Cette pièce a été publiée en 2000 par Marie Virole (éditions Marsa, Paris et Alger). Elle figure désormais dans un ouvrage consacré au nouveau theatre Algérien.
Elle a été traduite en arabe sous le titre أمسية في باريس par le docteur es lettres arabe et professeur à l’université de Skikda, Mr Hacen Tlilani. Elle a été mise en scène par Hacène Boubrioua et présentée au public en juin 2013 dans le cadre des célébrations du 50eme anniversaire de l’indépendance de l’Algérie au théâtre régional d’Oum El Bouaghi.
(Pour l’acte suivant, retourner à l’onglet suivant)
Note de mise en scène: je fournis de nombreux éléments au lecteur et au metteur en scène. Cela semblera fort directif, mais en fait ne fournira qu’une base à partir de laquelle on pourra improviser des gestes et des dialogues dénués -en eux-même- de toute importance. Cette évocation ne fournit qu’une structure.
Autour de la table, assis, quatre policiers qui jouent tranquilement aux cartes: cette situation dure depuis que le public a commencé à rentrer dans la salle. Ils fument des cigarettes, il y a une bouteille de vin par terre à côté d’eux et par conséquent quatre verres sur la table.
Quand le public est installé , la lumière croit doucement sur la scène. En fond sonore Evening in Paris interprété par les Doubles Six. Le son diminuera doucement, symbolisant le début de la pièce.
Policier 1, Policier 2, Policier 3, Policier 4
Bon, tu joues ?
Eh, tu m’laisses un peu … C’est toujours comme ça avec toi! On peut pas prendre deux s’condes pour réfléchir!
J’t’en foutrais, moi, de réfléchir! Bon, on va pas y passer six mois … tu poses ? Tu tires ? Tu fais quoi ?
C’est bon, c’est bon …! Voilà!
Ben mon vieux, t’as une sacrée chatte!
Oh, ouais, tu t’tapes une bath de moule!
T’as marché d’dans, ce matin ou quoi ? Tu nous la cachais bien, hein, ta p’tite moule … Allez, Edouard, passe-nous donc un p’tit coup de jaja, qu’on s’la r’monte nous aussi un p’tit coup!
Tiens, rince-toi la lampe! Un p’tit coup, Marcel ?
Pourquoi qu’i’ faut qu’tu d’mandes ? Tu vois pas qu’Robert et Loulou i z’attendent que ça ?
Allez, on trinque! A c’soir!
Ouais, à la der’ des ders!
Eh, les gars! J’suis passé à côté d’l’Estafette et alors … ça pue …! Qu’est-ce qu’il y a d’dans?
D’quoi tu t’mèles? C’est des m’lons, et même qu’i pourrissent!
Des m’lons ? Ben attendez, j’vais la vider …
T’occupes, on t’a dit! R’tourne-donc finir ton bulletin syndical avant d’aller à la messe!
Pourquoi vous me parlez toujours comme ça ?
Tu sais bien qu’c’est pas contre ton syndicat qu’on en a! Tu sais bien qu’c’est même moi le délégué syndical et que moi aussi j’fais c’que j’peux. Mais c’est ton gugusse sur son bout d’bois qui nous fait marrer!
Ca vous fait rire? Vous savez bien qu’c’est pas un gugusse! Vous n’êtes pas chics. Mais j’suis sûr qu’au fond d’vous il y a des hommes bons. Pourquoi ne vous laissez-vous pas aller à la bonté ? On vit une sale époque, ce serait plus simple vous croyez pas ?
Bon, maintenant tu t’la boucles! On l’sait qu’on vit une salle époque. Y’a des copains à nous qui s’sont fait buter par des fellouzes. Trois potaux, depuis le mois de juin. Ca te suffit pas, ça, pour qu’on ait les nerfs ? Allez, barre-toi, on a autre chose à faire, nous!
Je sais ce que tu me dis, mais il parait que dans certains commissariats …
Ta gueule. Tu sais pas d’quoi tu causes, tu vois rien!
Oh non, t’es pas humain, loulou! Regarde ce que t’ as fait! C’est du pinard à 4 francs 50! Merde … C’est pas toi qu’a des gosses à nourrir, t’es vache!
J’l’ai pas fait exprès, c’est c’morveux de Lucien qui me les broute avec ses principes républicains
J’parie qu’il est parti vider l’Estaffette de sa cargaison d’melons!
‘mourra pas puceau!
Dis, Marcel, tu crois qu’il va parler ?
T’inquiète, le syndicat est avec nous!
Ouais, mais lui il est pas dans le même syndicat qu’toi!
T’occupe! Qu’est-ce tu crois, y’en a aussi chez eux qui s’amusent comme nous! Tu t’rappelles Riton, il était dans l’même syndicat qu’moi, non? Ben c’est moi si tu t’rappelles qu’ai obtenu son départ pour le Finistère, alors fais-moi confiance … Lucien, s’il nous gonfle, on l’enverra s’faire couper la queue chez les fellouzes dans leur pays d’merde!
Y’en a qui disent qu’à l’Intérieur ça commence à jaser et que l’ministre est pas tout à fait d’accord!
Le ministre, on s’en bat les couilles, t’as pigé? On est couvert au dessus!
Tu veux dire que …
Non, lui, il compte les points!
Puis de toute façon, on a le préfet avec nous, non ? Il nous a encore assuré de son soutien dans les journaux de ce matin …
Ben merde! j’m’attendais pas à ça!
Mais qu’est-ce tu fous, Lucien ? Arrête, tu vas t’esquinter le dos!
Ca y est, le voilà qui s’met à causer à l’autre connard qui êtzaucieux!
Joue pas avec la religion, Marcel, ça porte malheur.
Là, il est peut-être en train de prier pour notre pardon … Hein, Lucien, t’es pas méchant, dis, tu pries pour nous, tu fais ça, dis … On vit une salle époque comme tu dis, c’est pas nous qui sommes responsables. C’est la guerre, on s’défend! Dis, Lucien, toi, t’es gentil, tu pries pour nous, hein ?
Tu vois qu’il en a rien à foutre, de not’gueule. Il est avec eux. Comme son connard sur sa croix! D’ailleurs,
c’était un juif, tu sais …
Pourquoi tu me dis ça ? Qu’est-ce que tu veux me faire croire, dis, …
Eh, on va pas se disputer entre français, non ? Et puis toi, Marcel, c’est vrai c’qu’il te dis, Edouard, tu laisses le p’tit tranquille. C’est pas d’sa faute s’il s’est trompé d’métier. L’aurait mieux fait d’être curé, c’est tout. Alors t’arrête de dire du mal! Et puis Jésus, on s’en fout qu’il était juif ou … bouddhiste! C’est le dieu des français. Et c’est ce qui compte à côté de leur §alla!
Allez, on finit la bouteille, c’est moi qui rince! A la der’ des ders!
Allez, les gars. Ce soir, on a du travail. J’vous l’avais dit, moi, que leur marche dégénèrerait et qu’on ferait appel à nous! C’est toujours comme ça, avec les crouilles!
Eh!
Tiens, tu tombes bien: i’faut qu’on aille rétablir l’ordre, y’a tes copains qui sèment la terreur!
Ca m’étonnerait! Quand je suis venu, tout à l’heure, je suis passé par Saint-Ouen et c’était plutôt bon enfant!
Allez vas-y, défend-les! Tout à l’heure, quand c’est ta peau que tu défendras, tu parleras plus comme ça! Allez, lève-toi, puceau!
I’faut vraiment qu’j’y aille ?
Ecoutez-le, çui-là! Si tu veux être curé, y’ a rien qui t’en empêche! Mais pour ce soir, c’est trop tard, la France a besoin de toi!
I’pourrait pas rester prier pour nous, peut-être …
Eh! Suffit, la comédie a assez duré! Allez, on y va! Et n’oubliez pas vos flingues et vos matraques, les gars. On va en avoir besoin!
(Pour l’acte suivant, retourner à l’onglet suivant)
Le corp s’éclaire doucement. Une lumière qui ferait penser à une bougie. Sa tête bouge, il ouvre les yeux. Il regarde ses bras en croix, bouge les mains, puis le bras, le buste. Il s’assied. Une musique kabyle pour flûte s’élève. Une femme en robe kabyle passe à côté de lui. Elle fredonne le même air que l’air de flûte. La table s’éclaire, mais ce n’est plus la même table. C’est une table basse. Une femme prépare du couscous en regardant Cadavre n°1. Elle a un doux sourire, un sourire serein. Le murmure d’une source va bercer toute la scène, l’air de flûte aussi. Par moment, le rythme s’accélère -peut-être dans un moment d’émotion intense-, et une percussion douce peut alors se mêler à la flûte. Puis le rythme revient à l’évocation discrète des montagnes de kabylie. La deuxième femme coud une robe en fredonnant. Elle ne parlera pas de toute la scène, fredonnera parfois. Par moment, elle se lèvera, ramènera du café et un peu de lait, de la galette et des gateaux. C’est elle qui apportera un coussin pour que Cadavre n°1 soit plus à l’aise. C’est elle que Cadavre n°1 appelle Yemma-maman. Elle sourit dans ces cas là, et s’essuit les yeux avec un mouchoir, tendrement, comme si elle avait beaucoup pleuré, et que c’était fini. Il faut que cette scène s’installe pendant 2,3,4 voir 5 minutes si nécessaire. Cadavre n°1 va se lever et faire le tour de la scène. Il regardera le tapis plié sur le sol, qu’il dépliera et ramènera vers la table pour le poser par terre. La jeune femme au couscous le regardera faire en souriant. Il lui sourira et l’embrassera sur le front. L’autre femme les regardera tendrement, s’essuira les yeux et prendra Cadavre n°2 dans ses bras pendant 20/30 secondes, puis elle se lèvera. La scène commencera à ce moment là. On peut agencer les choses autrement. Mais une atmosphère de maison Kabyle doit s’installer à l’aide de l’éclairage et de quelques objets ( une cruche et une cuvette en terre décorées, un torchon en tissus kabyle, le tapis, …). Surtout pas de décors réaliste qui ferait de cette scène un vaudeville. Vers le fond, à la droite, un paravent qui cache Cadavre n°2. L’ambiance doit être intime, douce. Cadavre n°1 va s’assoir quand la scène commence. Vêtements et intonation kabyles obligatoires.
Alors, te voilà revenu ? Tu nous a bien manqué, tu sais …
Pardonne-moi, Ô Khadidja! La France n’est pas le pays que l’on dit, la vie y est très dure.
Parce que tu crois encore que nous l’ignorons ?
Comment le sauriez-vous ? Nous ne vous envoyons que des cartes postales de la Tour Eiffel et ne vous écrions toujours les mêmes lettres qui vous disent que « ici tout va bien et la santé, j’espère pour vous et toute la famille de même ».
Tous les hommes du village nous envoient les mêmes cartes de la Tour Eiffel! Même si c’était bien là que vous habitiez, vous ne jouiriez alors que de bien peu de place ne crois-tu pas ? Et puis, on le sait que vous n’habitez que dans de pauvres chambres à deux, à trois ou à quatre! Et comme vous ne savez pour la plupart ni lire ni écrire, on le sait que vous ne pouvez guère vous défendre quand vous avez la malchance de travailler pour un profiteur. On connait les chacals d’ici, ceux de là-bas doivent être bien redoutables car ils connaissent votre faiblesse …
Alors pourquoi ne nous dites vous pas que vous savez tout cela ?
Parce que ça ne se fait pas, tu le sais très bien … On ne refait pas une éducation. Et la politesse et le respect sont les deux seules choses que nous avons sauvé de notre long naufrage. Si nous les abandonnions, ce serait notre honneur que nous perdrions. Et tu le sais -je te connais bien-, nous ne pourrions accepter cela!
Comme tu parles durement, Ô Khadidja …
C’est que bien des choses ont changé, par ici … Tu ne remarques donc rien ?
Non, tout est comme avant mon départ, le 19 mai 1949. Tu est toujours aussi belle, Yemma est toujours aussi bonne pour moi.
On dirait même que c’est mieux qu’avant.
Regarde, il y a même ce tapis qui est très beau.
Je me souviens, quand j’étais enfant, nos voisins avaient exactement le même. J’en étais jaloux moi, de leur tapis, et longtemps j’ai rêvé d’avoir un tapis comme celui-ci, aussi beau, et même que Yemma alors serait contente de me voir assis dessus, et surtout qu’elle serait alors très fière de m’apporter un coussin pour que j’y sois bien installé, sur mon beau tapis.
Que fais-tu, Ô Yemma ?
Elle finit la robe de mariée
Quelle robe de mariée ?
La mienne … Ne te souviens-tu pas que nous devions nous marier au printemps ? Tu as économisé assez d’argent pour la dot et pour la fête, tu as fait des travaux dans notre maison … Nous serons heureux, maintenant … Et la pays sera bientôt libéré …
Mais ce n’est pas le printemps …
Cela n’a plus guère d’importance …
tu veux du café ?
oui, Ô Khadidja
On ne t’attendait pas
Moi non plus. Je commence à me rappeler, maintenant
je vais me changer et me coiffer
Je sortais de l’usine. Tu sais, je travaillais chez Citroën à Nanterre. Je revenais à la maison. Le bus n’arrivait pas alors je me suis mis à marcher. Je n’étais pas très rassuré parce qu’on m’a raconté qu’on avait retrouvé des Algériens dans la Seine ou dans le Canal de l’Ourcq, ces dernières semaines. Il y a des policiers qui deviennent fous, là-bas, avec cette guerre, le couvre-feu … Et cette guerre qui s’éternise …
Je marchais. J’arrivais vers la Porte Maillot, il devait être près de huit heure. J’avais très peur de dépasser l’heure autorisée pour nous … Ô, comme j’ai peur pour nos frères, ce soir, ils marchent dans Paris, avec leurs femmes, leurs enfants contre ce couvre-feu, que va t’il leur arriver …
Un camion de police s’est arrêté, la porte arrière s’est ouverte, ils étaient quatre. Je voyais bien qu’ils avaient bu. Il y avait un Algérien par terre, il se tordait: ils l’avaient battu. Mais je n’ai pas eu beaucoup de temps pour le voir car ils se sont jetés sur moi: j’ai tout de suite reçu un coup sur la tête. Ce dont je me souviens bien, ensuite, c’est d’avoir ressenti beaucoup de douceur avant de me réveiller ici.
Oui, il y avait un homme bon, là où tu étais. Et en ce moment, il souffre, car ce qu’il voit n’est pas bien beau …
Cadavre n°1
Il souffre, lui aussi … (silence)
Khadidja
Plus encore car la mort ne le frappera pas
Et que ce soir il se retrouve bien seul …
Cadavre n°1
Je le plains, lui dont j’ai senti la chaleur
quand je n’étais plus que chair refroidie
Khadidja
Nous avons été heureux qu’il soit avec toi car les autres
n’étaient que des êtres possédés par le mal, l’aigreur,
la rancoeur, l’échec, la stupidité et la violence
Lui, s’appelle Lucien, c’est un pauvre homme qui s’est
trompé de métier. Ou peut-être est-ce la France
qui se trompe en engageant de tels policiers,
si violents quand pour faire régner l’ordre et
respecter la loi, elle ne devrait se confier
qu’à des Luciens …
J’ai rencontré des Français biens, là-bas, des gens gentils qui ne détestaient pas les Algériens. Il ne sont pas tous violents. Ils sont manipulés. Le Français est un peuple peureux qui a toujours peur des guerres. Celle-là, il la paie cher, lui aussi: leurs enfants que l’on envoie chez nous pour plus de deux ans pour leur faire faire des choses que leurs parents ne peuvent imaginer … Non, on vit une sale époque, ce n’est pas drôle … Ah, s’ils avaient négocié, s’ils n’avaient pas détourné l’avion de Ferhat Abbas, en ce moment on serait comme le Maroc, comme la Tunisie ..
C’est toujours l’envie qui conduit les guerres. Et c’est toujours le peuple qui paie. Même nous, qui la payons déjà si cher, nous la paierons un jour, cette guerre! Je le vois bien, maintenant, c’est l’esprit de guerre qui alimente l’esprit de guerre, et la violence la violence. Il y en a parmi nos militaires qui ne pensent déjà qu’à « l’épuration nécessaire dans nos rangs », comme ils disent … Tout cela finira mal pour nous! Enfin …
Pour nous c’est déjà fini. Yemma et moi, nous n’avons pas eu de Lucien pour nous réchauffer.
L’armée Française a saccagé le village. Nous avons été violées. Je pleurais. Yemma était déjà morte. Un militaire est arrivé et a dit à l’autre qui me violait qu’il était interdit de faire cela. Il l’a tué d’une balle dans la tête. Il m’a regardée, j’avais la tête ensanglantée du sang de son collègue, et il a dit alors que je ne valais pas plus cher, et il m’a tuée.
Baba vit toujours, tu sais … Elle l’attend.
On vit une sale époque …
Je repense à cet autre Algérien.
Tu ne sais toujours pas qui il est ? C’est un agent des renseignements français. Il a infiltré une section F.L.N. et il est mort avant d’avoir pu livrer son message, « ratonné » par ses copains. Il y a une Justice et celui-là ne risque pas de venir nous embêter ici …
Nous allons nous marier bientôt, hein, Yemma ?
Ce sera une grande fête. Peut-être même parviendrons-nous à réchauffer le coeur de Lucien …
Il sera heureux de nous retrouver ici …
Oui, nous le retrouverons, car il restera tel qu’il est toute sa vie …
Je l’aime bien, lui …
N’y pensons plus, commençons notre nouvelle vie. Viens, Yemma … Viens, Noureddine …
Ils quittent la scène, la lumière s’éteind. La musique va progressivement s’éteindre également.
(Pour l’acte suivant, retourner à l’onglet suivant)
Ben merde alors …
z’avez l’heure ?
Merde, … meeeerde, qu’est-ce que je vais pouvoir dire à ma femme … meeeerde …
Je suis fatigué, les gars … je suis fatigué … et puis j’crois qu’on a fait des conneries
Ouais, j’crois bien moi aussi … mais qu’est-ce qu’on a foutu, qu’est ce qu’a bien pu nous arriver …
T’es blessé, Edouard ?
Mais non, et tu l’sais très bien, i z’étaient pas armés, comment veux-tu que j’sois blessé ? Mais j’me suis pris une giclée de sang quand Marcel a balancé un coup de pioche sur un gamin et que j’ai voulu l’en empêcher. Pauv’gosse, il avait déjà vu son père et sa mère y passer …
T’as compris, toi, c’qui s’est passé, c’soir ?
Ben … on a fait not’ boulot, voilà! On nous a dit d’y aller, alors on y est allé!
Ah ça, on y est allé!
Allez Edouard, c’est fini! D’accord, on y est allé un peu fort! Mais rappelle-toi ce que disaient les messages radio, i’ nous disaient qu’y avait du danger, on pouvait pas savoir … Alors bon, c’est normal, c’qu’est arrivé!
Et le Lucien qui criait, qui criait, qui criait … et qui pleurait, pleurait …
Oh, c’est bon, hein, l’avait qu’à pas venir chez nous, hein, on l’a pas forcé!
« pas l’gamin, pas l’gamin » …
… qu’i’ m’disait quand j’t’attrapais c’t’enfoiré d’morveux d’chiard qui voulait pas que je l’balance dans la flotte avec tous ceux d’sa race et qui restait accroché aux jupes de sa putain d’mère à qui Robert avait défoncé l’dos! Mais qu’est ce qu’il en avait à faire, Lucien, de tout ça, hein ? Un de plus, un de moins, on en était plus là … Mais non, ça veut s’acheter son p’tit deux pièces au paradis, ça veut pas s’mouiller, ça chie dans son bénouze et ça veut faire l’intéressant.
C’est un ennemi de la France, ce gars là, «calmez-vous, les copains»! J’t’en foutrais, moi, des copains! J’le connais pas, moi, cette tante!
T’as pas le droit de dire ça … il est pas méchant, il s’est juste trompé de métier!
On arrête, les gars, on arrête, c’est fini …
C’est fini, c’est fini, c’est fini … tu causes vite, toi. Le «petit», il a pas de sang sur les mains, lui! On peux pas en dire autant nous, ni toi, ni Edouard, ni moi … ni Marcel!
On se calme. Marcel est à la préfecture, il nous dira tout à l’heure ce qu’on doit dire et ce qu’on doit faire …
Et le «petit», ‘l’est où, en ce moment ?
Marcel l’a fait envoyer au Palais des sports, c’est là-bas qu’on envoie tous les ratons. A mon avis, le Lucien i’s’fait des chouettes de souv’nirs du genre lendemain de cuite. En plus, i’doit être avec les deux copains d’Marcel, vous savez …
Oh, bon, d’tout’façon, c’est fait! Nous, on est des lions! Le préfet est avec nous …
Ben ouais, c’étaient les ordres, on a obéit …
Noureddine et Khadidja entrent en scène.
Les policiers se remettent à jouer.
C’est bon! Je reviens de la préfecture: on est couvert.
Qu’est-ce qu’on t’a dit, là-bas ?
Oh, pas grand chose, mais comme la party a continué dans la cour et dans les couloirs, on en a tous déduit qu’il n’y avait aucun soucis à se faire. Il couvre tout. Et puis, de toute façon, de ce côté là, c’est pas un débutant! En partant, j’ai donné un coup de main aux copains, là-bas: ils avaient plus de cinquantes maccabés sur les bras dont ils savaient p’us trop quoi faire …
mais ne bouge pas
il a un hocquet
Khadidja fredonne un air
lui carresse les cheveux
… on les a balancé dans la Seine au p’tit matin, juste derrière Notre Dame. Ca peut pas leur faire de mal, à eux, d’être bénis par not’ Bon Dieu civilisé. Mais c’est là qu’ça coince, justement: j’arrive pas à me dire qu’on a bien fait: sont pas dignes d’être plantés à côté d’la cathédrale de Saint Louis!
Qu’est ce que ça peut t’foutre, à toi, t’y croit pas!
Je respecte, moi!
De toute façon, tu dis qu’il était juif et ça a l’air de t’poser un problème …
C’est des chrétiens qui l’ont construite, cette cathédrale et j’sais pas s’ils apprécieraient d’avoir bossé pour bénir les enfants des cafards contre qui i’z’allaient se battre aux Croisades, crétin! Voilà pourquoi ça m’gène! Le Christ, j’m’en tape. Moi, je défends la religion parce que not’ religion, elle est blanche. Et ces bicots, c’est d’la …
Eh, eh, les gars, on se calme. C’est la fatigue qui nous met sur les nerfs. Bon, si ça va, avec la préfecture, on peut dormir tranquille. Nous, on est que des instruments. On est pas responsable.
Moi, ça m’pose pas d’problème : j’ai bien du m’en taper une dizaine! Et j’te compte pas cette nuit à la préfecture! On a joué à leur fouttre les j’tons: on leur demandait d’se foutre à poil, et puis y’en a d’autre qui s’pointaient et qui leur gueulaient d’sus en leur demandant pourquoi qu’i’z’étaient à poil! Ca a fini par être la panique, la d’dans. Vers quatre heures, ils étaient murs, on s’est bien marré. Mais fallait s’défendre, c’est qu’i dev’naient violents …
il regarde ses collègues
cherche leur approbation
ils regardent par terre
figés
Lucien a eu un hocquet
a mis sa main devant sa bouche
Khadidja continue de fredonner
calmement
Il est seul et il a mal
Notre peuple conquiert sa liberté, mais à quel prix … regarde ce visage …
Dis, Edouard, tu t’ rappelles quand on a achevé cet espèce d’intellectuel dans son costume gris avec ses lunettes rondes, et qu’on chantait tous en choeur « des pommes, des poires, et des scoubidous bidou » en l’lattant à coup d’pompes, même que t’était pas l’dernier, hein, à reprendre « scoubibou bidou » dans les roustons … t’es fort au Hit Parade, toi!
T’as pas à t’en faire, allez, on les leur coupe quand i sont p’tits, comme les juifs …
et en se penchant sur Edouard
d’un ton de confidence
Ta gueule! Tu vas t’ taire ….
Allez, on forme une chouette équipe, tous les quatres, non ?
Et … et lui ?
Tu me parle plus de lui, Ok ?
Je vais le faire muter en province …
toujours la main sur la bouche
… et s’il est pas content, j’connais du monde qui peut lui régler son compte, à c’communiste!
‘l’est pas communiste, il est catholique!
C’est pareil!
les autres jouent
sans conviction
Marcel s’assied
Calme-toi, calme-toi, tu n’es pas le premier, tu n’es pas le dernier, tu es un sujet de l’Histoire et aujourd’hui te voilà éprouvé … Mais tu es un Homme car tu respectes la dignité de tes semblables. Tu pourras toujours regarder tes enfants en face, et quand tu diras que tu l’aimes à celle que tu aimes, nous serons à tes côtés pour qu’elle ai confiance en toi et qu’elle te croit …
Au revoir, Lucien
Au revoir, Lucien, et sois heureux. Ne nous oublie pas, témoigne
Khadidja et Noureddine s’éloignent
les silence revient
la partie continue
Bon! Tout est réglé! Il y a des questions ?
Non, c’est toi le chef!
C’est toi le chef!
C’est toi le chef!
C’est moi le chef, et les ordres, c’est les ordres. Pour moi aussi. Et nous avons obéit. Donc, nous ne sommes coupables de rien. C’est compris ?
douce
Il ne s’est rien passé, d’accord ?
Il ne s’est rien passé!
se lève
Il ne s’est rien passé!
se lève
Il ne s’est rien passé!
Tenez!
une fois le changement fait
Marcel tend la main
Loulou, ta main!
Edouard, ta main
Robert!
Lucien les regarde et fait de très grands yeux
recommence à s’agiter
Il ne s’est rien passé!
Il ne s’est rien passé!