Paru dans la revue Minorités.org Samedi 16 juin 2012.
« Le Blog de Suppaiku, journal d’un solitaire moderne de Paris et Londres à Tôkyô ». En annonçant la couleur dès le titre de mon blog, je préviens depuis son commencement le lecteur. Mon blog est avant tout un exercice solitaire, une œuvre littéraire à l’opposé de l’auto fiction qu’ont pratiqué des auteurs à la mode à la fin du siècle dernier; mon journal intime, mes pensées et mes doutes en leurs chemins tortueux, hésitants, tristes ou heureux, changeants. J’ai décidé dès le départ de partager ma solitude, cette compagne qui depuis l’enfance s’est faite l’amie des bons et des mauvais jours, un peu comme dans la chanson de Barbara.
La solitude ne me fait pas peur. Je suis un homosexuel de presque cinquante ans (l’âge ne me fait pas peur non plus, tiens), et comme toutes celles et tous ceux de ma génération, j’ai grandi à l’époque où l’homosexualité était invisible, risible, moquée et interdite. La simple pensée de fantasmer sur les culottes moulantes de Robert Conrad dans les Mystères de l’Ouest ou celles encore plus suggestives de Paul dans Paul et Virginie (avec Véronique Janneot, en 1974) restait une pensée intime, secrète, quand mes copains, eux, exhibaient la leur, de pensée, sur les « gougoutes » de telle fille, les « nichons » de telle autre ou la culotte de la voisine en mini-jupe.
Quand enfin, vers l’âge de 13 ans, j’ai commencé à faire de vagues rêves professionnels, c’est à la couture que j’ai pensé. Fasciné à l’âge de 12 ans par un grand livre sur Erté trouvé par hasard à la bibliothèque municipale, je copiais son trait. À coté de ce livre, un autre grand livre. Christian Dior.
Enfant, j’étais souvent malade et dans mes longues convalescences, je dévorais les livres et les revues d’histoire de ma mère. J’y réécrivais l’histoire et je sauvais Marie-Antoinette, je m’éprenais de Louis XIV et moi-même devenais Roi, on m’acclamait, je sauvais le monde. Ces revues, datant pour la plupart des années 50, m’imprégnaient d’un univers esthétique d’un autre temps. Et puis je guérissais, et je retournais à l’école.
Je serai donc le nouveau Christian Dior.
Je recopiais les dessins du maître, j’étais fasciné par l’idée de choc dans la ligne, l’avant et l’après (André Courrèges et Paul Poiret me fascinent encore, pour la même raison), les têtes de ces rombières de la haute société qui au hasard d’une journée de janvier 1947, virent défiler des mannequin qui ringardisaient leurs coûteuses tenues années quarante épaulées.
En poussant mon envie de dessin et de création, je me mis à dessiner des femmes nues au crayon puis, une fois le dessin terminé, je m’attelais à dessiner un vêtement qui recouvrirait ce corps. Je voulais en fait utiliser un corps proportionné pour ensuite jouer avec les formes, le restructurer. Au passage, si je passais beaucoup de temps à donner un galbe aux seins, je n’ai pas souvenir de m’être attardé sur les parties génitales…
J’avais lu, et ma mère, un peu couturière, me l’avait expliqué, que l’essentiel du New Look résidait dans des padding qui sculptaient le corps sans le contraindre dans des corsets et des baleines. Et c’est vrai que ma mère, toute petite et un peu ronde, avait fière allure dans ses anciens tailleurs de style Dior.
Un jour, la professeur de mathématique, une louseuse PEGC puant le patchouli rescapée de soixant’huit aux cheveux bouclés longs passés au henné exhibant des décolletés plongeant dans ses pulls baba cool qui attiraient le regard de mes camarades de treize ans, vit un de mes dessins, le prit, en rit devant la classe, et convoqua ma prolétaire de mère à qui elle dit, sans aucune pudeur, que j’étais un obsédé sexuel qui dessinait des corps de femmes nues et suggéra que je devrais me faire soigner.
La seule chose que je répondis à ma mère quand elle m’interrogea fut la plus stricte vérité : je ne déshabillais pas les femmes, je les habillais.
Je me souviens en avoir parlé plus tard avec mon analyste, et cela m’amusa beaucoup!
Mes camarades désormais se moquaient de moi, j’étais un obsédé sexuel, celui qui « dessine des bonnes femmes à poil ».
Cela me rapprocha des cancres de la classe. C’est l’année suivante que je devins « officiellement » homosexuel, et très curieusement, les cancres ne m’en voulurent pas… Les autres parlaient derrière mon dos.
Identité = Hasard
Comme tous les enfants homosexuels des quartiers populaires, je m’étais bâti ma personnalité comme je l’avais pu, à travers des références de hasard, loin des Proust et autres Gide qui hantent les bibliothèques familiales bourgeoises. Nous n’avions aucun modèle (et je doute qu’il n’y en ait plus de nos jours). Je m’accrochais aux deux seuls modèles disponibles en rayon, trouvés par hasard et toujours à la bibliothèque municipale, Jean-Louis Bory et Guy Hocquenghem.
Quand je dis « modèles », ils en étaient de bien piètres, puisqu’ils étaient avant tout des combattants dans l’âge de la discrétion, mais aucunement de ceux comme les hétérosexuels en ont par brassées, amants fougueux et divorcés célèbres, écrivains scandaleux et poètes maudits mourant de syphilis après avoir eu des maîtresses par milliers dans tous les ports de la terre, amoureux courtois et transis, suicidés célèbres et belles demoiselles. Mais ils étaient des pionniers, des modèles forts, de ceux qui par leur simple existence ont fait de mon homosexualité un non événement, un truc banal.
Et en cela, je leur dois beaucoup. NOUS leur devons beaucoup.
Mais encore une fois, ce fut un exercice en solitaire. Combien autours de moi ne croisèrent pas ces quelques livres qui me permirent de ne plus me sentir seul et anormal, et perdirent des années.
Mon entrée dans le monde homosexuel fut également de ces moments où on avance à tâtons, et encore une fois, seul. On est tous passés par là, on y passe tous.
Pour moi, après quelques rencontres furtives, de rue et de nuit, ce fut le jardin des Tuileries qui, comme pour des milliers et des milliers d’autres avant moi, devait se charger de mon éducation, je veux dire, de l’apprentissage d’une sociabilité. Je n’avais pas seize ans.
Je m’y fis des amis, des copains, me rapprochant de militants, et j’appris à parler de mon homosexualité. Parler de mecs, de plans culs, les bons et les moins bons, à en rire. J’appris aussi à parler de ma solitude. Un sentiment partagé par tous les homosexuels quand ils se parlent à cœur ouvert, mais que le politiquement correct militant refuse d’aborder.
Avec de bonnes raisons, mais à tort.
Sortir des clichés
Homosexuels, nous sommes piégés par les représentations que renvoient les psychiatres voulant nous médicaliser ou nous « corriger », les hétérosexuels qui voient en nous des solitaires joyeux et partouzeurs privés d’avenir social et sentimental, les bonnes copines filles à pédés qui nous racontent à n’en plus finir leurs chagrins amoureux en concluant toujours que nous, au moins, on les comprend.
Normal que nous cherchions à sortir de ces clichés si nous voulons nous construire plus forts.
Mais pourquoi, en même temps, éluder la question de nos relations à l’autre.
Car il ne faut pas se tromper. L’amitié est un lien fort, et je suis vraiment heureux d’avoir rencontré sur mon chemin ces êtres rares qui sont devenus mes amis, les plus anciens depuis plus de trente ans…
Mais l’amitié ne remplace pas l’intimité charnelle, pas celle furtive, d’une nuit, mais celle qui se construit patiemment dans le temps, de cette intimité qui fait que même seul au plus profond de la jungle, on n’est pas seul en dedans de soi.
Ce sentiment de solitude n’est en rien propre aux homosexuels, bien sûr. Une société libérée de l’obligation du mariage et où la liberté permet à chacun de tisser les relations qu’il entend comme il l’entend avec qui il l’entend et pour la durée qu’il entend est obligatoirement une société où les individus courent le risque de l’isolement en opérant les mauvais choix (pas « mauvais » au sens moral du terme, mais plutôt au sens d’inadéquate). Et c’est vrai, dans le fond, qu’est-ce qu’un bon choix ?
Pour beaucoup d’homosexuels, le « bon » choix consiste, dans leur jeunesse et dès que cela est possible, à construire leur vie autours de la satisfaction de leurs instincts animaux, à savoir l’éjaculation, avec toute la panoplie d’actions, voire de drogues, de lieux et d’objets permettant d’en démultiplier le plaisir. Et de contempler, quand l’âge se fait sentir et que l’instinct se fait moins pressent, quand l’humain se fait plus présent, l’étendue des dégâts en terme relationnel.
À la solitude de l’homosexuel de l’époque du placard a succédé celle de l’homosexuel prédateur de l’époque de la liberté. Avec la complicité non revendiquée mais tacite des associations, nous avons insensiblement glissé de la lumière du jour et de celle des réverbères à la lumière des bars et des boîtes. La drague directe déployant des trésors d’ingéniosité qui laissait sa chance au petit gros, au chauve, au type un peu vieux a été remplacée par le lieu fermé, aux éclairages travaillés, et aux décibels. À des lieux où le petit gros, le chauve le type un peu vieux n’ont aucune chance de briller à leur façon, avec des mots, mais où ils sont condamnés, s’ils veulent encore toucher de la bite et palper de la fesse, à errer dans les backrooms où les plus jeunes, tout encore à leur timidité, font l’apprentissage de leur corps entre deux râles et dans la sueur.
Pas étonnant, alors, que beaucoup d’entre eux tentent de trouver un peu plus de chaleur dans les tchat sur internet qui ont remplacé les interminables bavardages de copines sur les bancs des jardins. Il y a peut être plus de chaleur dans une branlette sur Skype avec un type avec qui on a tchaté que dans bien des espaces commerciaux où le bruit, la fumée de cigarette, l’alcool, la musique, et cette incroyable pression sociale à être beau, à rester jeune, à être musclé, à ressembler à ces mannequins des magazines retouchés sur Adobe, à porter certaines fringues de certaines marques disqualifient un grand nombre des plus jeunes pour qui, il faut bien le reconnaitre, cela fait trop d’un coup.
Exclus les plus jeunes, exclus les petits gros chauves à lunette qui ne s’habillent pas chez machin, reste un « milieux » de 3.000 pédés qui se connaissent tous plus ou moins de vue, ont tous plus ou moins couché entre eux, sortent dans les mêmes endroits. Et qui ne sont pourtant pas plus heureux que les autres malgré le souffle de conformisme « cool » qu’ils distillent aux millions d’entre nous. Et pour les autres plus aucun espace social.
Je me souviens des jardins avec une certaine nostalgie. Pas qu’ils furent des lieux merveilleux. On y traînait aussi sa part de solitude…
Hétéronormé
Je me souviens, une nuit, j’étais très jeune encore, d’un type tout harnaché de cuir se masturbant dans un fourré au jardin des Tuileries. Les autres passaient, riaient. Il faisait bon, le seul banc disponible était le banc à côté, je m’y assis. Je trouvais la situation cocasse, j’allumai une cigarette et le regardai faire. Je n’avais aucun désir, plus une curiosité de voyeur. Il redoubla sa consommation de poppers et se mît à remballer son paquet quand d’autres passaient. Il se masturbait désormais pour moi. Le plus curieux est que j’ai passé la nuit avec lui, qu’il était adorable et en plus très intéressant. Un certain âge, l’exhibitionnisme hérité de l’âge du placard… Il n’était pourtant pas mon type et son petit jeu pas spécialement mon genre. Mais l’extérieur lui avait donné sa chance.
Je ne sais pas comment s’adaptent les timides, les complexés et les autres à la nouvelle économie des rencontres sur internet…
En tant que groupe si longtemps discriminé (et encore discriminé à bien des égards et dans bien des endroits), et à l’époque où nous accédons à une certaine égalité des droits dans un nombre croissant de pays, il serait temps de marquer une pause et regarder ce que nous sommes, où nous en sommes, et interroger les mécanismes de discriminations plus ou moins volontaires, plus ou moins inconscients que nous (re)produisons en notre propre sein, et qui sont autant de producteurs de solitude dans une société qui restera encore hétéronormée et patriarcale pour encore bien longtemps. Cette interrogation est d’autant plus nécessaire que la génération du Baby boom s’est construite dans l’hédonisme consumériste post-moderne et que son arrivée dans le troisième âge va produire de véritables montagnes de solitudes. Elle s’impose.
Parallèlement, le brassage des populations issues de l’immigration et l’arrivée à l’âge adulte de leurs enfants homosexuels soulève la question de la double identité d’enfant d’immigré et d’homosexuel, de double paria dans une société blanche et hétérosexuelle, situation auquel il convient d’ajouter l’origine ouvrière ou défavorisée, puisque les parents sont souvent des femmes de ménages ou des agents d’entretien précaires dans les centrales atomiques, ayant logés bien souvent dans des taudis à la périphérie des grandes villes au sein de familles nombreuses où s’exercent une pression sociale forte.
À bien y regarder, nos bars, nos boîtes et nos journaux reflètent fort peu cette diversité du groupe social que nous sommes tant en terme d’âge qu’en terme d’origine géographique, ethnique et sociale. À une discrimination productrice de solitude de l’âge du placard succède la frustration de ne pas avoir accès au cœur de ce qui est sensé être la vie gay, mais qui n’est en réalité que le miroir aux illusions d’un milieu réduit à sa facette mercantile dans une société qui a tout merchandisé.
Comme le disait le Bouddha historique, l’homme est destiné à être seul car il se fait lui-même victime de ses propres illusions. Voilà une part que rien, qu’aucune lutte politique ni aucune révolution sociale ne viendra bouleverser.
Mais quand s’ajoute au doute existentiel, au « mal de vivre » si bien dépeint par Barbara, un sentiment d’échec et d’exclusion générés par la pression normalisatrice du groupe dans lequel on devrait pouvoir trouver un appui, s’exprimant par la domination d’une pseudo élite auto-proclamée s’identifiant par sa consommation, ses lieux de consommation et le déni de ce que fut (et souvent ce qui reste) son propre parcours et sa propre aliénation, il y a un échec collectif, dont la remontée des contaminations VIH, désormais vécues en silence et chacun dans son coin, traduit l’éclatante cruauté.
Nous allons gagner le droit de nous marier, mais jamais nous n’avons été, en tant que groupe social, aussi égoïste à la douleur intime d’une sexualité encore érigée en marge au sein d’une société normée, et érigée en Eldorado fermé au plus grand nombre au sein d’un « milieu » trentenaire, essentiellement blanc, consumériste et parisien.
L’homophobie, la vraie, n’est pas là où nos médias et les médias hétéros compatissant la regardent. Elle est désormais en nous, dans notre conformisme. Elle ne cessera que quand nous déserterons enfin « nos » bars, « nos » boîtes pour récupérer les espaces perdus des rues et des jardins, et en conquérir de nouveaux, là où les hétérosexuels nous dominent encore et où, tapis dans l’ombre, les gamins qui se posent des questions n’attendent que cela pour quitter enfin leurs écrans et oublier Lady Gaga. Ils vont bientôt avoir le droit de se marier, et notre travail, désormais, c’est de leur en faire rêver…