réduire ce que nous avons vécu à du racisme est vraiment passer à côté de l’essentiel: nous sommes les résidus d’une représentation du monde mensongère dont nous ne sommes pas sortis et qui se perpétue, et qui fait du pays d’origine une terre sauvage, sans culture ni histoire et qui n’est entrée dans la civilisation que par la grâce de la colonisation, et qui s’enlise depuis parce que la bande de sauvages que nous sommes est incapable de se gérer elle-même, comme le dit si bien Soral et ses collabos de égalité et réconciliation. « Le bled ».

    Eh bien, du haut de cette tour d’ivoire qui s’appelle le Japon, du haut de cet isolement superbe d’où je regarde la France avec sa vraie taille, avec son président normal et son peuple de plus en plus rikiki, réclamant sa dose de bouc émissaire, de Rrom et de laïcité en veux tu en voilà, je regarde l’Algérie comme un appel.

    Je n’irai pas aussi loin que ce dandy, Farid Nekaz qui a décidé de rendre sa nationalité française et de se présenter aux élections présidentielle algériennes en 2014.

    Non.

    L’Algérie, moi, ne m’a jamais rien apporté que de gentil. J’y ai une famille, des gens braves et courageux, très fiers de leur histoire, de leur langue. C’est en Algérie que j’ai été publié la première fois, c’est aussi en Algérie que cette pièce de théâtre oubliée a été jouée pour la première fois, quand j’avoue qu’en réalité, pour moi, cette histoire de 17 octobre 1961, cela reste avant tout une histoire française.

    J’en ai été incroyablement touché, flatté. Je ne l’aurais pas été autant si c’eût été en France, pour tout dire. J’y ai une maison, même si je ne sais pas trop bien ce qu’il en est de ce côté là… J’y ai des souvenirs lumineux de mon enfance, des souvenirs d’adolescent. Le souvenir des funérailles de mon père. Et j’aime écouter le hasard.

    Le net algérien est passionnant. Je pense que tous ceux qui suivent le net du Maghreb diront la même chose. Alors m’est venu une idée un peu folle, créer une revue, sur le net. C’est culotté car je suis assez mal placé, dans plusieurs sens du terme, mais je pense aussi que c’est la place idéale pour ne pas rentrer dans les divisions qui marquent ce pays, si mal gouverné et où la division a justement été hissée en art de gouvernement.

    C’est mon nouveau joujou. Comme le Japon le fut pendant longtemps. Mais c’est un joujou que je porte avec une affection particulière, un truc enfoui au fond de moi, du temps où, enfant, mon père me racontait des histoires de chacal dans une langue que j’ai oubliée, et qui le faisaient frissonner. Sentiment de suivre des pas qui étaient devant moi et que je me refusaient à suivre, peut être me fallait-il, en allant au Japon, apprendre à les regarder avec un œil neuf. Je veux défouler l’Algérie en moi.

    Je ne sais pas si je vivrai un jour rue Larbi Ben M’hidi ou dans la Casbah. Je m’en fiche, de toute façon, je vis à Tôkyô, dans le quartier où je voulais vivre. Mais j’ai décidé de répondre à un appel intérieur.

    48 ans, c’est un âge parfait pour cela. Idéal. J’ai décidé d’offrir toutes mes compétences « oisives » à l’Algérie. J’aime écrire, j’aime les projets collectifs. J’ai envie de lire un site algérien qui me raconte l’Algérie que je ne connais pas. Je veux la voir briller de ses nuances que je ne connais pas mais qu’un père au patriotisme indéfectible a gravé en moi.

    J’ai décidé de regarder l’Algérie quand tous les algériens regardent le monde, l’envie de fuir dans le bide. Harragas. Parce que l’Algérie a besoin de moi, comme elle a besoin de nous tous.

    J’ai décidé de participer.

    J’ai décidé d’y retourner prochainement après une si longue absence, comme on va en un pays banal, et cette fois-ci je serai seul. J’ai décidé de la mettre à égalité avec ce pays qui m’a vu naître, mais ne m’a jamais dit pourquoi j’y étais né, ni d’où je venais vraiment, ravalant mon père au rang de moulin à paroles. J’ai décidé de lui donner une chance. J’ai décidé de briser la malédiction d’être algérien qui s’inscrit au tréfonds de moi, de nous, au tréfonds de nous. J’ai décidé de chanter la beauté de ce pays dans la polyphonie de celles et ceux qui, je l’espère, se joindront à ce projet de revue, nommé ainsi en hommage à l’un des plus grand auteurs algériens, Kateb Yacine.

    Majid Ath M’hand Saadi Ath Si Akli (aka Madjid Ben Chikh)

    Madjid Ben Chikh
  • Minorités 159 | Chère Houria Bouteldja

    Minorités 159 | Chère Houria Bouteldja

    Paru dans la revue Minorités.org Dimanche 10 mars 2013
    Suite à la publication par Street Press d’un article accusant d’homophobie le PIR, sa représentante Houria Bouteldja ainsi que les deux auteurs du livre Les féministes blanches et l’empire, les réseaux sociaux se sont enflammés, conduisant les « accusés » à se justifier et publier plusieurs justifications ainsi qu’une première réponse de l’écrivain homosexuel marocain Abdellah Taïa pour Rue89.

    Je hais les débats communautaires, ça me fait chier car ce sont des sujets que je maîtrise très mal, et de plus, je m’en suis toujours tenu à l’écart dés que possible pour ne pas me retrouver enfermé dans les boîtes où justement on tache toujours de nous enfermer. Cela ne veut pas dire que je ne m’y suis jamais intéressé. Personnellement, je préfère nettement l’économie, l’histoire ou la musique.

    Mais devant la violence de la charge, tombant comme par hasard après six mois d’écumage des fosses sceptiques homophobes des politiciens de la France profonde, de l’église la plus réactionnaire et des nervis de l’extrême droite, la consternation aussi face à ces accusations, j’ai été incapable de réprimer l’envie de m’en mêler, de m’y jeter. J’ai beaucoup échangé sur Facebook, beaucoup lu les réactions. Après plusieurs mises au point, Houria Bouteldja a publié sur le site du PIR une mise au point qui, sans que j’y adhère entièrement, m’a semblé fournir une bonne base de discussion.

    Qu’on ne s’y trompe pas. Si j’ai considéré que ce texte posait les bases d’une discussion, c’est avant tout car je comprends un certain nombre des arguments que Houria y avance et qui n’ont, de fait, jamais émergé au sein des associations homosexuelles.

    Pour certains, sur mon mur, les réactions m’ont fait l’effet que je pactisais avec le diable.

    Ce type de réaction m’a encouragé dans mon choix, porté par une intuition profonde.

    Après tout, un de mes premiers articles pour Minorités fut au sujet du silence des LGBT au sujet d’une loi génocidaire en Ouganda. Sentiment de revenir aux origines et de boucler une boucle, de terminer le travail laissé béant à ce moment là.

    J’ai proposé à Houria le contrat suivant. Je vous le livre tel quel avec quelques coupures qui en rendent la lecture plus aisée.

    « J’aimerais te proposer quelque chose au sujet de la question de l’homosexualité car si je comprends bien ta grille de lecture et l’approuve dans ses grandes lignes, j’aimerais en discuter certains termes. Non pas à partir de cet agenda blanc que tu dénonces à juste titre, mais à partir de tes termes et de ma réalité d’indigène homosexuel car il me semble que tu passes à côté de notre réalité (je te précise que je ne vois au passage aucune homophobie dans tes propos).

    Minorités a publié de nombreux articles contre les discriminations dans les quartiers, que ce soit le foulard ou l’islamophobie.

    Je vis au Japon, il m’est quasiment impossible de faire une interview, et je ne suis pas fana de la formule 5 questions car je ne veux pas te coincer, et je pense que ton article sur le site du PIR parle de lui-même.

    J’aimerais en revanche écrire un papier, on l’appellera Chère Houria, je te le ferai parvenir, et tu apporteras la réponse que tu veux, comme tu le veux, avec les références que tu veux.

    Je me permettrai juste de conclure cet échange de deux ou trois lignes pour partager mon sentiment sur ta réponse, et je te communiquerai cette impression avec une dernière copie du tout.

    On n’est pas payé quand on écrit à Minorités. Je serais extrêmement fier de faire ce travail, parce que c’est aussi cela, la stratégie d’un indigène homosexuel : mon père est décédé sans savoir que j’étais homosexuel, mais je sais au fond de moi que c’est le type d’article pour lequel il aurait été profondément fier. »

    Chère Houria,

    Tout d’abord, je dois à mon message une correction. Bien sûr, que mon père savait. Comment ne l’aurait il pas su, d’ailleurs. Dans la cité des Fleurs où j’habitais, à Bondy, à côté de la cité De Lattre, tout le monde savait : je ne l’avais jamais caché, et ce, dès 15 ans. Aussi curieux que cela puisse paraître, mes copains du cours d’arabe, au CPRA, ou les anciens copains de collège, jamais, ne se sont moqués de moi. Tout au plus, j’ai été interrogé, comme s’il voulaient être sûrs que c’était vrai. Je crois avant tout qu’ils ne concevaient pas, mais parfois il me racontaient des histoires sur le Bled, où visiblement les tandems de garçons étaient en fait un peu plus que des amis. On y reviendra un peu plus tard.

    Oui, Houria, tu as raison : notre histoire d’indigènes, la très grande majorité des LGBT ne peuvent pas la comprendre. Ce n’est pas la leur. Ce n’est pas un reproche, juste un fait qui a, bien entendu, des implications importantes.

    Je n’ai jamais eu l’opportunité de le dire à mon père. En fait, il a perdu son travail en 1978 avec la fermeture de l’usine, à La Courneuve, il avait alors 52 ans, parfois, à l’ANPE, on lui suggérait de rentrer en Algérie, et puis les autres entreprises ne voulaient plus de lui, trop vieux.

    La religion est revenue dans sa vie, à lui, le vieux panarabiste et ancien militant du FLN. Je sais bien que tout ça te semble assez banal, on vient du même coin, ça l’est un peu moins pour le lecteur de Minorités. La religion, c’est de famille. Ben Chikh, le fils du Cheikh. Origine vers Ain El Hammam. Tout le monde le regardait comme un illettré, analphabète. Il pouvait pourtant réciter le Coran, connaissait Aristote, parlait parfaitement l’Arabe classique, le Kabyle bien entendu, et il s’était appris lui même le français, après avoir fréquenté 15 jours une école pour l’apprendre : le livre racontait des histoires avec Mamadou, Mohammed, des tournevis et des moteurs à réparer. Un soir, il était revenu en colère.

    Je crois bien que c’est pour ça que j’ai toujours eu un problème avec ce mot, « indigène ». C’est dur, à accepter, quand on a conscience d’où on vient. Il avait étudié dans une madrasa. Ben Chikh oblige.

    À partir de 1979, on est entré dans la très grande pauvreté. Mes parents ramassaient les fruits et légumes sur les marchés, ma mère faisait des ménages : les immigrés ont été en première ligne dans les restructurations de la seconde moitié des années 70.

    Moi, j’ai commencé à fuir la maison. À l’école, je faisais le programme minimum. J’ai quand même eu mon bac, tu te rends compte, dans un milieu pareil ? Comme Khaled Kelkal, le brother que je me suis trouvé en lisant son interview posthume. J’ai fait ma place dans le milieu gay. J’y rencontrais d’autres gosses de cité, comme moi, arabes, antillais, certains bien moins bien partis dans la vie. La plupart, à cette époque, fréquentaient une boîte appelé Le Scorpion, à Strasbourg Saint Denis, ou bien Le Scaramouche. Pas moi. Ils étaient vraiment folles, souvent.

    Très vite, goût pour les études oblige, mon cercle d’amis se fit plus cultivé et j’allais au Broad, un autre genre. Plus blanc. De toute façon, j’étais un rocker.

    C’est finalement quand j’ai eu passé cette sorte de crise d’adolescence pédé que mon père est tombé malade. Une leucémie. L’amiante, au travail. Il est mort à 63 ans, pile poil comme les travailleurs immigrés qui, en général, meurent avant de toucher leur retraite.

    Jamais eu l’occasion de lui dire.

    Je te raconte ça parce que je pige vraiment, quand tu parles des priorités dans les quartiers. Pas de travail, les violences policières, le délit de faciès, la négation de notre histoire. Oui, il y a une identité collective à se réapproprier. La dernière partie de ton texte me parle. Oui, il y a une temporalité différente, elle n’est pas due à la volonté des habitants des quartiers, mais à ce que la société française a elle-même produit, et ce, depuis la colonisation, et pour certains, depuis la traite esclavagiste.

    Et puis c’est vrai que les homosexuels médiatiques donnent une image, celle de l’argent, de la réussite, de leur blancheur.

    Mon amie Hélène Hazera évoquait cette semaine sur mon mur La folle arabe, qui chante, roule les fesses. Invisible, chez les LGBT. Immontrable. Au PIR aussi, d’ailleurs.

    Mais c’est parce que tu as parfaitement raison en restituant une temporalité, une identité dans ces quartiers que tu manques un point fondamental.

    L’homosexualité est universelle. Ce qui ne l’est pas, ce sont les formes qu’elle revêt. Mais établir une distinction comme tu le fais entre l’homoérotisme ici et l’homosexualité, Ben… Laisse-moi t’expliquer.

    L’homoérotisme, ce sont ces tandems de copains, qui se touchent, marchent main dans la main dans tout le pourtour du Bassin Méditerranéen, à Alger ou ailleurs. Ce sont les Grecs qui avaient l’intégré (et non l’homosexualité qui y était punie de mort) dans leur cycle d’éducation.

    Ce que tu nommes homoérotisme est une des nombreuses formes que prend la catégorie sociologique des « hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes ». Une des catégories car, pour en avoir été le témoin en Algérie, l’homoérotisme au Maghreb est une forme très poussée d’amitié, à priori plus ou moins consommée sexuellement mais, à priori, en excluant toute sodomie (je dis bien à priori car personne ne peut vérifier). Cela peut être ainsi purement sensuel et platonique comme cela peut être un réel désir physique conduisant à des rapports sexuels plus ou moins poussés.

    Cette forme de la sexualité, de plus en plus réprimée du fait de l’influence aliénante des pires formes du conservatisme patriarcal occidental depuis la colonisation et de l’échouage social de la jeunesse, ne doit pas masquer l’existence des homosexuels. Ce que Didier Lestrade, reprenant le rapport Kinsey, appelle les « Kinsey 6 ».

    100% homosexuels.

    Cela étant posé, et puisque je suis moi-même un Kinsey 6, je continuerai en disant NOUS. Et ces homosexuels, tout en parvenant, dans ces pays, à trouver leur place dans cette forme de sexualité, en sont souvent également victimes : leur désir est plus fort, leurs sentiments plus intenses, la jalousie des autres hommes guète. Mammeri, dans La colline oubliée, raconte l’un d’entre nous. Ils danse, il joue de la flûte, et les yeux des hommes brillent.

    Car NOUS sommes partout. On nous a brûlé en place publique en occident, châtré, électrocuté, drogué, lobotomisé, interdit, enfermé, et nous sommes toujours là. Que ce soit en Europe, en Afrique, en Asie, en Océanie ou dans les Amériques.

    Cela m’amène à l’idée de construction d’une homosexualité politique, une idée que tu contestes, alors que ton travail, que pour ma part je respecte, consiste à construire une identité. L’indigène.

    Je pense que sur ce sujet de l’identité politique homosexuelle, tu es à côté.

    Car cela n’a pas été évident, pour les homosexuels, de construire une identité politique, cet outil de l’émancipation.

    Cette identité nous a été, elle nous est toujours, nécessaire, pour éviter la prison, le bûcher, la lobotomie, l’internement, le mariage forcé, que sais-je, tout cet arsenal inventé en occident pour nous éradiquer et créer la société moderne parfaite qui faisait tant rêver les hygiénistes bourgeois blancs du 19ème siècle, en même temps qu’ils développaient leurs idées eugénistes pour éliminer avant la naissance la trisomie, le nanisme, etc

    L’apothéose de cette idéologie de la perfection sociale fut atteinte durant les années 30 et 40 dans l’Allemagne nazie quand cette idéologie ultra-moderne systématisa et industrialisa l’éradication des Juifs, des tziganes, des prostitués, des malades mentaux. Et des homosexuels.

    La France a ainsi conservé, jusqu’à l’élection de François Mitterrand, en 1981, une législation du régime de Vichy condamnant l’homosexualité, la comparant à un acte contre la pudeur et l’enregistrant au même niveau que la tuberculose et le cancer, parmi les maladies à éradiquer.

    La construction d’une identité politique homosexuelle n’a donc pas été de soi. Elle a été une lutte, politique, contre une des tares fondamentales de l’Occident, la même exactement qui avait au 19ème siècle conduit à catégoriser et hiérarchiser les races et les cultures pour mieux les dominer.

    Il n’y a aucun hasard à ce que l’émergence d’une identité politique des homosexuels se soit développée parallèlement aux luttes d’émancipation des peuples. Il n’y a aucun hasard à ce que Jean Genet fut un compagnon de route engagé auprès des peuples arabes. Il n’y a aucun hasard à ce que James Baldwin devint un des premiers écrivains ouvertement homosexuels, et ce, dans les années 50.

    Aucun.

    Alors bien sûr, maintenant que cet agenda politique est parvenu à faire évoluer les élites et les législations des grandes puissances impérialistes, le caractère révolutionnaire de cet agenda tend à céder la place, au sein même desdites élites, à une sommation à « évoluer » pour le reste du monde, transformant cet agenda en une sorte de nouvelle évangélisation, les droits des homosexuels devant, et les multinationales derrière, à l’affût.

    D’ailleurs, parallèlement à ce nouvel agenda d’une dépénalisation universelle de l’homosexualité, les groupes ultra-conservateurs des mêmes puissances impérialistes, via l’Opus Dei ou les églises évangélistes protestantes, financent de puissantes offensives homophobes dans certains pays d’Afrique, montrant bien que cet agenda autour de l’homosexualité, principalement en Afrique mais aussi en Asie, cache bel et bien, en réalité, une guerre économique pour le contrôle des richesses dans les anciennes colonies de la vieille Europe déclinante comme cela se fit à la fin du 19ème siècle en Amérique latine.

    Mais une fois cela dit, comment puis-je, en tant qu’homosexuel, et en tant qu’indigène moi-même, me contenter d’assister au spectacle de la persécution de ceux qui, eux aussi cumulent ces deux casquettes? Leur enfermement. Leurs condamnations à mort. Comment puis-je accepter que les églises protestantes, souvent avec l’argent du Fond International contre le sida, financent en Afrique Subsaharienne de violentes campagnes anti-homosexuelles, en s’appuyant sur de pseudo discours anthropologiques pour justifier que l’homosexualité serait une pratique importée et venue de l’Occident quand tout ce que réclament les homosexuels dans ces pays est de pouvoir vivre leur vie et surtout éviter la propagation du VIH, non seulement chez les homosexuels, mais aussi chez les hétérosexuels.

    Et comment ne puis-je pas, comment ne pouvons NOUS pas, collectivement, en tant qu’homosexuels, sursauter, quand certains dans les milieux des luttes anti-impérialistes, développent des discours ambigüs, renvoyant l’homosexualité à l’Occident, et refusant de voir qu’elle est une réalité vraie, vécue, de tous les temps, en Afrique ou ailleurs.

    La place que tu nous accordes dans l’ordre des revendication, cette sorte d’invisibilité, est injuste, unfair. Et discriminante.

    Nous sommes nombreux, Houria, et nous sommes nombreux à vivre out. Et contrairement à tous les clichés véhiculés par les fans de Caroline Fourest, ça se passe globalement pas plus mal pour les souchiens que pour les indigènes. Ce sera peut être un peu plus difficile, mais nous ne tarderont pas à nous marier aussi, contrairement à ce raccourci un peu facile qui consiste à penser que le mariage ne concerne pas les cités. Car nous y vivons aussi.

    En fait, même en Palestine, nous existons, et nous combattons pour la libération de notre terre. Et même quand nous sommes victimes de l’obscurantisme du Hamas et conduits à l’exil, nous continuons à lutter pour le droit du peuple Palestinien. Parce que que tout gay friendly que peut tenter de se présenter Israël, l’oppression du peuple Palestinien nous expose à la même fragilité que nos frères et sœurs, en nous désignant en plus comme ennemis quand Israël tente de récupérer notre cause.

    En fait, c’est le refus de prendre en compte la réalité de notre présence dans les quartiers qui donne aux LGBT toute leur blancheur.

    Il serait temps d’avoir le courage (et ton texte, en abordant la question de l’homoérotisme, avec toutes les critiques que cela me suggère, va réellement dans le bon sens car ça ne plait pas forcément à tout le monde), de reconnaître notre présence dans les cités non pas comme pièces rapportées ni produits d’une quelconque acculturation, et que nous sommes bel et bien homosexuels.

    Il serait temps de regarder ces femmes transsexuelles qui se prostituent à la Porte de Clichy comme une part de notre histoire commune. Sans papiers, au ban, livrées à l’arbitraire de la police et du sida. Car derrière ces femmes, tu le sais certainement, il y a des familles, souvent bien plus compréhensives que les reportages sensation sur l’homophobie de TF1 veulent bien dire. Les associations LGBT les laissent à leur destin, qui donc s’y intéressera ?

    Il serait temps que dans cette cause décoloniale le VIH trouve enfin sa place. Aux USA, en France, ACT-UP, dès sa création, fit le lien entre l’indifférence des politiques et des médias et le fait que la maladie touchait avant tout l’Afrique et les parias dans les puissances impérialistes. Maintenant que les traitements en Europe ou aux USA sont extrêmement performants et « presque » confortables, que le droit au mariage se trouve reconnu dans de plus en plus d’états, qui va pousser la lutte contre le sida en Afrique ou en Asie, où les traitements restent à la traîne et continuent de porter leurs lots d’effets secondaires?

    Il serait temps pour que cette cause progresse qu’il y ait enfin des militants, et pas seulement homosexuels, pour pointer le caractère blanc de tout la nomenklatura homosexuelle, son islamophobie.

    Cela passe par l’émergence de militants homosexuels issus des quartiers. Ça, c’est notre part.

    Cela passe par un travail de la part d’organisations comme le PIR, non pas pour reprendre les revendications homosexuelles, mais pour casser les représentations homophobes qui circulent et que certaines formulations anti-impérialistes entretiennent. Comme je te l’ai écrit, le texte que tu as publié, en reconnaissant des pratiques sexuelles multiples, esquisse un possible.

    Le succès de la lutte pour la reconnaissance et le droit des homosexuels ne doit pas effacer d’où les homosexuels viennent : nous nous sommes battus, et nous avons aussi nos morts. Beaucoup continuent dans le monde à se battre, et ils ont besoin que nous relayons leurs luttes avec la même légitimité que les combattants Palestiniens ont besoin que nous relayons la leur.

    Les homosexuels sont à la croisée des chemins. Le mariage passé, dans les mois qui viennent, les traditionnels discours islamophobes reviendront, et cette fois, la chasse aux électeurs homosexuels sera ouverte, islamophobie à l’appui, comme c’est le cas dans d’autres pays européens. Un peu comme certains musulmans regardent du côté du FN pour se trouver le masque de respectabilité que la société leur refuse.

    Il sera alors fondamental que les militants homosexuels conscients de l’enjeu des luttes décoloniales et que les militants comme toi conscients des nouvelles dynamiques à créer parviennent à jeter les bases d’un dialogue à égalité. Cela voudra dire, de part et d’autre, et dans le respect de l’identité de chacun, casser les préjugés et les représentations. Il nous faudra du courage.

    Madjid Ben Chikh
    La réponse de Houria Bouteldja a été publié dans le même numéro de Minorités.org, Dimanche 10 mars 2013, sous le titre Ma réponse à Madjid.
  • Minorités 156 | Hep, toi, là, le p’tit pédé

    Minorités 156 | Hep, toi, là, le p’tit pédé

    Paru dans la revue Minorités.org Dimanche 10 février 2013.
    Oui, toi, là, toi qui as tout juste quinze, seize, dix-sept ans ou un peu plus, c’est à toi que je m’adresse. J’ai quelques petites choses à te dire, des secrets à partager au sujet de ton homosexualité, enfin, la nôtre. Parce que même si je ne te connais pas en vrai, toi et moi, nous sommes liés par les fils secrets de ce qui nous fait différents et par un apprentissage à tâtons dont personne ne s’est soucié. J’en suis tellement désolé, de te savoir jeté dans le monde sans qu’à aucun moment on ne t’ai dit ce qui t’attendait. Si tu as atterri ici, c’est que tu cherchais quelque chose. Tu l’as trouvé. Je vais TOUT te raconter.

    Tu en as de la chance, mon joli petit pédé de quinze, seize, dix-sept ans ou un peu plus. Si, je t’assure.

    Tu vas pouvoir te marier. C’est pas fantastique ?

    Peut être tu ne mesures pas vraiment tout le chemin parcouru pour en arriver là. Savais-tu que jusqu’en 1982, l’homosexualité était un crime ? Bien sûr, la loi n’était plus vraiment appliquée, mais elle pesait lourdement sur notre visibilité, à nous, les gays, les pédés quoi. C’était toujours un peu comme une menace.

    À cette époque là, pour les plus riches, ça allait comme Bettencourt ou Cocteau, ils vivaient discrètement, mais pour les autres, c’était vraiment risqué. Tiens, d’ailleurs, si tu en as encore un peu, de la honte, eh bien, c’est à cause de cette histoire.

    Ce n’était pas drôle.

    Rencontrer d’autres garçons, ce n’était pas facile, c’était souvent en secret, par hasard. Dans les toilettes publiques, par exemple. Ça sentait pas bon, mais pendant longtemps, beaucoup d’entre nous n’avions que cela pour, en cachette, furtivement, nous rencontrer. Ça ne te dérange pas, que je dise nous, hein. On est un peu de la même famille.

    Nous n’avions le droit à rien, ce n’était même pas une question d’inégalité, c’était l’invisibilité, un peu comme les maîtresses à qui les riches hétéros payaient une chambre en ville, en cachette de leurs femmes. Une vie de mensonge dont nous étions les victimes. Et quand à tout hasard l’un d’entre nous parlait un peu plus fort, on lui renvoyait la décadence et la saleté de ses mœurs. C’était dur, et tu en as un peu eu le goût, la haine que certains ont de nous n’a aucune limite.

    Mais bon, progressivement, le nombre de ceux qui ont relevé la tête s’est accru et nous avons fini par avoir le courage de faire des associations, et des journaux, et même mieux, de manifester. Je ne te parle pas de maintenant, hein, pas la Gay Pride ©, ou Têtu, non. Mais de la marche de 1981, ou du Gai Pied à la fin des années 70. Tu as entendu parler du FHAR ? Renseigne toi un peu là dessus, tiens. Et puis pendant qu’on en est à ceux qui ont eu du courage, cherche Jean-Louis Bory. Imagine, c’était interdit, à cette époque là, vers 1973, eh ben le type, à la télé, il a lu une lettre d’ouvriers homosexuels. Le choc, t’imagines? Les couilles qu’il a fallu pour faire ça, parce qu’avant, ben, c’était un écrivain plutôt normal et qu’en plus, tout le monde pensait que les homos, c’étaient des riches. Mais tu vois, tout pédé qu’il était, c’était pas une pédale, hehehe.

    C’est vieux, tu penses, hein.

    Mais je te raconte ça parce que les salopards qui nous insultent à longueur de tribunes et de manifestations, eh bien, c’était eux qui faisaient la loi, et nous n’avions que le droit de nous taire. Tu me promets, hein, que tu ne te tairas pas, hein? Parce que les types de mon âge, ben, on commence à se faire vieux, et on ne sera pas toujours là pour être sûrs que tout va bien pour les gamins de ton âge. Ça te gêne pas, que je dise gamin ?

    Bon, bref, à force de bouger, on va finir par pouvoir se marier. Tu ne mesures pas encore, mais je te fais confiance pour savoir t’en servir. Tu vas pouvoir te marier, si tu en as envie. Et ne pas te marier si tu n’en as pas envie.

    La liberté, quoi.

    Cela étant, tu en as encore le temps. Après tout, ça ne fait pas très longtemps que tu as eu tes premières éjaculations, et encore moins longtemps que tu te dis que, bon, ben, peut-être, finalement, ce sont les garçons que tu préfères.

    C’est sympa non, être homo, tu ne trouves pas? Non? Quel est le problème? Ah, les autres? Ben oui, c’est pour ça que je t’ai raconté tout ce machin sur Bory, la dépénalisation en 1982 et tous ces bâtards qui passent leur temps à nous insulter.

    Parce que oui, vraiment, c’est sympa, être un garçon qui aime les garçons. C’est beau, un garçon. Tu as encore un peu de mal à t’en rendre compte, après tout, tu n’es qu’un petit pédé de quinze, seize, dix-sept ans ou un peu plus. Tu as des érections en béton, tu bandes parfois sans trop contrôler et tu n’as pas encore appris toute la beauté qu’il y a dans la chute de rein d’un autre garçon, les coups de regards fragiles quand il te regarde, les grands sourires qui sentent la complicité, les longues caresses à se regarder les yeux dans les yeux, l’émoi quand, alors qu’il frôle de sa langue tes tétons, tu le regardes et tu découvres son cou, ses oreilles, comme tu ne les avais jamais vus. Oui, c’est beau, un garçon. C’est dommage que tu te contentes encore de la facilité de collectionner des photos de bites volées sur le net, sur Tumblr ou ailleurs, que tu en produises toi même en cachette sur Vine… Bof, allez, tu en as bien le droit, hein, de bander, de te branler et d’éjaculer en regardant les autres. Il faut bien t’en servir, de ton sexe.

    Mais je vais te donner un secret, un vrai.

    Il va falloir, vite, que tu mettes en pratique, et que tu rencontres ton premier amant, pour de vrai. Et si c’est déjà fait, t’évertuer à ne pas t’enfermer dans le monde virtuel. Une bite, crois moi, c’est bien meilleur en vrai. Parce qu’on peut bavarder avec son propriétaire.

    Hélas, suite à des circonstances qui ont trait aussi à notre histoire, tu vas voir, ça te concerne aussi, c’est devenu plus problématique de se rencontrer, même pour bavarder. Pour un rien, ça coûte de l’argent, et ça, ce n’est pas juste, parce que tu n’es qu’un petit pédé de quinze, seize, dix-sept ans ou un peu plus, et que de l’argent, tu n’en as pas.

    Je vais te raconter un truc, là, maintenant. Parce que si tout ça, ça coûte de l’argent, c’est qu’il s’est passé des trucs, tu sais, depuis qu’on a eu le droit de s’embrasser sans courir le risque d’aller en prison, comme c’était le cas avant 1982. Et ce que je vais te raconter, ben, c’est pas facile, tu sais, mais il faut que tu le saches, parce qu’il va falloir que tu fasses des choix. Je préfère te balancer ça maintenant, tu seras prévenu.

    Tu zappes pas, hein?

    Il y a des vieilles de mon âge qui ne vont pas être contentes de ce que je vais dire, ni de comment je vais le dire, mais bon, c’est que des vieilles comme moi, tu peux pas t’imaginer comme je m’en fiche. Tiens, au fait, toi aussi, tu vas apprendre à parler au féminin. Des fois c’est gentil, des fois c’est vache. Des fois c’est pour dire un truc grave. On laisse le masculin à ceux qui ont à tout pris besoin de parler au masculin pour se prouver des trucs, du genre les casseurs de gueules ou les députés homophobes.

    Voilà, en 1982, on a eu le droit d’être gay.

    Pédé, quoi. Homo. C’était génial. On a commencé à avoir des bars, et tout. À Paris, ça draguait le jour aux Tuileries à côté de l’Orangerie, depuis des siècles d’ailleurs, on draguait l’été en journée au bord de la Seine en se faisant bronzer, si si, et des centaines, je t’assure. Aux Buttes Chaumont aussi. C’était difficile, de rencontrer quelqu’un, bien sûr, mais comme on avait plein de lieux en plein air, on finissait toujours par rencontrer quelqu’un. Et puis on se faisait plein de copains.

    C’était gratuit. La plupart d’entre nous débarquait à quatorze / quinze ans, on apprenait à devenir homo en bavardant avec les autres. Pour de vrai, et à l’œil. On passait tous plus une moins par une crise de follitude, histoire de se débarrasser de l’obligation d’être viril.

    Et puis, il y a eu cette saloperie de merde

    Le sida, ça, je suis sûr que tu en a entendu parler. Ça a été horrible, on a eu nos copains qui sont morts, ceux qui sont tombés malades, on ne savait pas quoi faire, il y en a eu qui ont arrêté de baiser. Tu te rends compte, on avait le même âge que toi… Ceux qui vivaient avec leur copain, ben, quand leur copain mourait, ils perdaient tout, la maison, les meubles, tout. Ben oui, il n’y avait pas de mariage, et les familles, des fois, se vengeaient. Celui qui restait se retrouvait sans rien, plus un souvenir, et pourtant des fois il avait accompagné son copain pendant des mois, des années, dans la maladie. Je ne sais pas si on te l’a dit, mais avec le sida, tu chopes toutes les maladies qui traînent, elles deviennent pire. Tu te rappelles, ta varicelle? Ben imagine, c’est pareil, mais ça dure, et tu ne peux plus manger, tu maigris, et tu attrapes un truc comme une grippe par dessus. Et il n’y avait pas de médicament. Alors, tu meurs.

    On avait ton âge, tu sais…

    Mais heureusement, comme on avait l’habitude de se rencontrer, je t’ai dit, les Tuileries, la Seine, ou ailleurs, on n’a pas tardé à réagir collectivement. Une vraie communauté. Aux USA aussi, ils ont fait ça. À San Francisco. À la télé, on te parle de héros pour des trucs nuls, mais nous, comme par hasard, nos héros, la télé, elle les a oubliés. Ben ouais, tu imagines, ils sont incapables de t’avoir fait ton éducation sexuelle, alors te parler de pédés qui ont lutté, dégommé trois ministres et fait faire caca dans leur culotte à plein d’autres, hein… Quelques dizaines d’entre nous ont informé tous les autres.

    Mettez des capotes, mettez des capotes, qu’ils disaient.

    La plupart d’entre eux sont morts. Ce sont nos héros, à nous les pédés. Si tu veux être libre, tu devras un jour penser à leur rendre un culte. Je sais pas, le premier décembre, par exemple. Ils en avaient, des couilles, c’étaient pas des PD.

    Alors comme ça, pour ne pas choper cette saloperie, il suffisait de mettre une capote à chaque fois qu’on pénétrait un autre mec par l’anus. Je te choque pas, j’espère. Mais bon, hein, sur le net, tu en as vu d’autres, je suppose. A ce sujet, c’est à toi de voir si tu veux faire ça, et quand tu le feras, ou si tu veux recommencer, c’est ton histoire, c’est ta bite, et c’est ton cul. Ce que je peux te dire, c’est que d’un côté ou de l’autre, quand c’est bien fait, c’est super cool. Ben ouais, on est des pédés, et on n’a pas honte de se faire pénétrer. D’ailleurs, même les hétéros aiment se faire mettre un doigt par leur copine, he he he. En fait, on a une glande et c’est agréable quand on la masse : la prostate. Et quand tu te fais pénétrer, si c’est bien fait, je te raconte pas le massage. Je dis bien si c’est bien fait…

    Il y en a, ils ne te respectent pas, ça fait mal, et puis c’est tout.

    Tiens, voilà un autre secret, un truc qu’on ne te dira jamais nul part.

    Il te faudra bien choisir tes amants.

    C’est important pour toi, parce que tu apprendras à te respecter toi même. Et puis c’est important pour que tes amants apprennent à se respecter les uns les autres.

    On est entre hommes, il n’y a aucune pondération, aucune sorte d’éducation pour nous freiner comme c’est le cas entre hommes et femmes. En fait, l’éducation des hommes est une éducation de dominants. Tiens, ce sont, par exemple, ces crétins qui te traitent de PD, te menacent de te casser la gueule, espèce de pédale, comme ils disent. Eh bien, il faut que tu comprennes que tout gentil que tu es, tu as cela en toi. Le plus tôt tu le sauras, le plus tôt tu apprendras à te freiner, à écouter l’autre, à sentir quand ton partenaire éprouve du plaisir, et quand il n’en éprouve pas. Tu deviendras un amant très apprécié, et c’est bien ce que tu cherches, non, hein?

    Certains, tu auras l’occasion d’en rencontrer, peut être as tu vu de ces vidéos à ce sujet, s’amusent à contrôler leur violence. On appelle cela le sado-masochisme. Je suis mal placé pour te raconter, moi, ça m’a toujours fait rire, quand un gars essayait ce genre de truc avec moi, on arrêtait tout. Mais qui sait, peut être que toi tu aimeras ça ou tu aimes déjà ça, et c’est ton droit. Mais rappelle-toi bien, jamais il ne faut faire vraiment du mal, et encore moins haïr son partenaire.

    Quand un homme exerce une violence sur un autre homme, tu sais comment cela s’appelle ?

    Cela s’appelle un viol.

    Si tu sens ce type de violence en toi, n’hésite pas à en parler à un spécialiste avant de l’exercer. Si un homme te viole, ou te fait du mal, dénonce-le, ne rentre pas ta peur, n’apprend pas à te taire ni à te faire du mal. On n’a pas lutté contre les homophobes pour ça, non, hein? Bon, je sais, c’est plus facile à dire qu’à faire. Gère au mieux. Les hommes sont parfois violents sans s’en rendre compte, et ce n’est pas toujours méchant, tu sauras faire la part, maintenant que je t’en ai parlé.

    Comme je te disais, le sida a décimé Paris.

    Nos clubs, nos bars, nos habitudes, presque tout a disparu. Et puis certaines associations et les politiques ont décidé que pour « contrôler les risques » et « faire de la prévention », il faudrait limiter la drague dans les jardins. Finies, les Tuileries, adieu, Tata Beach, déserts Les Buttes Chaumont. Je ne sais pas trop comment c’est par chez toi si tu es en province.

    Maintenant, il faut de l’argent, pour draguer.

    Ou un ordinateur, ou un téléphone portable. Et encore, on se branle beaucoup, on rencontre peu. En tout cas à ton âge. C’est dommage. Combien de fois, tu te retrouves à jouir tout seul devant ton ordinateur, si c’est pas malheureux.

    Bref, voilà, je t’ai expliqué. Cette saloperie appelée sida a changé beaucoup de choses, nos lieux, beaucoup sont morts. Et puis ceux qui sont restés ont vieilli. Et puis il y a eu enfin des médicaments de plus en plus efficaces. Pour ceux qui n’avaient pas attrapé le virus, c’était la délivrance. C’étaient des tonnes de pilules, mais ils étaient de moins en moins malades. Et puis les médecins ont de mieux en mieux contrôlé. Maintenant, c’est souvent qu’une pilule par jour quand on a le virus, le VIH. On revient de loin, hein. Ceux qui n’avaient pas attrapé le virus, eux, ont eu moins peur de tomber malade.

    Pendant des années, nous avons couché avec des types sans poser de question, on utilisait la capote, on faisait très attention. De temps en temps, une capote lâchait. Pas de chance.

    Mais comme je t’ai dit, on était un groupe.

    On s’entraidait, on se sentait moins seul. À force, et ça c’est le monde dans lequel tu vas débarquer, certains se sont lassés de mettre des capotes, et les contaminations par VIH ont recommencé. Bon, ok, il y a des médicaments, mais ce n’est pas marrant. Il y en a plein, ils te diront que c’est pas grave, mais c’est pas vrai. Ne les crois jamais, hein, tu m’écoutes, t’es trop mimi pour avoir à te taper un médoc qui va te bouffer les os, te donner des cauchemars ou des vertiges.

    Le VIH, c’est ton histoire en tant que pédé, tout comme la déportation, tu sais, quand Hitler nous envoyait en camps avec une étoile rose , ou comme quand on nous brûlait en place publique, ou comme dans certains pays quand on nous emprisonne. C’est ton histoire en tant que pédé, mais c’est pas ton histoire individuelle. Ne laisse jamais un type te contaminer, ne cède jamais aux sirènes du c’est pas grave. Et même si tu bandes comme un malade quand tu vois des films ou des photos sur le net avec des types qui ne se protègent pas, ne le fais jamais.

    C’est un ordre.

    Tu vois, je ne suis pas un mec cool. Tu sais pourquoi? Parce que je t’aime trop pour ça, petit pédé de quinze, seize, dix-sept ans ou un peu plus, je ne te connais pas, mais nous avons la même histoire. Moi aussi, j’ai été un petit pédé de quinze, seize, dix-sept ans ou un peu plus.

    Je sais que dans les mois, les années qui viennent, ça va enfler, la tentation de laisser tomber la capote. Parce qu’en soit, c’est vrai que c’est pas rigolo.

    Mais si je peux me permettre…

    Je te donnerai un conseil, un truc qui vient de l’époque d’avant cette saloperie. On peut s’embrasser beaucoup, et je t’assure, quand t’emballes un type qui te plait, ta pine, elle est super dure, si si. Tu peux lui lécher le nez, derrière tes oreilles, et pour tout te dire, il y a des mecs, ça les fait presque jouir, si si. Ensuite, tu peux le caresser, lui lécher les flancs, le nombril, il y a des mecs, ça les tord en deux, si si. Tu peux lui lécher les tétons, les lui caresser, je t’assure, il adorera ça. Et tu sais quoi, tout ça, c’est risque zéro. Vous pouvez vous branler, vous regarder vous branler, et c’est sans aucun risque, aucun, c’est safe. Tu peux lui lécher les couilles, idem, aucun risque… Et si enfin tu en arrives à une pénétration, c’est préservatif, et ça, tu ne le négocieras pas.

    Et je vais te dire pourquoi.

    Simplement parce qu’un jour, tu vas en faire jouir un davantage et il te fera jouir un peu plus, vous aurez plein de trucs en commun et vous voudrez vous marier. Et si l’un des deux, à votre âge, était séropositif, on dit comme ça, ben tout d’abord il faudrait le dire à l’autre, et si ça ne changeait rien à votre relation, tu te rends compte comment il serait inquiet à chaque fois que tu seras malade, je sais pas, une grippe, pas le sida. À ton âge, si tu fais ce que tu peux, ce truc, je te dis, ça ne t’atteindra pas. Si tu rencontres un gentil garçon séropositif, s’il prend bien son traitement, si vous faites ce que je t’ai expliqué plus haut, tu n’as aucun risque. Tu seras juste inquiet quand il sera malade, je ne sais pas, une grippe.

    Ça s’appelle l’amour.

    Et puis à ton âge, à priori, tu le verras arriver, le traitement, celui qui te permettra vraiment de relâcher un peu ton attention, même s’il y a d’autres maladies, comme l’hépatite, une saloperie, ça aussi.

    En fait, tu vois, tu arrives à un moment important. Ta vie s’ouvre sur l’horizon. Le Prince Charmant a décidé de laisser tomber cette idiote de Blanche Neige, l’autre a décidé de laisser cette gourde de Belle au Bois Dormant pioncer forever, ils se sont rencontrés tous les deux et ils sont tombés incroyablement amoureux.

    De tes choix, de cette vie devant toi, de ta capacité à décider pour ta vie, joli petit pédé de quinze, seize, dix-sept ans ou un peu plus, tu vas appartenir à la première génération de pédés vraiment libres. Libres de tout foirer, de se retrouver à enchaîner les rencontres, pas faire trop attention à toi et aux autres et peut être même te choper une saloperie au passage.

    Ou libre d’être un peu plus fort, de vraiment redresser la tête et d’envoyer ces gueules de cons d’homophobes. Tu seras peut être au chômage, tu seras certainement un peu fauché, mais si tu mets de la volonté dans ta vie, si tu aimes les autres petits pédés de quinze, seize, dix-sept ans ou un peu plus, alors tu seras un homme, mon petit pédé de quinze, seize, dix-sept ans ou un peu plus. Nous, les vieux, on emmènera notre époque avec nous dans la tombe.

    Je te demande juste, alors, de ne pas nous oublier.

    Madjid Ben Chikh
  • Minorités 150 | K-Pop, anticrise mondiale?

    Minorités 150 | K-Pop, anticrise mondiale?

    En 2009, en pleine culbute économique, j’entendis parler du succès du concert de Kara à Tôkyô, ainsi que celui de BigBang. Certains jeunes japonais sont peut être lassés des hordes de pucelles professionnelles en sacs à patates beiges ou uniformes d’écolières et voix de crécelle et autres bandes de mecs aux cheveux décolorés braillant des trucs bavards à n’en plus finir sur des musiques de bastringue sensuels comme des moissonneuses.

    Paru dans la revue Minorités samedi 15 décembre 2012. 

    K-Pop, anticrise mondiale? Cela fait deux ou trois ans que Laurent Chambon me presse d’écrire un truc sur la K-Pop puisque, par période intermittente, j’en inonde mon mur Facebook. Pas que j’aime spécialement ça (je n’écoute plus guère de pop, et je n’ai jamais vraiment écouté celle des majors), mais elle est un des signes de notre époque dans lequel il m’arrive d’aimer gambader. Le succès mondial (sauf au Japon, tiens…) de l’artiste coréen Psy m’offre l’occasion d’écrire cet article, car peut être mes propos vous sembleront un peu moins exotiques qu’ils ne l’auraient été il y a un ou deux ans : je n’ai pas l’autorité d’un journaliste du New York Times.

    Et puis la détérioration des économies occidentales renforcera mon propos, tel que je m’amuse à le développer par intermittence sur mon site Internet dans ce que j’ai appelé, «Cycles » : les quatre dernières années ont en effet été une période d’expansion économique sans précédent dans l’histoire du monde, et ce cycle touche à sa fin. Enfin, le succès phénoménal des flash-mobs éclairera le succès d’une pop qui se distingue par la place particulière qu’elle accorde à la danse collective.

    Il y a quatre ou cinq ans, à l’époque de la bulle des subprimes et du robinet à crédits, la pop américaine regorgeait de bagues en or et de colliers de diamants, les rouges à lèvre ressuscitaient la magie du disco. Estelle, dans sa vidéo toute en noir et blanc  incarnait à elle seule cette esthétique chic et rétro dans laquelle le confort d’une croissance bon marché, faite de vêtements produits à bas coût en Asie et payés par cartes, endormait l’opinion publique de la première puissance afin qu’elle ne pense pas trop aux deux guerres dans lesquelles elle s’enlisait. L’argent facile coulait à flot, la planche à billet des crédits dérivés permettait aux pauvres d’accéder au rêve américain et la chanteuse rendait un culte à son American Boy. Les minorités accédaient à l’illusoire prospérité facile et la pop accompagnait ce mouvement, pendant que le jeune candidat émergeant du Parti Démocrate et pas encore président Barack Obama semblait surfer sur cette trend culturelle…

    Et puis le marché de l’immobilier se retourna, celui du crédit se tarit, les banques augmentèrent leurs taux, les dettes se révélèrent explosives et alors que la chanteuse triomphait dans les charts, tout comme la portoricaine « Betty », elle incarnait une esthétique passée, celle des années 2000, cette resucée bushienne de la décennie Clinton, en plus clinquant. Betty, d’ailleurs, ne survécut pas plus d’une saison à « la crise ».

    Ne resterait plus que deux guerres, une récession, beaucoup de dettes, des faillites, du chômage, des expropriations et de la pauvreté. Cette détonation économique ne tarda pas à s’étendre à l’ensemble des économies développées et en 2009, le plongeon se répandit des USA à l’Europe avec des taux de chute de l’activité économique inconnus depuis les années 30, de -6% et pour certaines économies jusque -10%… Adieu Estelle et le bonheur en carton pâte, et bienvenue au Tea Party, à la dèche, aux populismes, à l’argent rare et aux boucs émissaires.

    Désormais, la pop grand public fait dans « la fête », avec une généralisation de l’esthétique pauvre « délire », exhibant sans hésiter des distributeurs de boissons givrées à bas coût remplies de colorants et vraisemblablement achetées par bidons de 20 litres pour deux dollars à Wall Mart, ASDA ou CostCo. Impensable il y a cinq ans.

    La pop raconte son époque. La pop occidentale produite par les majors, Kontor ou autres David Guetta raconte le tarissement d’une imagination lessivée par la victoire de l’argent, le vide béant a-poétique et le déclin économique. Entre tubes techno-exotiques ou techno-dancing, les bras en l’air coincés entre deux fesses sensés incarner l’extase de la discothèque dans des décors dévastés, l’Occident révèle par sa pop culture son propre naufrage… Jamais de ma vie, je n’avais vu ni entendu des charts européens aussi laids.

    J-Pop, K-Pop, T-Pop, C-Pop et autres S-Pop… Kezako ?

    J’aimerais commencer par une petite remarque au sujet des mots J-Pop ou KPop et autres quelque-chose-pop (je fais un japonisme à partir de 何々POP). Car il faut rendre hommage à celles et ceux à qui fut originalement adressé l’adjectif : le Japon.

    Car si de nos jours on utilise le qualificatif pour de la musique de « variétés » (pop, en anglais), il n’en a pas toujours été ainsi.

    Il faut remonter aux années 90, quand le Royaume-Uni enfanta une nouvelle génération de chanteurs, Oasis/ Blur/ Divine Comedy et dans une moindre mesure Pulp (le groupe était en fait plus ancien). Les critiques ont alors parlé de « BritPop ». Or, le Japon connaissait depuis la seconde moitié des années 80 une effervescence culturelle réelle, pas seulement de sa variété (l’époque était aux Chisato Moritaka, Nakayama Miho, Matsuda Seiko ou Wink qui valaient bien nos Rose Laurens et autres), mais à travers les groupes indépendants rassemblés sous le vocable de Shibuya-Kei car ces jeunes prenaient possession du quartier de Shibuya, encore peu fréquenté (le quartier à la mode était Shinjuku, et dans une moindre mesure Roppongi pour le soir).

    Les plus connus étaient Pizzicato Five, Tanaka Moriyuki, Towa Tei (le DJ de DeeLite), Flipper’s Guitar (un duo dont l’un des membres a continué sa carrière sous le nom de Cornelius) ou bien le DJ electro Ken Ishii. Cette scène finit par percer mondialement et c’est ainsi que lors d’une tournée de Pizzicato Five aux USA en 1994 le terme J-Pop apparut, clin d’œil à ce qui se passait au Royaume-Uni.

    Par la suite, le terme fut vulgarisé et tendit à être appliqué à tout et n’importe quoi au point de qualifier désormais la pire variété japonaise. Voilà pour la petite mise au point.

    J’étais fan de ShibuyaKei…

    K-Pop comme révélateur du « découplage économique » de l’Asie

    En 2009, en pleine culbute économique, j’entendis parler du succès du concert de Kara à Tôkyô, ainsi que celui de BigBang. Certains jeunes japonais sont peut être lassés des hordes de pucelles professionnelles en sacs à patates beiges ou uniformes d’écolières et voix de crécelle et autres bandes de mecs aux cheveux décolorés braillant des trucs bavards à n’en plus finir sur des musiques de bastringue sensuels comme des moissonneuses.

    Au Japon, danser, c’est interdit!

    Je me mis donc un soir en quête d’exploration sur YouTube.

    C’est plus fort que moi : je n’écoute plus de pop, encore moins de pop de charts, mais j’aime savoir ce qui se passe, comme ça, pour savoir. En France, il m’arrivait parfois d’acheter des tonnes de  magazines non pas pour en lire le contenu, mais pour les regarder, et tenter d’y regarder mon époque comme un voyageur venu d’une autre planète. En 2006, j’ai entendu parler de Tecktonik, j’ai regardé sur YouTube, et j’ai compris que la France serait en crise pour une bonne vingtaine d’années.

    Alors que le monde s’enlisait dans une récession sans précédent, je pris une vraie baffe jouissive et salutaire (je dois avoir, refoulées quelque part, des pulsions SM) me transportant dans les Trente Glorieuses, en enfance. Des Trente Glorieuses du futur, débarrassées du néo-courrègisme encore en vogue au Japon quand on évoque le futur et qui révèle à quel point ici le futur appartient au passé. Un futur, mais au présent. De la jeunesse, de la danse et une énergie brute venue tout droit du pays des écrans AMOLED…

    La K-Pop, pour réveiller la folle qui est en nous

    La première vidéo sur laquelle je restai scotché, ce fut Som Dam Bi. QUEEN.

    En 2009, la K-Pop commençait son envol dix ans après le décollage du cinéma et des feuilletons télévisés, encouragée par une active politique d’exportation de la culture à l’opposé du verrouillage japonais.

    À regarder aujourd’hui, il flotte comme une certaine innocence dans Queen… C’est tout propre et tout parfait, pas d’audace, mais beaucoup de couleurs. C’est un mélange bien produit de pop européenne et de Killy Minogue.

    Mais dites moi, qu’est-ce qui fait la qualité d’un bon tube populaire : son originalité ? Sa qualité ? N’est-ce pas avant tout le partage d’une émotion brute, un rythme qui balance, une mélodie dont on se souvient facilement et, si possible, de belles images.

    Et Queen, c’est exactement cela.

    Mon premier morceau de K-Pop fut donc une pastille de bonheur enfantin de trois minutes effaçant ce machin qui n’en finit pas et qui s’appelle « la crise » et qui dure depuis que j’ai eu 10 ans, quand on s’est mis à parler de chômage à la maison, dans les années 70. Quand on a goûté une pastille de bonheur, c’est comme de la drogue, on y revient toujours.

    Pour tout dire, aujourd’hui encore, je ne pige pas bien que les pédés ne se soient pas mis à écouter ça, parce que c’est super pédé, comme toute la K-Pop, avec ses filles super femmes, et ses mecs beaux comme des filles et sexy comme des playboys.  Mais bon, encore faudrait-il que les pédés choisissent ce qui fait « leur » culture et arrêtent d’aduler les Lady Gaga que l’industrie a spécialement marketées à leur intention… Et puis, dans ces espèces de baisodromes qui ont remplacé nos clubs, il est où, celui qui flairerait notre époque et nous ferait danser sur des trucs venus d’ailleurs comme sut si bien le faire, par exemple, Pascal Carqueville, au Broad, en son temps, avec la pop anglaise ?

    2ne1

    Remis de mes émotions, je passai à 2ne1 qui démarraient leur carrière. Là encore, c’était 2009, il y avait quelque chose d’inabouti, un certain manque d’audace. Mais cet inaboutissement, je vous l’avoue, cela ne fait que peu de temps que je le perçois, le souvenir que j’ai de ma première soirée à zapper de clips en clips sur de la K-Pop, c’est vraiment, vraiment, le souvenir d’une pastille de bonheur et d’énergie jeune. Je veux dire VRAIMENT jeune.

    Partout l’économie s’effondrait, et la Corée réinventait l’innocence du yéyé. Je me mis pendant une quinzaine de jour à n’écouter que cela ! Pas parce que c’était extraordinaire, mais parce que je sentais qu’il y avait là un truc qui se passait.

    L’Asie réinventait les codes de la musique populaire, et ça, vous passiez tous à côté, comme de tout le reste de ce qui se passe dans le monde à force de ne regarder que votre monde, à vous prendre le choux, ah oui, c’était la burqa, c’est ça ? Et puis Kontor, David Guetta et Adèle, c’était tellement plus confortable…

    J’ai avalé tout ce qui traînait sur YouTube, et même au passage de la T-Pop (Thaïlande) et de la C-Pop (Chine et Taïwan), m’apercevant au passage que les majors coréens ne filtraient pas, au contraire ils proposaient les clips de leurs chanteurs, me rendant compte au passage bien avant le printemps arabe de la puissance de ce truc fantastique appelé « Internet »…

    Si 2009 fut une année pouasse, la pop coréenne m’évoque cette année là ces trucs pré-disco sortis vers 1976. Un potentiel énorme.

    Et alors qu’en 2010 vous vous preniez le choux pour savoir si vous sortiriez de la récession sous le pilonnage permanent d’une brailleuse en robe noire et les vociférations « trop » de la madone des pédales qui était « née comme ça » (la pôôôvre), la Corée et avec elle toute l’Asie et l’Amérique latine décollaient avec des taux de croissance à faire rêver les ministres du plans de la IVème république.

    Imaginez. 12% en Chine, 10% en Inde, et 6% en Corée. Ah, vous en avez mangé, cette année là, de la dalle plasma, et du téléphone Android Samsung… La crise ?

    Quelle crise ?

    La K-Pop a suivi l’économie et, de fidèle élève de la pop européenne et américaine, elle a commencé à explorer ses propres possibilités. Des couleurs, des vestes épaulées comme dans les années 80, et puis des coupes de cheveux, et puis une disco de plus en plus boum boum, des sons de plus en plus radicaux. Sa propre esthétique, faite d’une influence musicale assumée d’Europop, mais redigérée, entièrement tournée vers la danse collective de ces boys bands et de ces girls bands qui, deux ans auparavant, copiaient le modèle du genre, la J-Pop. Qui d’un coup, elle, se trouvait ringardisée, dépassée et coupée du monde.

    Ne restait plus que l’étincelle pour « incarner » l’indépendance de la K-Pop. Et ce fut…

    COED SCHOOL

    Too Late de COED SCHOOL est ce que j’ai entendu de mieux dans la pop grand public depuis des années. C’est un titre qui incarne son époque mieux qu’aucun autre. Que ce soit la chorégraphie, la chanson mais aussi les images, ses mecs super beaux ou les technologies utilisées pour réaliser le clip (tourné en 3D comme beaucoup d’autres clips coréens à la fin de l’année 2010, promotion de la technologie oblige, un peu comme le psychédélique annonce l’entrée dans le monde de la stéréo grand public dans les années 60), il représente le mieux ce qu’est la K-Pop. C’est jeune, hi-tech, et en plus, ça se danse. Parfait pour les flashmobs qui commençaient au même moment à se répandre un peu partout. Too Late est à la K-Pop ce qu’I Feel Love fut à la disco en son temps. Bien sûr, I Feel Love est révolutionnaire à plus d’un titre, mais en son temps, il révélait surtout qu’un producteur européen pouvait réaliser un titre mondial sans copier ce qui se faisait Outre-Atlantique, annonçant l’hégémonie européenne sur la disco pour les deux ans à venir. Tout comme COED SCHOOL.

    À l’automne 2010, la K-Pop osa enfin. Corps de plus en plus généreusement dénudés, chorégraphies suggestives au point de susciter l’agacement de certains hommes politiques. Les survivants qui ont connu la disco en Europe vous raconteront les mêmes anecdotes ! Des titres de plus en plus originaux et toujours les 2ne1 et Super Junior.

    Alors qu’en 2011 vous vous enlisiez dans la énième réforme des retraites, hésitant entre désespoir de tout voir partir en vrille et espoir de voir « la gauche » gagner les élections sous la double force de frappe de la braillarde qui vous ferait renier votre amour inconditionnel pour une héroïne de Jacques Tardi, et de tous les produits dérivés de David Guetta en jeans et tee shirt (D&G) pour faire cool dans des discothèques « délires », la K-Pop se mettait à rayonner sur toute l’Asie et commençait à être copiée à Taïwan, en Chine, en Thaïlande, et même percer aux US.

    L’influence de la J-Pop s’est effacée. La K-Pop s’est même payé le luxe de produire un trio de pur style J-Pop à sa façon, c’est à dire bien plus « kawai » que de la J-Pop, en fait, de la pure lolita des années 80…

    Les sites consacrés à la K-Pop ont commencé à apparaître en Europe ou aux USA, animés par des très jeunes, bien entendus, étouffés par la double barrière des baby boomers et de cette frontière sociale/raciale incarnée par le périphérique qui veut que la culture « jeune » soit validé par l’élite trentenaire blanche middle class Paris intra-muros. À la suite du séisme, mon compte Twitter ainsi que mon compte Facebook m’ont permis de croiser certains de ces jeunes, et j’en suis ravi. Sur leurs comptes, j’ai vu circuler Beast Fiction dont la chorégraphie n’a pas cessé de nous étonner, à l’opposé du barbant Djamel Ouali. Et puis 2ne1 est devenu un girl band d’envergure internationale, pouvant s’offrir le luxe de dire qu’elles étaient les meilleures. C’est bien simple, en 2011, même les trucs nuls sont devenus potables, et le moindre boys band une machine à fantasmes

    En 2012, nous avons élu un président « normal ». Rien « qui dépasse ».

    Mais c’est quoi, l’avenir d’un gamin qui a grandi au delà du périphérique? Toutes les places sont prises par le monde des baby-boomers de classes moyennes et leur progéniture, où on se moque des Sky-Blog quand on n’interdit pas certaines expressions religieuses.

    Ne restent qu’internet et les flashmobs. C’est gratuit, convivial, inter-générationel, et ça se danse. Et la K-Pop.

    C’est incroyable sur YouTube le nombre de vidéos de flashmobs sur de la K-Pop. C’est normal, ça se danse aussi…

    Les gays à l’avant-garde. Not.

    Les gays trentenaires n’ont pas vu venir l’Asie. On nous l’a refera, « les gays toujours à l’avant-garde ». Tout juste bon à accoucher d’un vocabulaire nouveau pour retourner au placard sans passer par la case du coming-out !

    Pour cet hiver, je vous suggère de goûter mes pastilles de bonheur, les sensuelles Sistar (une vidéo à augmenter les prises de conscience des transexuelles qui s’ignorent…), Tasty parce que ça le vaut bien, Bigstar  parce que la vidéo est efficace, KingKong Shower parce que c’est vraiment pédé, 2ne1 parce que ce sont des pros et que c’est trop la honte que vous passiez à côté d’elles alors qu’elles ont été classées 10ème des ventes de disques aux USA…

    On laissera à Montebourg le soin de se ridiculiser encore plus en voulant filtrer le net contre l’envahisseur coréen ! On lui laisse Kamel Ouali, les Guetta et la Star Ac ainsi que les décors vert-de-gris des années 2000.

    R U Ready ?

  • Minorités 143 | Le Japon, un pays suspendu à un fil

    Minorités 143 | Le Japon, un pays suspendu à un fil

    Paru dans la revue Minorités.org Dimanche 14 octobre 2012
    Pour le curieux que je suis, vivre à l’étranger me donne une position privilégiée, celle d’être où je suis sans y être attaché par tout le fatras de liens familiaux et sentimentaux appelés souvenirs qui nous encroûtent habituellement dans cette nostalgie des racines appelée nationalisme. Je regarde le Japon, et je le pense. Entre lui et moi s’est tissée une histoire complexe, et cela depuis l’enfance. J’aime intimement ce pays, j’en aime l’histoire, la façon dont s’est créée cette langue que l’on nomme le japonais, j’y aime l’empreinte d’un religieux qu’il faut traquer pour le voir mais qui est partout à la fois. J’aime son aspect capricieux, typhons et averses torrentielles, ses séismes et tsunamis dévastateurs dont les plus récents m’attachent encore plus à son peuple. Je ne peux m’empêcher de regarder en observateur, l’esprit détaché des passions, ce qui fait le présent de l’archipel. Tout, ici, aujourd’hui, ne semble plus tenir qu’à un fil. L’économie, la géographie, la diplomatie et la politique, tout, absolument tout semble arrivé en fin de course avec des implications planétaires dont je m’étonne qu’elles ne vous préoccupent pas un plus… C’est donc si loin, le Japon?

    L’économie nipponne ne tient plus qu’à un fil. On me reprochera bien des redites sur le sujet. Mais si j’insiste sur la faillite imminente de l’économie de l’archipel, c’est avant tout parce que je lis régulièrement des articles d’une vacuité sans nom sur une prétendue exception japonaise et annonçant une résurrection à venir dont le terme, sans cesse repoussé, prend les allures de légende urbaine pour comptoirs journalistiques. Rien, absolument rien n’indique une quelconque inflexion de ce qui s’annonce comme une troisième décennie de déflation avec cette fois-ci le spectre d’une faillite générale du système financier bâti sur les montagnes de dettes héritées de la gestion clientéliste d’un capitalisme corporatiste et de la bulle financière de la fin des années 80.

    230%, voilà le rapport PIB/ dette du Japon, un ratio qui aurait de quoi faire rêver la Grèce ou l’Irlande.

    Le succès économique du Japon après guerre fut incroyable. Les élites au pouvoir élaborèrent un modèle de développement mêlant certains aspects « keynésiens » alors en vogue en Europe de l’ouest, à savoir un état-providence, une planification destinée à orienter l’investissement des entreprises et l’investissement public en infrastructures, un enseignement de masse destiné à promouvoir une main d’œuvre hautement qualifiée.

    On a souvent dépeint l’économie japonaise comme une économie « socialiste », et c’est faux. Elle est avant tout une économie corporatiste où les salariés ne décident de rien, ni individuellement ni collectivement, et où en échange d’un bonus, de l’inclusion dans le système de sécurité sociale public géré par l’entreprise, d’un certains nombre de primes et avantages, il obéira à toutes les décisions prises par la société : être muté tous les trois ans dans une ville différente de l’archipel, être transféré du jour au lendemain d’un service à un autre, faire des heures supplémentaires et finir le travail après neuf heures du soir.

    Une histoire blitz du Japon moderne

    De 1945 aux débuts des années 60, les salaires et les conditions de travail furent sacrifiés sur l’autel de l’économie, la police se chargeant de mater un syndicalisme très offensif au nom de la lutte contre le communisme, avec l’aide de la pègre et du gouvernement américain. Le très populaire leader du parti socialiste fut assassiné par un yakuza en 1960, à la veille d’élections qui s’annonçaient victorieuses…

    Du début des années 60 au début des années 70, le PIB doubla et une puissante classe moyenne accédant à la consommation de masse émergea dans les grandes entreprises. Cette décennie marque encore profondément l’imaginaire de ce pays désormais peuplé de vieux, avec ces deux moments forts que furent les jeux olympiques de Tôkyô en 1964 et l’exposition universelle d’Ôsaka en 1970.

    La fièvre étudiante qui gagna le pays dans la seconde moitié des années 60, avec l’occupation de l’université de Tôkyô et les manifestations contre la guerre du Vietnam, atteignit son paroxysme avec une prise d’otage qui s’acheva dans un bain de sang, prétexte à mater la contestation.

    La décennie 70 vit émerger une mentalité consumériste ne remettant pas en cause ce qui fait le propre du salariat japonais: l’obéissance. Tôkyô, à cette époque, se mua en une mégalopole et les projets immobiliers des grandes compagnies de chemins de fer à l’ouest de la capitale poussaient comme des champignons, accélérant les investissements en infrastructures diverses et dopant une croissance économique commençant à devenir anémique dans bien d’autres pays. Parallèlement, la province japonaise se vidait de ses habitants dans un exode vers la capitale, un phénomène qui continue encore de nos jours.

    Le Japon avait beaucoup misé sur la maîtrise des technologies électroniques, le transistor, et cette maîtrise lui assura sa domination dans les années 80. L’Europe, mais surtout les USA, connurent alors une déferlante de produits compacts, bien conçus, économes en énergie. JVC imposa le VHS, Sony le Walkman et Matsushita (Panasonic) ses téléviseurs. L’industrie automobile se trouva elle-même mise en concurrence avec Toyota ou Honda, l’Europe comme les USA connurent des vagues de licenciements pendant que le Japon dominait.

    Les gouvernements occidentaux accusèrent alors le Japon de dumping monétaire. Avec les accords du Plaza, le yen s’envola sous l’effet d’intervention des banques centrales et d’une croissance solide tirée par les exportations. Mais après avoir augmenté les taux d’intérêts pour attirer les capitaux et renchérir le Yen, la peur qu’une trop forte appréciation ne desserve les exportations conduisit la Banque du Japon à les baisser à un niveau très bas, encouragés par les USA rentrant alors en récession suite au krach de 1987. Le Japon deviendrait une « locomotive ».

    L’afflux de capitaux, les taux d’intérêt très bas facilitant l’endettement et la solidité de l’économie allaient créer une double bulle financière et immobilière inédite depuis 1929. Il était très facile d’emprunter pour investir en bourse ou pour consommer, une véritable fièvre consumériste enflamma la génération hédoniste des années 70 et la jeune génération des années 80. L’envolée du yen ne fut pas freinée, et au début de 1990, le PIB du Japon dépassa le PIB des USA. Le Japon devint la première puissance mondiale. La bourse atteignait un plus haut de 38.500 fin 1989 (moins de 10.000 fin 1985).

    Les bulles éclatent sans crier gare. Le resserrement de la politique monétaire pour « refroidir » l’économie en pleine surchauffe inflationniste fin 1989 eut raison du doublement semestriel du prix des biens fonciers, et le marché commença sa descente. Les dettes contractées pour acheter des actions ou des terrains toujours à la hausse devinrent de mauvaises dettes assises sur des créances à la valeur incertaine.

    Il y a quelque chose de mensonger à parler de créances douteuses, car ces dettes sont un pur produit de l’économie de marché et de l’illusion qu’il y a à parler de « vrai » marché. Emprunter 100 Euros en les gageant sur un bien valant 200 est extrêmement sûr pour le prêteur, et pourtant, que la valeur de ce bien, pour des raisons qui lui sont extérieures, une guerre, une crise économique, viennent à baisser à 90, et immédiatement l’emprunt devient un emprunt risqué, entraînant une hausse de la prime de risque, l’intérêt. Et qui dit hausse de l’intérêt dit hausse de la dette contractée et de son ratio rapporté au bien mis en garanti, dont désormais la valeur est « douteuse ».

    La chute de la bourse entraîna une augmentation exponentielle des dettes privées. Pour pouvoir rembourser ces emprunts qu’ils ne pouvaient honorer, certains japonais empruntèrent à des sociétés financières à l’activité, elle, vraiment douteuse : la mafia avait profité de l’argent facile pour se lancer dans le crédit. Ces sociétés prêtaient à des taux parfois hallucinants, mais elles apportaient à leur client l’air nécessaire qui leur permettrait d’honorer une traite importante en attendant que la bourse ne remonte.

    Car c’est bien connu, la bourse finit toujours par remonter…

    Comprendre l’endettement nippon

    La population mît 4 ou 5 ans à comprendre que la bourse ne remonterait pas. Se croyant riche, le gouvernement lança des « plans de relance », traitant par la stimulation de la demande publique une crise de la dette privée ainsi que l’insolvabilité d’un secteur financier cachant son bilan réel en utilisant des crédits dérivés de filiales à filiales… en espérant que ça remonte un jour.

    L’industrie, elle, fut frappée de plein fouet par les effets cumulés de la récession mondiale du début des années 90, de la surévaluation du yen et de l’explosion de la bulle financière. Les grandes compagnies commencèrent alors une stratégie dangereuse pour un pays ayant basé son succès sur les exportations : elles se recentrèrent sur leur marché intérieur.

    L’attentat au gaz sarin et le grand tremblement de terre de Hanshin, durant l’hiver 1995, adjoints à la grande instabilité politique et à des scandales politico-financiers mêlant la pègre, l’industrie et le parti au pouvoir depuis 1954 furent les symboles en négatif des Jeux Olympiques et de l’exposition universelle d’Ôsaka.

    La donne a depuis incroyablement changé. Le Japon n’est plus que la troisième puissance économique mondiale, derrière la Chine. La Corée, envahie au début du 20ème siècle, regardée de haut est, elle, devenue la neuvième puissance mondiale, pas très loin de la France et de l’Italie. Le monde autour du Japon a changé, mais la crise a replié l’archipel et l’a renvoyé à son insularité. La génération d’après guerre rêvait de voyager, la génération des années 70 et 80 regardait le monde avec envie. La jeune génération est satisfaite de ce qu’elle est, pense que le Japon est ce qu’il y a de mieux.

    L’économie de l’archipel, entièrement bâtie sur un modèle mercantiliste privilégiant les exportations, et dépendant de ses importations pour produire et s’alimenter, est anémiée. Avec en plus le vieillissement (un quart des Japonais a plus de 65 ans). Avec aussi l’ardoise des 17 et quelques plans de relance ayant bétonné le pays sans empêcher la déflation. Avec un commerce extérieur déficitaire, ne contribuant plus au peu de croissance de ce qui est communément appelé deux décennies perdues…

    « La » piscine qui ne tient que par un fil…

    Pour satisfaire cet immense outil de production qui a tant fait rêver nos élites développementistes, le Japon a fait le même choix que la France. L’énergie nucléaire. Ce qui, pour un pays recensant pas moins de dix pour cent de l’activité sismique mondiale, a quelque chose de surréaliste (nos élites ont fait le choix de mettre les nôtres dans la vallée du Rhône, sur des failles actives…).

    Et il en faut, de l’énergie, pour faire tourner le Japon. Néons dans les villes jusqu’à plus d’heure, air conditionné à vous enrhumer en plein été, éclairages et sur-éclairages dans les magasins, dans le métro, à la maison. Lire Éloge de l’ombre de l’écrivain junichirô Tanizaki est presque comique. Il y parle de ce goût tout japonais pour le sombre, l’éclairage indirect qu’il oppose au lampadaire occidental. Or, rien, il ne reste rien de ce lieu mystérieux, « oku », où tapie dans l’ombre attendait l’épouse ou la domestique. Madame se vautre désormais dans un fauteuil, sous un grand lustre, devant la télévision, avec l’air conditionné à plein régime, après avoir acheté le repas du soir dans la lumière blanche surpuissante des magasins baignant d’air réfrigéré. La consommation d’électricité des japonais était, avant le séisme, supérieure de 15% à celle des français.

    La crise économique que traverse le pays a, elle, fait de l’industrie nucléaire un puissant lobby : le rétrécissement du marché publicitaire a par exemple rendu la presse et la télévision toujours plus dépendantes des compagnies d’électricité, tandis que les grandes compagnies, affamées d’énergie, ont poussé les gouvernements à développer cette énergie quand elles ne concevaient pas elle-même des centrales.

    Le séisme du 11 mars et ses conséquences à Fukushima ont révélé les dysfonctionnements de l’appareil d’état sensé contrôler la sécurité, ses liens avec les compagnies électriques, mais également la puissance d’un lobby contrôlant les médias et l’information ainsi que les partis politiques et les syndicats ou les collectivités locales. Alors que les sites américains, dès le 13 mars, révélaient la détection de gaz radioactifs, alors que partout dans le monde circulaient des mesures de radioactivité conduisant les USA a évacuer leurs bases à plus de 200 kilomètres et Areva envoyer son personnel à Ôsaka, la télévision berçait le peuple de messages rassurants.

    Il faut l’avoir vu.

    La NHK expliquant que mettre une serviette mouillée sur le visage, porter des gants en plastique, des bottes en caoutchouc et utiliser un parapluie permettrait de se protéger des radiations si « à tout hasard » il y en avait, les présentateurs et les comédiens mangeant des fraises et des concombres du département de Fukushima en commentant à quel point c’était bon quand, au même moment, dans le secret des cabinets ministériels, le premier ministre Kan Naoto envisageait l’évacuation des 40 millions d’habitants de la région car la situation était simplement hors de contrôle.

    C’est dans ces circonstances que l’on mesure la puissance d’un lobby, et ce ne furent donc que plusieurs mois plus tard que commença à être reconnue l’ampleur de la catastrophe, comme une surprise et presque avec étonnement quand, pourtant, depuis le 13 mars les informations étaient là, disponibles.

    C’est dans ces circonstances que l’on mesure à quel point ici l’information est verrouillée et protégée par la triple insularité, celle de la géographie, celle de la langue. Et celle du nationalisme.

    Un Fukushima… et puis plus rien

    Tout désormais semble revenu à la normale. Les médias ne parlent du 11 mars 2011 que pour commémorer l’anniversaire du tsunami, avec force apitoiement. Ils reviennent dessus pour insister sur la nécessité de stocker les centaines de milliers de tonnes de déchets, «par solidarité », dans tout l’archipel, survolant parfois les oppositions locales dues, on s’en doute, à la crainte que suscite une possible contamination radioactive. Ils commentent parfois ces manifestations hebdomadaires devant la Diète. De temps en temps, par un presque miracle, une information, une vraie, surgit dans le ronron ambiant. Le confort prend alors l’espace de quelques minutes les allures d’une horreur annoncée que l’on ne veut pas trop regarder.

    La structure de chacun des quatre réacteurs est en effet incroyablement endommagée et il ne fait aucun doute qu’un nouveau séisme aurait des conséquences dramatiques. Particulièrement pour le réacteur numéro 4. Celui-ci était pourtant à l’arrêt quand survint le tsunami, mais du fait de cet arrêt, on y entreposait des barres de combustible hautement radioactif.

    Une poubelle. À environ trente mètres de hauteur. Dans une piscine.

    Celle-ci est toujours en place, « par miracle », comme l’affirme le professeur Koide de l’université de Kyôto. Des tonnes de combustible dans une piscine à l’air libre dans un bâtiment ravagé, éventré. Qu’une nouvelle secousse un peu plus forte survienne, qu’un typhon un peu plus fort ne vienne à passer par là, la probabilité que la piscine s’effondre est très élevée. L’exposition à l’air libre des barres de combustible entraînerait immédiatement leur combustion, et donc l’évacuation du personnel. Rien, alors, ne serait possible pour garder le contrôle des trois autres réacteurs. Il serait alors impossible d’empêcher ceux-ci de brûler à leur tour. La proximité de la mer, la présence de nappes phréatiques rendrait quasi-inévitable une explosion due à des dégagements d’hydrogène, au dire d’une majorité de scientifiques. La pulvérisation radioactive pourrait alors s’étendre immédiatement sur une centaine de kilomètres avant, bien entendu, de contaminer plus loin, essentiellement la partie est du Japon, mais également tout l’hémisphère nord. Quelques scientifiques ont même envisagé que là, l’explosion pourrait à elle seule provoquer un séisme et détacher un morceau de la côte. Autant dire, si on veut résumer la situation en gardant la tête froide, que la chute de la piscine numéro 4 aurait des conséquences jusqu’alors inconnues pour l’espèce humaine, à commencer par une évacuation d’urgence de plusieurs dizaines de millions d’habitants…

    Un système politique qui ne tient qu’à un fil

    La fantastique reconstruction du Japon au lendemain de la guerre fut l’œuvre de la même élite que celle qui le plongea dans la guerre. La gauche communiste et socialiste sortit renforcée du conflit et celle-ci appuya la démocratisation poussée par les USA. Une sorte de légende urbaine fabriquée par les nationalistes voudrait que le Japon soit différent des autres pays développés, et pourtant, il connut des luttes sociales violentes comme toutes les nations industrielles. Il y eu dès le début du 20ème siècle des féministes japonaises, des anarchistes, des syndicalistes, des communistes, car le Japon avalait goulûment tout ce qui venait de l’Occident et aussi parce que l’industrialisation provoquait le même arrachement et la même exploitation.

    Si le régime autoritaire de Meiji, inspiré sur le modèle Prussien, ne permit pas une réelle expression de tous ces courants, l’ère Taishô (du nom de l’empereur qui régna de 1912 à 1926) vit les élites du pays se diviser sur le cours politique à donner au pays et il y eut alors une période d’intense activité intellectuelle qui rompit avec le mimétisme occidentalisant de la période précédente pour conduire à des synthèses beaucoup plus « japonaises ». Taishô, c’est le kimono avec un chapeau et une cravate. C’est la « moga » (Modern Girl), la garçonne japonaise, qui se promène sur Ginza avec sa copine en kimono. C’est un moment extrêmement créatif, et très mal connu des Japonais qui n’y voient, propagande postérieure oblige, qu’une période de désordre dominée par un empereur faible.

    Et c’est vrai que l’empereur était faible. Si cette faiblesse encouragea la démocratisation, elle poussa l’armée à aller toujours plus loin. Quand l’empereur Shôwa prit le pouvoir, la voie était déjà toute tracée pour l’aventure nationaliste qui allait conduire à l’invasion de la Chine et de toute l’Asie, puis à la guerre du Pacifique, à l’assassinat de ministres opposés à cet expansionnisme et à la suspension des libertés politiques et syndicales et la répression politique.

    Autant dire que l’après-guerre fut donc vécu pour les opposants au régime nationaliste comme une libération, et jusqu’aujourd’hui, la gauche et l’extreme gauche japonaises sont attachées à la constitution votée par référendum en 1946, en particulier ce très original article 9 qui fait du pays un pays sans armée, pacifiste.

    Pourtant, quand en 1947 les USA firent de la lutte contre le communisme leur nouvelle priorité, c’est sur l’élite en place durant la guerre qu’ils s’appuyèrent. La gauche fut de plus en plus intimidée, et la droite revint aux affaires. Si les nouveaux dirigeants conservateurs furent d’abord de hauts fonctionnaires, ils furent vite rejoints par des « criminels de classe A » libérés par les USA entre 1947 et 1949, la droite s’unifiante en 1954 pour former le PLD, transformant le modèle économique démocratique de 1946 en une organisation corporatiste dédiée aux besoins des entreprises. Ce parti réclame désormais l’abrogation de l’article 9 et la restauration de l’armée japonaise. Chaque année, ces politiciens poussent plus loin les interdictions d’aborder les crimes du Japon dans les manuels scolaires, obligent les enseignants à se lever en inclinant la tête quand résonne l’ambigu hymne national sous peine d’amende voire de licenciement.

    Leur nationalisme ne peut cacher leur collusion avec les élites financières et industrielles du pays, les mêmes qui, comme Mitsubishi, avaient poussé le pays dans la voie d’un expansionnisme et d’une guerre leur permettant de constituer de monumentales fortunes. C’est cette collusion qui explique cette capacité à exporter dans le monde entier tout en maintenant des barrières douanières limitant les importations ou les investissements directs étrangers dans l’archipel.

    Un gouvernement tous les ans…

    et l’extrême droite populiste qui revient comme en Europe

    La détérioration de l’économie a toutefois amené ce système à sa fin, et de nos jours, les gouvernements changent en moyenne une fois par an, le long règne de la droite conservatrice PLD a pris fin, et l’échec du Parti Démocrate DPJ à réformer la société japonaise a comme sellé l’impasse politique et économique dans lequel le pays est englué depuis le début des années 90.

    Dans ce climat politique où le clientélisme et le nationalisme l’emportent, où l’économie décline face à la Corée (innovation), la Chine (production) et Singapour (finance), où dès que l’on sort de la capitale on perçoit les ravages de la dépression dans la dénuement visible de la population des campagnes, où dès que l’on sort des quartiers proprets ultra-modernes que les guides vous invitent à visiter pour avoir un frisson de modernité on aperçoit des SDF aussi seuls, aussi sales, aussi nombreux que ceux qui hantent les villes de l’Occident depuis près de trente ans, où la gauche semble comme inexistante tant les médias l’ignorent et tant la pression sociale s’exerce contre toute forme de contestation politique (il suffit de voir la relative indifférence aux mobilisations anti-nucléaires rassemblant pourtant chaque fois plus d’une centaine de milliers de personnes), où les minorités sont simplement reléguées à l’invisibilité et aux stéréotypes, où l’Amérique continue de pousser ses intérêts sans tenir compte de l’exaspération grandissante des population dans ce qui est un véritable néo-colonialisme, il y a de la place pour un populisme d’extrême droite, puisque le nationalisme est banalisé depuis des décennies.

    Tant que l’extrême droite ressemblait à ces braillards hurlant à la sortie des gares, il n’y avait rien à craindre. Mais la donne vient de changer, et le Japon rejoint l’Europe dans l’émergence d’une nouvelle extrême-droite populiste, ultra-libérale, anti-élites. Et dans ce pays où la bureaucratie s’incarne dans un pouvoir ultra centralisé à Tôkyô, ce nouveau populisme émerge de la province, de l’ancienne rivale de Tôkyô, Ôsaka.

    L’ancien préfet du département d’Ôsaka, Tôru Hashimoto a gagné l’an dernier la mairie de la ville d’Ôsaka, parvenant à placer un allié à la tête du département, avec un mot d’ordre, transformer Ôsaka en métropole, sur le modèle de Tôkyô. Son succès et celui de son parti, « groupe pour le renouveau d’Ôsaka », lui ont donné des ailes et l’ont conduit récemment à lancer son parti au niveau national, le « groupe pour le renouveau du Japon ». Les médias se sont précipités sur cette personnalité originale, ancien avocat et célébrité médiatique s’exprimant comme un voyou, d’origine sociale trouble avec un père plus ou moins lié à la pègre.

    Avec lui, tout y passe. Trop de bureaucrates, trop de députés, trop de dépenses, il faut rendre aux régions l’argent de la TVA plutôt que l’envoyer à l’état qui le dilapide, obliger de chanter l’hymne national, déréguler l’économie et signer le traité de libre échange trans-pacifique, réarmer le pays… Son programme est un fourre-tout qui n’est pas sans rappeler celui des nouvelles extrêmes droites européennes. Il casse avec le consensus poli qui règne et qui fait se ressembler chaque politicien à son prédécesseur.

    Mi-septembre, alors qu’il ne faisait toujours que commencer à créer son parti, il était dors et déjà crédité de 17% dans les sondages pour les futures élections l’an prochain. Devant le parti au pouvoir en pleine déconfiture. Et juste derrière le principal parti d’opposition de droite ultra-conservatrice. Les appels du pieds de ce derniers se succèdent et c’est ainsi que l’ultra-conservateur et ancien premier ministre Abe vient d’être nommé leader le la droite conservatrice : il s’est prononcé pour une collaboration avec Teru Hashimoto. Ce type d’alliance, au Japon, ne soulève aucune protestation.

    Il faut peut être ajouter que le maire de Tôkyô lui-même, Ishihara, quand il tient des propos racistes, homophobes, qu’il fait la chasse aux discothèques gays, ne soulève pas le tollé que ce type de discours provoquerait dans bien des capitales de pays développés. C’est admis, banal, dans ce qui s’apparente avant tout à une démocratie de façade monopolisée par quelques grands groupes et quelques grandes familles et où règne une résignation passive teintée d’un ressentiment grandissant qui ne demande qu’à s’exprimer.

    Les élites nationalistes ont persuadé la population que la démocratie était un produit d’importation. Les larges mobilisations antinucléaires démontrent qu’il n’en est rien…

    La paix suspendue à un fil…

    Car il faut bien reconnaître que cet échouage économique, social, politique et écologique au moment où la Chine et la Corée colonisées au 20ème siècle accèdent au rang de grande puissances ne va pas sans poser de problème. Surtout si la Chine se montre plus agressive pour faire valoir ce qu’elle estime son droit.

    Régulièrement, la tension monte entre les deux puissances, toujours elle finit par redescendre, mais de façon toute asiatique, par nécessité, sans jamais avoir mis une bonne fois pour toute les questions en suspens. Et il y en a, des questions.

    Dans les années 1850, le Japon fut terrorisé par l’idée d’être colonisé quand les navires militaires américains, britanniques puis français le forcèrent à ouvrir ses ports et son commerce. S’ensuivirent quinze années de troubles politiques qui se soldèrent par un changement de régime puis une modernisation à marche forcée derrière le slogan « technique occidentale, esprit japonais ». Un joli malentendu…

    Car c’est là que tout démarre, toutes ces contradictions qui assaillent aujourd’hui l’archipel, explique ce nationalisme exacerbé dans un pays à la mentalité si rurale, au peuple bon enfant (je veux dire, vraiment), rieur, nonchalant et pacifique, un peu porté sur l’alcool, qui ignore le tabou du sexe et sait se montrer également laborieux, studieux et incroyablement digne, honnête. Il faut traverser la campagne, entrer dans un bistrot ou croiser une fête populaire pour saisir cette incroyable simplicité paysanne qui y existe encore.

    Le pays se lança donc dans une frénétique copie de l’Occident aussi fidèle que possible à l’original, il tenta d’oublier l’Asie pour devenir un étrange hybride occidental sans racine. On interdit les bains publics mixtes et on cacha la nudité pour ne pas passer pour « des sauvages » aux yeux de l’Angleterre victorienne. On bannit le kimono que l’on confina de plus en plus à une sorte de folklore pour le peuple quand les élites portaient moustaches et corsets. On mima, on singea l’Occident dont on prit ici un modèle de constitution, là l’organisation militaire, le système éducatif, l’organisation administrative. Plus tard, quand la seconde guerre ne fut plus qu’un souvenir, on se fit « ouvrir » les yeux, on copia les banlieues américaines, ses centres commerciaux, on voua un culte à Mickey. Quand tout ce qui pouvait rappeler l’Asie fut refoulé, on distribua au peuple une américanisation forcenée. On envoya les disques de shamisen, de kabuki ou de koto au rayon des « musiques du monde » et l’on institua des brass band dans les écoles ainsi que des orchestres amateurs destinés à jouer Mozart ou la neuvième symphonie de Beethoven. On ne garda de la si riche culture du pays que des caricatures principalement nationalistes, à commencer par ce cliché de « pays des samurai ». Imaginez, faire de la France un « pays des chevaliers ».

    Or, le crépuscule occidental laisse la place au réveil de toute l’Asie. La Corée inonde le monde de ses voitures et de sa musique et Samsung a désormais remplacé Sony au rayon du cool. La Chine, Taïwan, fabriquent les dalles plasma du monde entier, Hong Kong et Singapour se disputent le rôle de hub financier pour l’Asie sous le regard discret de l’Inde qui, elle, attire les activités tertiaires de toute la région. L’Europe, les USA, tout le monde est bien conscient que désormais l’Asie a émergé de sa torpeur post-coloniale. Tout le monde, sauf le Japon, car il a oublié sa propre position géographique, et encore plus, tout ce qui le lie à cette région du monde, que ce soit la culture du riz, l’écriture chinoise, le bouddhisme, le confucianisme, la plupart de ses contes pour enfants, l’architecture et l’urbanisme de ses capitales anciennes, la peinture et sa littérature classique.

    Alors que le retour de l’Asie pouvait enfin alléger le fardeau de cette modernisation involontaire en sortant le Japon de son face-à-face solitaire avec un Occident tout aussi craint qu’admiré, il en révèle les ravages culturels accomplis ces 150 dernières années, un phénomène accentué par l’aventure coloniale de la « sphère de coprosperité asiatique », avec ses massacres et ses crimes contre l’humanité, un épisode où le Japon pût révéler au monde qu’il avait désormais atteint le même degré de violence que l’Occident.

    Le Japon est incapable de regarder l’Asie comme son égal. Le Japon a intériorisé l’occidentalo-centrisme. Partout, les publicités vous montrent des blancs, des blanches. Parce que c’est sensé être beau. De l’Asie, le Japon ne voit que l’exotisme ou le danger, exactement comme l’Occident avec les pays musulmans. Or, l’Asie est de plus en plus riche. Et au cœur de l’Asie, au milieu, la Chine tente de retrouver sa place, d’être le cœur battant vers lequel tout converge ou diverge. La Chine est le pays du milieu. Même en japonais.

    Le Japon est, lui, isolé.

    Alors, quand la Chine exprime une revendication territoriale, les hommes politiques ne savent pas gérer la situation. Leur seule réponse est une réponse nationaliste, solitaire, du même niveau que la dictature nationaliste chinoise. Régulièrement, des bateaux chinois attaquent des bateaux de pêcheurs thaïlandais, vietnamiens et les gouvernements de ces petits pays encore trop faibles ne parviennent pas à défendre leur droit.

    Si le Japon regardait les autres états comme ses égaux, il se ferait leader en Asie, défendant le droit et l’intégrité territoriale pour tous contre une Chine de plus en plus impérialiste. S’il se sentait partie prenante de l’Asie, il chercherait à mettre sa relation à plat avec la Corée, car la Corée du sud craint la Corée du nord, ce régime totalitaire qui ne tient que grâce à Pékin.

    Mais non, le Japon cultive l’isolement splendide, ne voyant pas la géopolitique bouleversée non seulement en Asie, mais aussi dans le monde. Le Japon n’a pas compris que les USA ne le défendront pas car la Chine finance sa dette et la Corée est la clé du contrôle des voies maritimes dans cette région, bien plus qu’un Japon qui, de toute façon, de fait, est annexé et déclinant.

    Alors depuis plusieurs semaines, la tension monte entre la Chine et le Japon, et comme le Japon est isolé, la Corée elle-même exprime ses propres revendications territoriales, et comme la Chine et la Corée sont de la partie, voilà Taïwan qui s’y met. Mais rien ne change la politique japonaise qui ne voit pas d’alternative à l’isolement, et donc à une surenchère verbale dans le nationalisme.

    Les violences anti-japonaises ont un effet dévastateur sur une opinion publique pourtant pacifiste, mais exaspérée car l’enlisement de la situation cristallise tout le ressentiment envers des élites incapables de faire tourner l’économie, dissimulatrices, corrompues, incompétentes face à la Chine désormais incompréhensible, mais s’aplatissant face aux USA quand ceux-ci utilisent leurs bases comme bon leur semble…

    Ici, la population n’en peut plus. Elle assiste, avec un calme qui commence à me faire peur, à l’échouage du pays, dominée par une élite qui continue sa partie comme si de rien n’était. Nous étions nombreux à penser que le pays changerait après le séisme, mais rien n’a changé.

    Je regarde ce pays suspendu à un fil au dessus du vide, à l’image de cette piscine du réacteur numéro 4 de l’unité un de la centrale de Fukushima, et une incroyable tristesse m’envahit dans la contemplation de paysages autrefois magnifiques et que l’activité des hommes a à ce point abîmés. Je regarde ces enfants dont l’avenir ne ressemble à rien, ces vieux dans mon quartier de Asakusa, ils rigolent après avoir un peu trop picolé, ils l’ont bien mérité, après tout, ils ont bien travaillé, je regarde ces jeunes le cul à moitié à l’air et le sourire qui jaillit, beaux comme des dieux quand vient la saison des matsuri, quand ils portent le mikoshi

    Quel gâchis.

    Madjid Ben Chikh

    Notes
    Quelques liens ici ou là. Il y en a beaucoup, je vous offre une sélection rapide mais non exhaustive et forcément très incomplète.

    Dette japonaise, la crainte d’une hyper bulle créée par la surabondance de liquidité au Japon, sur CNBC, juin 2012 : http://www.cnbc.com/id/47990564/Japan_s_Debt_Addiction_Creating_Mother_of_All_Bubbles

    Sur la perspective d’un défaut interne (la dette Japonaise est détenue par les Japonais, un défaut concerne donc les japonais eux mêmes), sur Bloomberg 15 juin 2012 :  http://www.bloomberg.com/news/2012-06-15/ex-soros-adviser-fujimaki-says-japan-to-probably-default-by-2017.html

    Une analyse des mécanisme de la bulle japonaise, université de San José, Christopher Wood http://www.sjsu.edu/faculty/watkins/bubble.htm

    Une autre étude universitaire sur « la bulle », très détaillée : http://www.imes.boj.or.jp/research/papers/english/me19-s1-14.pdf

    Sur les banques japonaises exposées à la dégradation de la dette du Japon, dans Le Monde 20 juillet 2012 : http://www.lemonde.fr/economie/article/2012/07/20/fitch-degrade-la-note-des-trois-geants-bancaires-japonais_1736488_3234.html

    Sur le réacteur 4 de l’unité un de la centrale de Fukushima, dans L’ObsTempsRéel, août 2012 : http://tempsreel.nouvelobs.com/l-enquete-de-l-obs/20120822.OBS0162/enquete-fukushima-et-si-le-pire-etait-a-venir.html

    Akio Matsumura, ancien diplomate, sur le danger lié au réacteur 4, une vidéo YouTube, mars 2012 : http://www.youtube.com/watch?v=0cIt0Qfc8UA

    TVAsahi, un rare moment de vérité sur la piscine numéro 4, mars 2012 :  http://www.youtube.com/watch?v=nwXyDUwLpyY&feature=related

    Manifestation antinucléaire à Tokyo, comme il y en a chaque semaine, sur Euronews : http://www.youtube.com/watch?v=62ClZm39QlE

    Sur le maire d’Osaka, Tôru Hashimoto, sur Wikipédia :  http://fr.wikipedia.org/wiki/Tōru_Hashimoto

    Sur son parti, Yomiuri 13 septembre 2012 :  http://www.yomiuri.co.jp/dy/national/T120913004085.htm

    Sur son programme politique, The Japan Times 15 septembre 2012 : http://www.japantimes.co.jp/text/ed20120915a1.html

    Sur la nouvelle extrême droite européenne et sa haine des élites, l’article de Laurent Chambon pour Minorités : http://www.minorites.org/index.php/2-la-revue/730-wilders-les-musulmans-les-juifs-et-la-meritocratie.html

    Le maire de Tôkyô, Shintarô Ishihara sur Wikipédia :  http://fr.wikipedia.org/wiki/Shintarō_Ishihara

    Sur l’homophobie de Shintarô Ishihara, sur Human Right Watch :  http://www.hrw.org/news/2011/02/01/japan-governor-should-retract-homophobic-comments

    Sur le contrôle de plus en plus strict de l’activité dans le quartier gay de Nichôme, The Independant : http://www.independent.co.uk/news/world/asia/the-boys-of-shinjuku-is-tokyos-gay-district-doomed-1888527.html

    Sur le même sujet, sur un média subculture :  http://www.japansubculture.com/tokyo-lgbt-community-and-supporters-protest-ishiharas-homophobic-comments/

    Sur l’interdiction de danser dans les bars gays du quartier gay de Nichôme depuis l’été 2012 : http://no1.fccj.ne.jp/index.php?option=com_content&view=article&id=728:why-is-tokyo-trying-to-stamp-out-dancing&catid=85:2012-sep&Itemid=118

    Comment l’Occident a « ouvert » le Japon et la crise politique que cela a entraîné, sur Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Bakumatsu

    Pour votre curiosité, les garçonnes japonaises, les moga, sur Wikipédia :  http://en.wikipedia.org/wiki/Modern_girl

    Sur l’ère Taishô, sur Wikipédia :  http://fr.wikipedia.org/wiki/Ère_Taishō

    Sur les tensions sino-japonaise et l’expansionnisme maritime chinois Le Point, 25 septembre 2012 : http://www.lepoint.fr/monde/la-tension-monte-autour-des-iles-senkaku-25-09-2012-1509761_24.php

    The Telegraph, 12 août 2012 :  http://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/asia/china/9548059/China-sends-1000-boats-armada-to-disputed-island-chain.html 

    The New York Times, 12 août 2012 :  http://www.nytimes.com/2012/08/12/world/asia/beijing-reasserts-its-claims-in-south-china-sea.html?_r=1&pagewanted=all

    Déploiement de nouveaux aérocoptères Osprey par les USA et contestation locale dans Mainichi, 01 octobre 2012 (anglais) :  http://mainichi.jp/english/english/newsselect/news/20121001p2a00m0na017000c.html

  • Minorités 133 | La solitude du prédateur

    Minorités 133 | La solitude du prédateur

    Paru dans la revue Minorités.org Samedi 16 juin 2012.
    « Le Blog de Suppaiku, journal d’un solitaire moderne de Paris et Londres à Tôkyô ». En annonçant la couleur dès le titre de mon blog, je préviens depuis son commencement le lecteur. Mon blog est avant tout un exercice solitaire, une œuvre littéraire à l’opposé de l’auto fiction qu’ont pratiqué des auteurs à la mode à la fin du siècle dernier; mon journal intime, mes pensées et mes doutes en leurs chemins tortueux, hésitants, tristes ou heureux, changeants. J’ai décidé dès le départ de partager ma solitude, cette compagne qui depuis l’enfance s’est faite l’amie des bons et des mauvais jours, un peu comme dans la chanson de Barbara.

    La solitude ne me fait pas peur. Je suis un homosexuel de presque cinquante ans (l’âge ne me fait pas peur non plus, tiens), et comme toutes celles et tous ceux de ma génération, j’ai grandi à l’époque où l’homosexualité était invisible, risible, moquée et interdite. La simple pensée de fantasmer sur les culottes moulantes de Robert Conrad dans les Mystères de l’Ouest ou celles encore plus suggestives de Paul dans Paul et Virginie (avec Véronique Janneot, en 1974) restait une pensée intime, secrète, quand mes copains, eux, exhibaient la leur, de pensée, sur les « gougoutes » de telle fille, les « nichons » de telle autre ou la culotte de la voisine en mini-jupe.

    Quand enfin, vers l’âge de 13 ans, j’ai commencé à faire de vagues rêves professionnels, c’est à la couture que j’ai pensé. Fasciné à l’âge de 12 ans par un grand livre sur Erté trouvé par hasard à la bibliothèque municipale, je copiais son trait. À coté de ce livre, un autre grand livre. Christian Dior.

    Enfant, j’étais souvent malade et dans mes longues convalescences, je dévorais les livres et les revues d’histoire de ma mère. J’y réécrivais l’histoire et je sauvais Marie-Antoinette, je m’éprenais de Louis XIV et moi-même devenais Roi, on m’acclamait, je sauvais le monde. Ces revues, datant pour la plupart des années 50, m’imprégnaient d’un univers esthétique d’un autre temps. Et puis je guérissais, et je retournais à l’école.

    Je serai donc le nouveau Christian Dior.

    Je recopiais les dessins du maître, j’étais fasciné par l’idée de choc dans la ligne, l’avant et l’après (André Courrèges et Paul Poiret me fascinent encore, pour la même raison), les têtes de ces rombières de la haute société qui au hasard d’une journée de janvier 1947, virent défiler des mannequin qui ringardisaient leurs coûteuses tenues années quarante épaulées.

    En poussant mon envie de dessin et de création, je me mis à dessiner des femmes nues au crayon puis, une fois le dessin terminé, je m’attelais à dessiner un vêtement qui recouvrirait ce corps. Je voulais en fait utiliser un corps proportionné pour ensuite jouer avec les formes, le restructurer. Au passage, si je passais beaucoup de temps à donner un galbe aux seins, je n’ai pas souvenir de m’être attardé sur les parties génitales…

    J’avais lu, et ma mère, un peu couturière, me l’avait expliqué, que l’essentiel du New Look résidait dans des padding qui sculptaient le corps sans le contraindre dans des corsets et des baleines. Et c’est vrai que ma mère, toute petite et un peu ronde, avait fière allure dans ses anciens tailleurs de style Dior.

    Un jour, la professeur de mathématique, une louseuse PEGC puant le patchouli rescapée de soixant’huit aux cheveux bouclés longs passés au henné exhibant des décolletés plongeant dans ses pulls baba cool qui attiraient le regard de mes camarades de treize ans, vit un de mes dessins, le prit, en rit devant la classe, et convoqua ma prolétaire de mère à qui elle dit, sans aucune pudeur, que j’étais un obsédé sexuel qui dessinait des corps de femmes nues et suggéra que je devrais me faire soigner.

    La seule chose que je répondis à ma mère quand elle m’interrogea fut la plus stricte vérité : je ne déshabillais pas les femmes, je les habillais.

    Je me souviens en avoir parlé plus tard avec mon analyste, et cela m’amusa beaucoup!

    Mes camarades désormais se moquaient de moi, j’étais un obsédé sexuel, celui qui « dessine des bonnes femmes à poil ».

    Cela me rapprocha des cancres de la classe. C’est l’année suivante que je devins « officiellement » homosexuel, et très curieusement, les cancres ne m’en voulurent pas… Les autres parlaient derrière mon dos.

    Identité = Hasard

    Comme tous les enfants homosexuels des quartiers populaires, je m’étais bâti ma personnalité comme je l’avais pu, à travers des références de hasard, loin des Proust et autres Gide qui hantent les bibliothèques familiales bourgeoises. Nous n’avions aucun modèle (et je doute qu’il n’y en ait plus de nos jours). Je m’accrochais aux deux seuls modèles disponibles en rayon, trouvés par hasard et toujours à la bibliothèque municipale, Jean-Louis Bory et Guy Hocquenghem.

    Quand je dis « modèles », ils en étaient de bien piètres, puisqu’ils étaient avant tout des combattants dans l’âge de la discrétion, mais aucunement de ceux comme les hétérosexuels en ont par brassées, amants fougueux et divorcés célèbres, écrivains scandaleux et poètes maudits mourant de syphilis après avoir eu des maîtresses par milliers dans tous les ports de la terre, amoureux courtois et transis, suicidés célèbres et belles demoiselles. Mais ils étaient des pionniers, des modèles forts, de ceux qui par leur simple existence ont fait de mon homosexualité un non événement, un truc banal.

    Et en cela, je leur dois beaucoup. NOUS leur devons beaucoup.

    Mais encore une fois, ce fut un exercice en solitaire. Combien autours de moi ne croisèrent pas ces quelques livres qui me permirent de ne plus me sentir seul et anormal, et perdirent des années.

    Mon entrée dans le monde homosexuel fut également de ces moments où on avance à tâtons, et encore une fois, seul. On est tous passés par là, on y passe tous.

    Pour moi, après quelques rencontres furtives, de rue et de nuit, ce fut le jardin des Tuileries qui, comme pour des milliers et des milliers d’autres avant moi, devait se charger de mon éducation, je veux dire, de l’apprentissage d’une sociabilité. Je n’avais pas seize ans.

    Je m’y fis des amis, des copains, me rapprochant de militants, et j’appris à parler de mon homosexualité. Parler de mecs, de plans culs, les bons et les moins bons, à en rire. J’appris aussi à parler de ma solitude. Un sentiment partagé par tous les homosexuels quand ils se parlent à cœur ouvert, mais que le politiquement correct militant refuse d’aborder.

    Avec de bonnes raisons, mais à tort.

    Sortir des clichés

    Homosexuels, nous sommes piégés par les représentations que renvoient les psychiatres voulant nous médicaliser ou nous « corriger », les hétérosexuels qui voient en nous des solitaires joyeux et partouzeurs privés d’avenir social et sentimental, les bonnes copines filles à pédés qui nous racontent à n’en plus finir leurs chagrins amoureux en concluant toujours que nous, au moins, on les comprend.

    Normal que nous cherchions à sortir de ces clichés si nous voulons nous construire plus forts.

    Mais pourquoi, en même temps, éluder la question de nos relations à l’autre.

    Car il ne faut pas se tromper. L’amitié est un lien fort, et je suis vraiment heureux d’avoir rencontré sur mon chemin ces êtres rares qui sont devenus mes amis, les plus anciens depuis plus de trente ans…

    Mais l’amitié ne remplace pas l’intimité charnelle, pas celle furtive, d’une nuit, mais celle qui se construit patiemment dans le temps, de cette intimité qui fait que même seul au plus profond de la jungle, on n’est pas seul en dedans de soi.

    Ce sentiment de solitude n’est en rien propre aux homosexuels, bien sûr. Une société libérée de l’obligation du mariage et où la liberté permet à chacun de tisser les relations qu’il entend comme il l’entend avec qui il l’entend et pour la durée qu’il entend est obligatoirement une société où les individus courent le risque de l’isolement en opérant les mauvais choix (pas « mauvais » au sens moral du terme, mais plutôt au sens d’inadéquate). Et c’est vrai, dans le fond, qu’est-ce qu’un bon choix ?

    Pour beaucoup d’homosexuels, le « bon » choix consiste, dans leur jeunesse et dès que cela est possible, à construire leur vie autours de la satisfaction de leurs instincts animaux, à savoir l’éjaculation, avec toute la panoplie d’actions, voire de drogues, de lieux et d’objets permettant d’en démultiplier le plaisir. Et de contempler, quand l’âge se fait sentir et que l’instinct se fait moins pressent, quand l’humain se fait plus présent, l’étendue des dégâts en terme relationnel.

    À la solitude de l’homosexuel de l’époque du placard a succédé celle de l’homosexuel prédateur de l’époque de la liberté. Avec la complicité non revendiquée mais tacite des associations, nous avons insensiblement glissé de la lumière du jour et de celle des réverbères à la lumière des bars et des boîtes. La drague directe déployant des trésors d’ingéniosité qui laissait sa chance au petit gros, au chauve, au type un peu vieux a été remplacée par le lieu fermé, aux éclairages travaillés, et aux décibels. À des lieux où le petit gros, le chauve le type un peu vieux n’ont aucune chance de briller à leur façon, avec des mots, mais où ils sont condamnés, s’ils veulent encore toucher de la bite et palper de la fesse, à errer dans les backrooms où les plus jeunes, tout encore à leur timidité, font l’apprentissage de leur corps entre deux râles et dans la sueur.

    Pas étonnant, alors, que beaucoup d’entre eux tentent de trouver un peu plus de chaleur dans les tchat sur internet qui ont remplacé les interminables bavardages de copines sur les bancs des jardins. Il y a peut être plus de chaleur dans une branlette sur Skype avec un type avec qui on a tchaté que dans bien des espaces commerciaux où le bruit, la fumée de cigarette, l’alcool, la musique, et cette incroyable pression sociale à être beau, à rester jeune, à être musclé, à ressembler à ces mannequins des magazines retouchés sur Adobe, à porter certaines fringues de certaines marques disqualifient un grand nombre des plus jeunes pour qui, il faut bien le reconnaitre, cela fait trop d’un coup.

    Exclus les plus jeunes, exclus les petits gros chauves à lunette qui ne s’habillent pas chez machin, reste un « milieux » de 3.000 pédés qui se connaissent tous plus ou moins de vue, ont tous plus ou moins couché entre eux, sortent dans les mêmes endroits. Et qui ne sont pourtant pas plus heureux que les autres malgré le souffle de conformisme « cool » qu’ils distillent aux millions d’entre nous. Et pour les autres plus aucun espace social.

    Je me souviens des jardins avec une certaine nostalgie. Pas qu’ils furent des lieux merveilleux. On y traînait aussi sa part de solitude…

    Hétéronormé

    Je me souviens, une nuit, j’étais très jeune encore, d’un type tout harnaché de cuir se masturbant dans un fourré au jardin des Tuileries. Les autres passaient, riaient. Il faisait bon, le seul banc disponible était le banc à côté, je m’y assis. Je trouvais la situation cocasse, j’allumai une cigarette et le regardai faire. Je n’avais aucun désir, plus une curiosité de voyeur. Il redoubla sa consommation de poppers et se mît à remballer son paquet quand d’autres passaient. Il se masturbait désormais pour moi. Le plus curieux est que j’ai passé la nuit avec lui, qu’il était adorable et en plus très intéressant. Un certain âge, l’exhibitionnisme hérité de l’âge du placard… Il n’était pourtant pas mon type et son petit jeu pas spécialement mon genre. Mais l’extérieur lui avait donné sa chance.

    Je ne sais pas comment s’adaptent les timides, les complexés et les autres à la nouvelle économie des rencontres sur internet…

    En tant que groupe si longtemps discriminé (et encore discriminé à bien des égards et dans bien des endroits), et à l’époque où nous accédons à une certaine égalité des droits dans un nombre croissant de pays, il serait temps de marquer une pause et regarder ce que nous sommes, où nous en sommes, et interroger les mécanismes de discriminations plus ou moins volontaires, plus ou moins inconscients que nous (re)produisons en notre propre sein, et qui sont autant de producteurs de solitude dans une société qui restera encore hétéronormée et patriarcale pour encore bien longtemps. Cette interrogation est d’autant plus nécessaire que la génération du Baby boom s’est construite dans l’hédonisme consumériste post-moderne et que son arrivée dans le troisième âge va produire de véritables montagnes de solitudes. Elle s’impose.

    Parallèlement, le brassage des populations issues de l’immigration et l’arrivée à l’âge adulte de leurs enfants homosexuels soulève la question de la double identité d’enfant d’immigré et d’homosexuel, de double paria dans une société blanche et hétérosexuelle, situation auquel il convient d’ajouter l’origine ouvrière ou défavorisée, puisque les parents sont souvent des femmes de ménages ou des agents d’entretien précaires dans les centrales atomiques, ayant logés bien souvent dans des taudis à la périphérie des grandes villes au sein de familles nombreuses où s’exercent une pression sociale forte.

    À bien y regarder, nos bars, nos boîtes et nos journaux reflètent fort peu cette diversité du groupe social que nous sommes tant en terme d’âge qu’en terme d’origine géographique, ethnique et sociale. À une discrimination productrice de solitude de l’âge du placard succède la frustration de ne pas avoir accès au cœur de ce qui est sensé être la vie gay, mais qui n’est en réalité que le miroir aux illusions d’un milieu réduit à sa facette mercantile dans une société qui a tout merchandisé.

    Comme le disait le Bouddha historique, l’homme est destiné à être seul car il se fait lui-même victime de ses propres illusions. Voilà une part que rien, qu’aucune lutte politique ni aucune révolution sociale ne viendra bouleverser.

    Mais quand s’ajoute au doute existentiel, au « mal de vivre » si bien dépeint par Barbara, un sentiment d’échec et d’exclusion générés par la pression normalisatrice du groupe dans lequel on devrait pouvoir trouver un appui, s’exprimant par la domination d’une pseudo élite auto-proclamée s’identifiant par sa consommation, ses lieux de consommation et le déni de ce que fut (et souvent ce qui reste) son propre parcours et sa propre aliénation, il y a un échec collectif, dont la remontée des contaminations VIH, désormais vécues en silence et chacun dans son coin, traduit l’éclatante cruauté.

    Nous allons gagner le droit de nous marier, mais jamais nous n’avons été, en tant que groupe social, aussi égoïste à la douleur intime d’une sexualité encore érigée en marge au sein d’une société normée, et érigée en Eldorado fermé au plus grand nombre au sein d’un « milieu » trentenaire, essentiellement blanc, consumériste et parisien.

    L’homophobie, la vraie, n’est pas là où nos médias et les médias hétéros compatissant la regardent. Elle est désormais en nous, dans notre conformisme. Elle ne cessera que quand nous déserterons enfin « nos » bars, « nos » boîtes pour récupérer les espaces perdus des rues et des jardins, et en conquérir de nouveaux, là où les hétérosexuels nous dominent encore et où, tapis dans l’ombre, les gamins qui se posent des questions n’attendent que cela pour quitter enfin leurs écrans et oublier Lady Gaga. Ils vont bientôt avoir le droit de se marier, et notre travail, désormais, c’est de leur en faire rêver…

    Madjid Ben Chikh