Paru dans la revue Minorités.org Samedi 03 mai 2014, le numéro final.
Quand je suis allé visiter Didier cet hiver, il avait la tête toute pleine de vie, il virevoltait sur une histoire de mec, c’était amusant, inattendu, j’ai presque envie de dire surprenant, parce que c’était la première fois que je le rencontrais, et que je n’ai pas eu une seule fois l’occasion de discuter d’un truc sérieux. Moi, j’étais KO, pas encore remis du très long trajet Tôkyô / Dubaï / Paris, et puis tous ces rendez-vous qui s’enchaînaient comme les petites boules d’un chapelet, tac tac tac, avec leur selfie, clic-clac. En fait, c’était tant mieux que Didier ait été Didier, un mec normal. Moi, j’ai profité de son long sommeil le matin pour explorer le jardin, photographier. Il vit dans un endroit magnifique, c’est si calme… Et puis, quand il m’a raccompagné à la gare, il s’est soudain fait plus sérieux, il avait un truc à me dire, après m’avoir fait découvrir la Sarthe qui coule à côté de chez lui et qui le sépare d’un département où j’ai emmagasiné tant de souvenirs d’enfance.
J’ai eu le sentiment que Didier me détaillait un testament. Il m’a parlé de la fin de Minorités, et que je devais me bouger. Didier, c’est le copain, l’ami, le grand frère, et aussi le professeur qui pousse ses élèves sans mettre de gants parce qu’il les respecte. Il y en a qui le trouvent méchant, en fait il dit simplement ce qu’il pense…
Il n’y a pas de regrets à avoir, ça devait arriver.
Pour moi, Minorités était avant tout une revue qui explorait le présent occulté par les médias dominants. Je ne crois pas à la « transversalité », même si je comprends bien l’idée, je pense que c’est une façon de penser vouée à l’échec car on ne change pas la société en additionnant des morceaux de mécontentements. C’est toute l’impasse des sciences sociales quand à la fin des années 1950 elles se sont faites totalitaires, avec la bénédiction de la CIA qui entendait lutter avant tout contre l’emprise du marxisme.
Je suis beaucoup plus oriental, je viens des mondes anciens. Je pense global, j’imbrique, et c’est précisément l’imbrication qui créée les universaux dont on a, en France, au nom d’une idéologie purement réactionnaire, totalement détourné le sens.
Penser la personne comme homosexuelle, ou Trans, ou musulmane, ou autre, est limité. C’est pourtant le prisme des sciences sociales qui, depuis cinquante ans, ont entamé une catégorisation de tout, au point de replier chacun sur soi, avec ces petites luttes et ces petits mécontentements en fond de placard. En face, une sorte de rouleau compresseur conservateur, jugeant que le monde va bien comme il va, impose une idéologie qui, elle, se fait globale, et qui n’a ainsi aucun mal à imposer sa loi à la myriade morcelée de la souffrance sociale. La lutte de classe a cédé la place à une souffrance recroquevillée, individualisée et marginalisée, même quand elle forme du nombre. Elle est impensée, sa réalité est donc absente.
La souffrance individualisée
Face à cela, l’extrême droite, elle, n’a aucun mal à donner sa vision globale. La haine du juif, la haine du musulman, la haine de l’autre, le complot, forment une sorte de vision globale facile, faisant de tous les victimes non-responsables d’un monde manipulé. Elle recompose son idéologie sur les ruines béantes des idéologies globales qui naguère avaient fait la victoires des progressismes, en leur chipant ici et là des concepts et du vocabulaire, exactement comme sut, par exemple, le faire Adolf Hitler ou Benito Mussolini (national ET socialiste, une contradiction sémantique fondamentale puisque « prolétaires de tous les pays, unissez-vous », c’est quand même un refus total, radical, de cette supercherie bourgeoise appelée nationalisme).
Je n’ai donc jamais cru à l’addition, et j’ai toujours eu un certain scepticisme face à certains articles de Minorités qui allaient dans ce sens. Mais, et ce sera là un premier point fondamental, je suis démocrate, je veux dire vraiment. Je ne suis personne pour imposer ma façon de voir, et j’aime écouter, comprendre la façon de penser des autres.
Pensant global, j’ai pris un réel plaisir à lire Minorités. Au delà d’avoir été un média qui me donnerait l’opportunité de croire en moi, en ma plume, en ma pensée, Minorités a été avant tout la revue qui mettait sur la table la réalité du progressisme en décomposition politique, mais aussi son incroyable vitalité, sa capacité d’expérimentation, et finalement la réinvention des postulats même du progressisme, dans toute leur diversité.
Ce n’est donc pas la tentative de construire des luttes transversales que j’ai aimée, car je n’y crois pas, mais plutôt une sorte d’état des lieux, un où nous sommes, là, maintenant, et l’ébauche possible d’une reformulation par la capacité d’exprimer des visions et des vécus apparemment divergents.
Et en ce sens, la fin de Minorités nous offre l’occasion de nous pencher sur ce qui y a été publié et d’avoir un portrait du présent tel qu’il est, pour tenter entre les lignes de reconnaître un avenir tel qu’il s’espère.
Multiplicité des identités
Un homosexuel est aussi généralement un salarié, il a peur du chômage et peut-être connaît t-il des fins de mois difficiles. Peut-être au passage habite-t-il à la périphérie d’un grand centre urbain, et peut-être doit-il subir la dégradation dramatique des conditions de transports. Peut-être cet homosexuel est une femme d’ailleurs et peut-être cette femme est musulmane, et alors certainement elle vit extrêmement mal cette assignation médiatique permanente à ses origines dans un pays qui, par ailleurs, se prétend « universaliste » et où des journalistes lui reprocheront d’avoir une idéologie de victime communautariste chaque fois qu’elle exprimera son exaspération face à l’islamophobie. Peut-être un de ses frères, exaspéré d’être contrôlé dans les transports par des policiers qui le tutoient, et fatigué d’envoyer des CV sans jamais recevoir de réponse malgré son Bac+3, a commencé à suivre les discours simplistes mais terriblement efficaces des prédicateurs religieux. Peut-être que sa grande sœur se prostitue, peut-être son cousin se drogue…
On va me dire que je fais du Cosette. Pourtant, si on recolle le patchwork de vies et d’expériences que Minorités est parvenu à composer au fil des ans, nous parvenons à saisir une réalité sociale, celle d’un pays en plein échouage, totalement délaissée par les médias traditionnels ou les romanciers, tous convertis à l’ennui existentiel des classes moyennes consuméristes.
Minorités fut une revue d’un moment charnière. Alors que 2014 s’annonce comme l’année de la quenelle, que le FN gagne des villes avant peut-être de s’affirmer aux Européennes, que la seule leçon tirée de son échec aux municipales par le PS est la nomination de Manuel Valls, Alain Bonnet de Soral, Farida Boulghoul, Dieudonné et toutes leurs cliques s’apprêtent à engranger leur capacité à expliquer le monde avec des mots simples sans, bien entendu, aborder les sujets qui fâchent : il n’y avait pas de place pour Minorités.
On n’a pas besoin d’une revue pour raconter l’échouage de notre époque. Il va falloir courber le dos. Et il va falloir faire preuve d’une grande solidité idéologique. Il va falloir réapprendre à penser global dans la reconnaissance des particularités, des parcours et des identités de chacun. C’est cela qui est nouveau, parvenir à penser et agir ensemble dans la reconnaissance de l’autonomie des revendications et des lutte de chacun afin de rebâtir une pensée globale incluante et non abstraite comme nous le propose trop facilement la gauche traditionnelle.
Sur le vide génésique que la revue laissera, c’est un appel à recoller cet émiettement des identités pour repenser les individus dans leur complexité, à l’image de cette lesbienne que je décris plus haut, qui existe certainement et à laquelle les appareils politiques ne s’intéressent pas dans sa complexité, la voulant forcément « émancipée version FEMEN » sauce Caroline Fourest car lesbienne, FdG car pas riche, ou crypto-salafiste car musulmane, ou bien encore Soralienne…
Et un appel à agir, avec la même énergie qu’une organisation comme Act Up sut le faire en son temps, à l’époque où un Finkielkraut se glosait du haut de sa suffisance, « Comment peut-on manifester contre une maladie ». Une époque où un petit groupe eut le courage d’affirmer que le désespoir de la situation pouvait nourrir la colère, et la colère générer l’action.
Rouleau compresseur républicain
En réalité, s’il y a bien un liant global dans tout ce qui traverse Minorités, c’est l’idée de démocratie, et une condamnation unanime de ce rouleau compresseur républicain, cette nouvelle face de la réaction, et son idéologie totalitaire.
La démocratie est, en France, une idée neuve, et il suffit de se pencher sur la « pensée » du prétendu ex-communiste Alain Bonnet de Soral, pour y sentir toute l’aversion qu’il éprouve pour un libéralisme politique vu comme un triomphe de la perte du sens voulu par « l’élite cosmopolite mondialisée » derrière laquelle, dans son cerveau paranoïaque, se cachent les juifs et les francs-maçons alliés à la Reine d’Angleterre pour promouvoir, en vrac, l’homosexualité et la « théorie du genre » avec la masturbation « dans les maternelles », la prostitution, la pédophilie, l’immigration de masse incontrôlée et le mépris du christianisme dans le but de saper les fondements chrétiens de nos nations et pour que triomphe le judaïsme universelle dont la capitale serait à Jérusalem, ouf !!!!
Mais il serait un peu trop facile de limiter la critique à cet Alex Jones à la française. Le mépris du libéralisme politique et de la démocratie irrigue désormais l’ensemble de la classe politique, intellectuelle et journalistique. Comment expliquer cette facilité avec laquelle on interdit le spectacle d’un comique troupier néo-pétainiste ? Comment expliquer les lois qui réglementent le port du foulard tout en excluant au passage les religieuses ? Comment expliquer que passe comme lettre à la poste une Caroline Fourest lançant des Fatwas « laïques » à l’encontre de ses opposants ? Comment expliquer qu’un authentique réactionnaire, Alain Finkielkraut, excommuniant chaque samedi sur France-Culture les intellectuels et les chercheurs qu’il n’aime pas, puisse à ce point parler au nom de la liberté en se comportant comme un véritable Fouquier-Tinville, comme la plupart des représentants de sa génération désormais convertis au néo-conservatisme ?
C’est lui, d’ailleurs, qui a fourni l’ossature intellectuelle de la plus féroce attaque contre la pensée démocratique et le libéralisme politique. La défaite de la pensée est LE livre qui a assuré la domination intellectuelle néo-conservatrice en faisant passer le bulldozer nationaliste et républicain pour ce qu’il n’est pas, pour ce qu’il n’a jamais été : un outil d’émancipation. Et en fournissant une critique facile aux discours progressistes qui s’étaient timidement imposés depuis la seconde guerre. Car au-delà de la critique du multiculturalisme, ce livre est un appel à revenir sur tout ce que Les Temps Modernes, la revue de Sartre et Beauvoir, avait bâti — la compréhension des espaces culturels non occidentaux (Lévi-Strauss publié dès 1949), la nécessaire solidarité avec les peuples en lutte pour leur émancipation (Fanon) et bien entendu les luttes d’émancipation sociétales, femmes, immigrés, homosexuels — désormais vues comme une forme de communautarisation de la société, de déliquescence de la nation et d’acceptation du modèle anglo-saxon, présenté comme inégalitaire, quand la république française, elle, serait égalitaire et émancipatrice, en reconnaissant des droits universels s’appliquant à des citoyens abstraits et non réduits à leur communauté, ouf…
Un discours dominant aujourd’hui tout le spectre politique et pseudo-intellectuel, à des degrés divers, de Marine Le Pen à Jean-Luc Mélenchon en passant par Manuel Valls : on les a tous vus critiquer le rapport remis à Jean-Marc Ayrault sur l’intégration. Un discours dominant où Caroline Fourest et Alain Soral sont finalement extrêmement proches dans leur conception autoritaire d’un État qui saurait tout mieux que tout le monde au nom de principes supérieurs, indiscutables et éternels. Le « féminisme » pour l’une, la « nation » pour l’autre.
Démocratique
Minorités a été la revue d’un libéralisme politique nouveau, authentiquement démocratique car exprimant des points de vue variés indépendant des espaces de pouvoir et de cooptation habituels dans une société bloquée par cette idéologie totalitaire voyant du communautarisme et/ou des complots partout, et veillant à ce que les luttes restent encadrées par des organisations politiques veillant aux intérêts supérieurs.
Ainsi, le Parti Socialiste, après avoir pris les immigrés en otage avec SOS Racisme, laissant derrière lui un champ de ruine associatif sur lequel prospèrent un Soral ou des barbus Qataris, a décidé de prendre en otage les homosexuels, vidant le tissu associatif politique de toute sa substance au point où nous devrions sérieusement nous inquiéter de nos capacités à nous protéger d’une éventuelle victoire des droites coalisées, mais surtout de la coupure nette avec des pans entiers de la société (quartiers populaires, villes moyennes, minorités religieuses) puisque la récupération par le pouvoir socialiste a installé de fait les anciens militants au cœur même de l’oligarchie, bien loin des préoccupations quotidiennes d’un pays traversé par la souffrance sociale et du militantisme au quotidien que cette crise nécessiterait.
Comme l’écrit très souvent Didier Lestrade, avec l’autonomie des luttes homosexuelles, cela fait 10 ans que nous aurions pu gagner le mariage, un peu comme en Grande-Bretagne où la loi est finalement passée avec un gouvernement conservateur. La même remarque peut s’appliquer aux luttes indigènes qui marqueraient certainement des avancées si elles parvenaient à s’organiser sur leurs propres bases, et cela quelque soit le gouvernement.
Alors.
Il faudra du temps pour que renaisse une tribune vraiment libre, réunissant tout ce que l’idéologie totalitaire néo-conservatrice veut écarter de son consensus asocial. Il faudra d’autant plus de temps que ce qui s’impose désormais n’est pas tant un nouveau Minorités.
En 1963, alors que le progressisme en France était dominé par le Parti Communiste, et que cette domination empêchait l’émergence de revendication nouvelles, réconciliant les luttes sociales avec le combats pour la liberté, Jean-Paul Sartre s’exprimait lors d’un débat qui a fait date dans l’histoire de l’autonomie des luttes d’émancipation de la tutelle stalinienne. « Que peut la littérature ? »
En 2014, force est de constater que l’élévation générale du niveau d’instruction, l’individualisme post-moderne, la middle classisation de la société ainsi que l’explosion des réseaux sociaux ont radicalement transformé la situation. Le verbe, l’analyse, l’intellectualisme ont triomphé. L’abonnement à Télérama ou même la lecture de Minorités sont un langage en soi. Nos démocraties vidées de leur substance depuis que la finance et l’argent ont pris le pouvoir de façon planétaire ont transformé le citoyen en une pipelette informée et bavarde, au courant de tout mais n’agissant sur rien.
Peut-être aujourd’hui faudrait-il au lieu de parler et d’écrire sur la transversalité, se tenir au courant des luttes et s’y joindre. Non plus lire Houria Bouteldja, mais se joindre au cortège célébrant les massacres de Sétif. Non plus trouver que Thierry Schaffauser a raison quand il veut mettre en avant la précarité qu’engendre une logique abolitionniste en matière de prostitution, mais par exemple rejoindre le cortège du STRASS lors de la manifestation du 1er décembre. Peut-être faut-il cesser de trouver que « Hélène Hazera, elle écrit bien », mais lire entre les lignes sa colère, sa rage devant les vies gâchées par des lois aberrantes qui confinent les transexuels et les transexuelles à des parcours du combattant indignes de pays libres, gâchant des vies et les exposant à la fragilité. Peut-être faut il se réapproprier le 1er décembre en en faisant autre chose que cette espèce de voiture balai militante. Peut-être faut-il regarder les cris que le monde nous lance chaque jour, de la Palestine occupée à une Afrique noire dont les ressources dans un monde où elles se font plus rares sont de plus en plus avidement convoitées et incorporer cela à une pratique politique.
Peut-être la question en 2014 est elle « comment agir ? ».
Et c’est peut-être cela, le vrai testament de Minorités.