
(suite…)Cette année, il faudra décider, faire, bouger. L’an prochain, je renouvelle mon titre de séjour. C’est une véritable limite. Rester, ou partir?
(suite…)Cette année, il faudra décider, faire, bouger. L’an prochain, je renouvelle mon titre de séjour. C’est une véritable limite. Rester, ou partir?
Quelle année, quel besoin de faire une pause, de suspendre un peu le temps… Le coronavirus a monopolisé nos vies, notre attention, nous a effrayé quand il n’a pas fauché la vie de nos proches. Il a fauché l’emploi de million d’entre nous et souvent parmi les plus exposés à la fragilité sociale, il a appauvri, il a blessé.
Quelle année. Par une belle journée, à Beyrouth, les hommes, les femmes, les enfants et les adultes vaquaient à leurs occupations, la vie était dure déjà, la corruption gangrenait la vie, le quotidien, mais on espérait un changement, on manifestait, on tentait de faire face, et puis sur le port est venue une explosion effroyable qui a défiguré la ville et la vie à jamais, fauchant des milliers sur son passage et détruisant tout pour ne plus laisser qu’un cratère sur la plaie béante qu’est devenue la ville. Une explosion due à la corruption, à l’incurie mais qui s’est abattue sur une population fatiguée d’être en colère et d’avoir en plus à affronter ce désastre presque pire que ne le fut la guerre civile autrefois. Une guerre, on sait, mais ça…
Quelle année. En France le tour de vis autoritaire a poursuivi sa course inexorable. En Algérie, un pouvoir requinqué par une farce « électorale » qui n’a de relation avec les élections que par son issue, a profité de la crise sanitaire pour écraser la contestation, emprisonner, bâillonner.
Quelle année. Pour les Ouïgours, pour les Palestiniens, pour les Yéménites, l’oppression s’est renforcée dans l’indifférence totale des opinions publiques des grandes puissances qui arment les tyrans et commercent avec eux tout en donnant ici et la des certificats de bonne moralité. On a vu Emmanuel Macron recevoir le tyran Egyptien Sisi sur lequel on pourrait commencer s’il n’a pas décidé de prendre exemple en matière de répression.
Quelle année, et quelles incertitudes devant nous, dans les jours, dans les semaines et dans les mois qui viennent, dans les années à venir quand on sait qu’à ce tableau s’ajoutent une crise climatique certaine et un effondrement économique sur lequel chaque jour de gagné ajoute à la profondeur. Et que dire de la cure d’austérité que les gouvernements nous infligeront une fois le coronavirus passé. Ils privatiseront tout « pour rembourser la dette », la Grèce a été le laboratoire de l’ingénierie sociale des années 2020, mais qu’importe, pour la classe moyenne ayant prospéré sous les auspices du télétravail, il restera encore quelques miettes d’illusions avant le grand saut dans l’inconnue économique et politique.
Les démocraties ne survivent pas à la violence sociale.
Quelle année, quel billet…
On raconte qu’il y a de cela deux millénaires est né un enfant dans une étable, et que devant lui trois Rois se sont inclinés, qu’ils lui ont fait des cadeaux, et que cet enfant portait une promesse, il laverait les fautes et pardonnerait tout le mal qu’on lui ferait, libérant ainsi les hommes et les femmes qui suivraient son exemple du pêché originel.
On raconte qu’à sa naissance, sa mère connaissait tout destin de cet enfant.
Au fil des ans, à cette histoire se sont mêlées des légendes, celle d’un vieux bonhomme faisant des cadeaux aux enfants en passant par les cheminées, et puis s’est ajoutée cette tradition de rassembler toute la famille. Cette tradition s’est diffusée tout autours du globe, parfois par la Foi, parfois par la force aussi, mais de nos jours, la célébration de cette naissance crée un temps de repos, de réflexion et un temps d’amour qui rassemble divers religions et touche jusqu’aux plus athées qui y retrouvent les yeux brillants de leur enfance.
En cette journée de Noël, je vous souhaite à tous, à toutes, une très heureuse journée. Puissiez vous y trouver le réconfort, l’amour, la tendresse, la compassion et la beauté que la naissance d’un enfant nous inspire, car l’enfant est la promesse de la vie, la promesse que peut-être, au delà du temps qui parfois nous déchire, la vie finit toujours par triompher sur la mort.
Très joyeuses fêtes à toustes.
L’année s’achève… Une année longue, éprouvante, avec cette disruption, une épidémie inattendue qui a surgi de nulle part et est venue interrompre nos élans, nos espoirs, nos ambitions ou nos modestes rêves.
Pour moi, 2020 avait commencé baroque, vous vous souvenez? C’était avant, avant qu’on ne pense plus qu’à survivre. Ce n’est pas tant la maladie, que je craignais, que la peur de perdre mon travail, de devoir rentrer en France de façon soudaine, dans une économie ravagée par cette expérimentation sociétale incroyable, le « shut down » de l’économie.
On attendait l’effondrement, nous avons eu l’interrupteur.
À l’école où je travaille, mars et surtout avril ont été déserts, avec des annulations se succédant les unes après les autres. On ne parvenait pas vraiment à s’y faire, c’était trop rapide. Tôkyô qui jusque mars était pleine de touristes s’est vidée, les trains, les rues, mon quartier. Le spectacle d’une humanité confinée, évaporée. Parallèlement, les cours que je donne dans des maisons de quartier ont été suspendus. Je n’ai vécu qu’avec mon (maigre) salaire et, à partir de mai, mon directeur a commencé à ne payer les heures non-travaillées qu’à 60% (c’est la version japonaise du travail partiel). J’ai perdu environ 10% de mon salaire.
J’ai arrêté d’aller au restaurant et je me suis mis à refaire la cuisine. Les premiers plats étaient simples mais progressivement je me suis remis à faire des gâteaux, des sauces. Et puis j’ai découvert un supermarché que je ne connaissais pas, Okay Store, qui vend du fromage à des prix inimaginables au Japon. Déjà, dans les supermarchés, il n’y a pas de fromage, juste du plastique à base de lait fait à Hokkaidô. Non, là, il y a du Brie, du bleu danois, pas mal de fromages italiens, du vrai camembert pas trop cher, du vrai Cheddar anglais et même du Stilton ou du fromage de brebis italien. Je me suis mis à manger énormément de fromage, et je me suis donc remis à manger du pain.
Le résultat est implacable, j’ai pris 10 kilos, entre plus de calories et moins d’exercice.
Et puis l’été est arrivé, les étudiants ont commencé à revenir, les transports à se remplir, et le nombre des contaminations à baisser, et puis augmenter de nouveau, avec en août de nouveau des appels à ne pas sortir.
Kyôto, cet été, était désert… D’une incroyable tristesse.
Pour l’an prochain, mon directeur nous a annoncé un changement de nos contrats qui commencera particulièrement à m’affecter. Pour tout dire, j’ai la possibilité de refuser. J’ai un contrat depuis 11 ans, je suis employé fixe. D’un autre côté, le marché du travail est déprimé, la perspective du chômage ne m’inspire guère. Roseau, Madjid, sois roseau, ai-je pensé début mars quand j’ai compris qu’une catastrophe était imminente. Alors je serai roseau. Je connais ma valeur, désormais, et elle ne réside pas dans un contrat de travail, tout précaire qu’il fut. Cette fois, je vais perdre environ 30/40% de mon salaire, nous ne seront plus payés qu’aux heures effectuées, et nous avons perdu beaucoup d’élèves. La raison, c’est la protection sociale que je vais devoir payer moi-même. J’ai heureusement mes deux classes dans des maisons de quartier qui vont me permettre de ne pas couler, il faudra juste faire très attention à ne pas dépenser plus que je ne peux. Ce système commence en février, ce sera donc pour mon salaire de mars. J’ai le temps de voir venir d’une part, j’ai un peu d’argent de côté, et puis j’ai le temps de trouver quelque chose. Je ne me sens plus aucune loyauté aucune. Aucune.
Ce changement ne me trouble pas, au contraire, il y a presque quelque chose d’excitant, de stimulant. Et comme je l’ai écrit, j’ai un peu d’argent de côté. Pas beaucoup, vraiment très peu, même, mais c’est la première fois de ma vie. Mieux, j’en ai plus en ce moment qu’il y a 6 mois. Et pourtant, j’ai investi.
Nous avons reçu du gouvernement un paiement de 100.000 yens (environ 750 euros). Ça a aidé, aussi.
Investissement. Juillet. J’ai acheté un appareil photo, d’occasion bien entendu, un Olympus OMD-EM1 MII. Il valait 150.000 yens à sa sortie, je l’ai eu dans un état quasi neuf pour 70.000 yens, avec sa boîte et tout, et seulement 2400 déclenchements au compteur. Olympus a en effet sorti la nouvelle version du EM1, et en plus, ils ont vendu leur division « photo » à un fond d’investissement. Les magasins d’occasion se sont retrouvés avec des tonnes d’appareils Olympus vendus par leurs propriétaires, pressés de s’en débarrasser. J’en ai profité. Je vais vendre mon appareil précédent, le EM5 MII, cet après-midi. J’ai un autre appareil à vendre par la même occasion.
Investissement. Décembre. Il y a quelques semaines, j’ai fait la mise à jour de mon iMac sous Big Sur et il a dû se passer quelque chose, il s’est mis à prendre au moins 15 minutes à booter. J’ai décidé de la formater et refaire l’installation proprement. Et alors j’ai eu l’idée d’acheter un disque SSD externe pour gagner en vitesse. Apple, ce sont des radins, ils équipent les iMac de disques durs avec 32Go de mémoire SSD « turbo drive ». Tu parles d’un turbo, le système prend 15 Go à lui seul. Après recherche, j’ai découvert que les SSD sont devenus incroyablement bon marché. J’ai acheté un SSD de 1 To en USB-C 3.1, et j’y ai mis tout mon système, mes applications, la musique, etc. C’est le jour et la nuit, ce n’est plus du tout le même ordinateur, j’ai la rapidité d’un MacBook sur mon iMac. Un iMac que j’ai acheté il y a deux ans et demie et à qui j’ai redonné une seconde jeunesse.
Investissement. Avril. Un four.
Investissement. Novembre. Des étagères afin de réorganiser ma cuisine (minuscule) et avoir plus de place pour cuisiner. Désormais, j’ai un plan de travail, tout est à portée de main.
Investissement. Décembre, juste un jour avant l’annonce de mon directeur. Après des années à tourner autours, j’ai finalement acheté une Apple Watch. Là, il s’agit d’un vrai pschitt, d’un achat non nécessaire. J’ai acheté la SE, le modèle « économique », et même si c’est un pur achat plaisir, le simple fait de passer mon temps à monter les escaliers à pieds, à marcher et éviter les transports, à suivre mon activité physique, eh bien ça valait la peine car cette année j’ai vraiment beaucoup moins bougé et je dois impérativement changer cela.
Investissement. Décembre. Un site internet en préparation pour trouver du travail en free lance.
Investissement, janvier. Une flûte traversière baroque faite main. En résine MAIS faite main. Ça, c’est un investissement spécial. Maman nous/m’a aidé en me laissant un petit quelque chose malgré la merde dans laquelle elle se débattait financièrement, et pour moi, cela m’a permis de rembourser les dettes accumulées durant des années à cause du chômage en 2007, en 2009 et du séisme aussi. Et je serai malhonnête de ne pas rajouter à cause de moi. C’est aussi pour cela que je dois les vendre, ces deux appareils…
Cette flûte, c’est ce qu’il me restera de maman, c’est mon lien avec elle, c’est intime et douloureux à la fois, c’est aussi ma promesse de ne plus me comporter comme un gamin avec l’argent, avec ma propre vie. C’est assez marrant, dépenser de l’argent dans quelque chose qu’éventuellement je n’utiliserai pas, quelque chose de coûteux pour me rappeler que je ne dois pas balancer mon argent par les fenêtres. Et puis cette flûte, c’est une retrouvaille avec moi-même.
Et si j’en arrive à cette flûte, c’est parce qu’elle était au commencement de cette année et que malgré toutes les incertitudes, je pense avoir gardé le fil et avoir tenu ma promesse. J’ai fortement réduit mes dépenses, en cuisinant beaucoup plus et en n’allant quasiment plus au restaurant, en devenant avare quand il s’agit de trouver un hôtel pour mes vacances, quitte à rogner un peu sur le confort: cette année, les hôtels un peu « jolis » sont incroyablement moins chers, mais j’ai finalement opté pour les moins chers cet été et pour la semaine prochaine, et cela à chaque fois sans bénéficier de la campagne GOTO!
Mes quelques gros achats ont été des investissements. J’avais un peu peur que le EM1 soit un pschitt, et vraiment, non, il est aussi agréable que mon EM5, mais en plus rapide, avec un meilleur capteur. J’ai finalement le EM ultime, quasi neuf et prêt pour m’accompagner durant des années. La vente des deux autres couvrira la moitié du prix. Idem pour le SSD, mon iMac est devenu réactif, et puis surtout, c’est le miens. Mieux, le disque dur va devenir ma Time-Machine. L’Apple Watch, elle, c’est la conscience de mon âge, de la nécessité de prendre soin de moi, et c’est aussi m’être fait plaisir.
J’aborde donc cette fin d’année positif, ouvert, résolument roseau mais avec des racines profondes. Je me résigne à vivre au Japon, à ne pas rentrer en 2021 ou 2022 comme je m’y préparais car par chez vous tout va être beaucoup trop difficile, et ce que je me suis promis, c’est de ne plus me faire souffrir par des coups de têtes irréfléchis au moins aussi débiles que mes achats compulsifs.
Mieux, j’ai gardé le fil esquissé au début de l’année, ou plutôt renoué le fil très ancien, cassé mais jamais perdu de vue. Je garde en moi cette longue marche de nuit sous le ciel étoilé de la Sarthe, quand maman est partie. Je crois que quelque chose à définitivement changé ce soir là, alors que la route n’en finissait pas, et que je riais au éclats ou chantais à tue-tête des chansons inventées, ou La pêche aux moules ou Mamzelle Angèle dans l’obscurité totale de cette route de campagne, durant ces 15 kilomètres, avec parfois, sorties de nulle part, des voitures qui passaient à toute allure et qui auraient pu me faucher, mais non, je riais tellement je me trouvais idiot d’avoir pris la décision de rentrer à pieds, et soudain la révélation d’un ciel étoilé incroyable, une beauté qui ne m’a plus quitté et que je garde en moi. Et puis ces brumes matinales sur La Ferté-Bernard avec le soleil qui tente des percées, les arbres en fleurs, ces champs à perte de vue avec les différents bleus du ciel, le coucher de soleil mauve, cette lumière si spéciale de l’ouest de la France, de ce pays appelé Le Perche, avec ses vallées, ses collines, ça monte ici, ça descend là. Lointain écho de la lumière bleuté au petit matin dans les montagnes du Djurdjura, on va cueillir des figues avec les cousins, certainement un des plus beaux souvenirs de ma vie, je ne voulais plus rentrer en France.
Ces émotions ont laissé une emprunte, il m’a fallu du temps pour écrire sur maman. Mais quand par hasard je suis tombé sur une vidéo de François Lazarevitch et Jean Rondeau, c’est comme si je m’étais trouvé face à celui que j’étais destiné à être et que jamais je ne serai. Plus qu’un couturier, il y a en moi un musicien. La musique a toujours été mon amie. Je ne me suis pas suicidé au début des années 90 car il y avait la musique.
Pas n’importe quelle musique. La musique baroque, cette tendre et fidèle amie qui depuis l’enfance toujours m’a accompagné. En regardant la vidéo, en écoutant, pour la première fois depuis des années et des années, mes doigts ont accompagné le phrasé du flûtiste, et j’avoue avoir passé mon temps à regardé Jean Rondeau. Le clavecin, le continuo, c’est l’âme de la musique baroque, et dans les regards du claveciniste se cache l’intimité de cette musique, sa force vitale. La flûte, elle, c’est le discours, un discours dans lequel se cache aussi parfois une tragédie, ce qui n’est pas le cas ici. J’ai depuis des années un abonnement à Qobuz, et je possède une impressionnante collection de musique baroque, mais dans les semaines qui ont suivi il y a eu une boulimie incroyable.
Acheter une flûte, cela faisait sens. J’en ai fait 7 ans, et la musique baroque ne m’a jamais quitté. Il y a dans ma flûte les brumes sur la campagne au petit matin, le champs des oiseaux, les gelées matinales, la couleur des pierres calcaire de l’ouest que je connais si bien.
Alors que l’année s’achève, je me retrouve exactement où j’étais au début de l’année, mais nourri de l’année écoulée, beaucoup plus solide et quoi qu’il arrive l’an prochain, j’aurai dedans ma part de choix, ma part de décision. Je n’ai pas fait des achats, cette année, j’ai investi. Je pense n’avoir besoin de rien, j’ai tout ce dont il me faut. Mieux, j’ai drastiquement réduit mes dépenses usuelles et j’ai pu investir tout en continuant à mettre un peu de côté malgré des baisses de revenus.
Je pense être en réalité avoir été très chanceux. Beaucoup ont perdu leur travail. À commencer par les artistes. J’écris « artiste », je déteste cette appellation d’intermittents du spectacle. On devrait dire artistes et métiers du spectacle. Réduire ces métiers à leur statut de chômeur, c’est accepter qu’ils ne portent aucun savoir faire, aucune maitrise. À moins que ce ne soient les restaurateurs, les cuisiniers, les serveurs et serveuses qui ont été littéralement broyés, sacrifiés. Et que dire de ces employés de l’hôtellerie…
J’ai encore un travail, et malgré mes 55 ans, j’ai des qualifications, j’ai une personnalité.
J’ai ressorti la flûte, ma révolution est accomplie.
J’ai dit ça comme ça, et j’ai ensuite passé trente minutes sans pouvoir m’arrêter de pleurer, j’étais incapables de mettre des mots sur cette douleur profonde…
Le violiste se bat littéralement avec son instrument et lui inflige une torture qu’aucun instrument « moderne » n’aurait supporté.
Ce devait être en 1986 et ce jour là France-Musique retransmettait Les variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach. L’interprète, je ne le connaissais que de nom. L’œuvre, on m’en avait parlé, interprétée par un mathématicien jouant du piano pour résoudre ses équations, une espèce de star vénérée pour une raison qui me dépasse complètement et dont je n’ai jamais percé le mystère tant son interprétation à la précision millimétrique m’a toujours rebuté, Glenn Gould, le roi des pianistes qui m’ont rendu Bach impénétrable pendant si longtemps. Les gens disaient « écoute, il parle quand il joue », et moi, tout ce que j’entendais, c’était cette musique aussi obtuse qu’un équation du troisième dégrée avec calcul de la pente et intégrale.
Ce devait être en 1986, ou peut être en 1987, cela n’a pas beaucoup d’importance. Ce qui l’est, important, c’est que je (re)découvrais cette œuvre sous les doigts d’un musicien au touché délicat au même moment où moi-même je rentrais timidement dans l’univers de la musique ancienne, de la musique baroque et des instruments anciens, des instruments d’époque. C’était borderline, à l’époque, c’était une véritable guerre, Pierre Boulez incendiait ces musiciens qu’il accusait d’être des passéistes refusant de moderniser la musique, ne sachant pas jouer et préférant leurs crins-crins, ce con!
Mieux, je découvrais un jeu timide et tachant de retrouver l’œuvre après des siècles d’oubli, enfouie sous la crasse des interprétations pompeuses, mécaniques, écrasée sous le poids du piano.
Quelle bêtise. Jouer une œuvre pour clavecin sur un piano, juste parce que ce sont des instruments à clavier. À tout prendre, une guitare, une balalaïka, un qanun ou un koto eurent mieux fait l’affaire puisque dans ces cas on peut pincer la corde, mais un piano… Remarquez, il y avait pire que les pianos, il y avait ces clavecins « modernisés », immense mais au son maladif et plat.
Écrasé, Bach, et toute l’architecture savante de sa musique réduite à une science à l’implacable exactitude de l’accord parfait, loin de l’incroyable fragilité du tempérament inégal…
Ce jour là, je mis une cassette dans mon radio-cassette et j’enregistrai. L’interprète, j’avais vu sa photo. Un barbu rouquin-châtain à cheveux mi-longs, au regard d’une grande douceur. Scott Ross.
Sa discographie, à la bibliothèque, avait tout d’intimidant. Tout Couperin, tout Rameau, et Scarlatti… A l’incroyable délicatesse de son jeu et du clavecin d’époque contrastait une boulimie d’interprétation qui aujourd’hui encore me laisse sans voix. Scott Ross jouait, jouait, jouait, et semblait livrer une bataille avec cette musique si longtemps rangée dans des placards pour la rendre à la lumière qu’elle méritait.
Je me souviendrai toujours la couverture du magasine Diapason quand Scott Ross est mort. Du SIDA. Ouvertement. Je veux dire par là qu’on savait qu’il était malade. On a même appris qu’il l’était depuis 83 où 84, et ça ne l’a pas empêcher de jouer, au contraire… Je passais devant les affiches qui recouvraient les kiosques durant des jours, tachant de sonder ce regard à la douceur infinie et plusieurs fois des larmes me venaient. Comme ça, parce que le toucher de Scott Ross était l’exact opposé de ce meuble froid de Glenn Gould. Intime. Chaud. Doux. Délicat. Tendre. Et poétique. Infiniment poétique. Un tel homme ne pouvait pas mourir, et pas comme ça, et si jeune…
Ross a été, avec Leonhard, de ces musiciens qui le mieux savaient restituer aux œuvres pour clavecin leur poésie délicatement bavarde à cette époque où la musique ancienne revenait à la vie.
J’ai tout de suite aimé Scott Ross, et pourtant je n’étais pas un amoureux de ce répertoire pour clavecin seul. C’est difficile, le clavecin seul, il faut apprendre à écouter. Et justement, lui, il est celui qui m’a appris à écouter Bach au delà de la mélodie, au delà de la réelle science qui s’y cache. Il m’a appris à sonder les silences de cette musique infiniment complexe.
Dans ce documentaire réalisé deux mois avant sa mort, ce n’est plus le claveciniste, ce n’est plus le maître mais c’est le poète qui livre ses derniers vers.
Alors oui, il y a eu Hantaï et Rousset ou Verlet. Mais la tendresse particulière de Scott Ross ne cesse pas, ne cessera pas de se rappeler à celles et ceux qui, comme moi, goûtent le mystère de cette musique et du clavecin.
Il y a trente ans, le 13 juin 1989 mourait du SIDA un maître, je veux dire, quelqu’un en qui je reconnais cette qualité, et je suis avare en la matière.
Ce jour-là mourait un claveciniste et un poète de 38 ans.
Il y a trente ans mourait Scott Ross.
Et je ne cesse de me noyer dans ce regard, dans cette musique ou sous ces doigts, je ne sais plus trop…
Compléments
Scott Ross and the paradox of genius
How famous is Scott Ross for playing the harpsichord, 25 years on?
(suite…)Mais pour nous, pour moi, à la première écoute, ça avait été évident, logique.
C’était elle.
C’est par hasard qu’un jour de fin 1988 je suis tombé sur un enregistrement des Quartets pour flûte de Mozart, interprétés par des musiciens habitués au répertoire baroque: les frères Kuijken.