Le violiste se bat littéralement avec son instrument et lui inflige une torture qu’aucun instrument « moderne » n’aurait supporté.
J’ai découvert les interprétations de musique baroque sur instrument ancien vers 1985. Je l’ai raconté à plusieurs reprises, ça a été un véritable choc, du genre j’avais acheté mon premier disque, The Four Seasons « on original instruments », et j’ai carrément voulu jeter le disque tellement ça m’avait agacé, dès les premières notes.
Mais qu’est-ce que c’est que ce machin!
Ça allait trop vite, les violons avaient l’air de grincer. Seul le son du clavecin m’étonnait, il était étonnamment plus sonore que ces clavecins modernisés qui avaient envahi le répertoire depuis qu’on avait commencé à le redécouvrir après deux cent ans d’oubli, clavecin modernisé à la sonorité mate et sérieuse, discrète qu’on avait adopté pour remplacer le piano qu’on avait un temps utilisé, mais là, ça sonnait trop mal.
Ben oui, la musique s’était pliée aux diktats de notre civilisation, on avait d’abord enterré ces compositeurs « anciens », puis on avait adapté les instruments aux exigences des orchestres symphoniques pour être plus sonores, et puis vers 1880, on avait redécouvert Mozart, puis Bach, et on les avait joué avec ces instruments « modernisés » dans des orchestres aux dimensions tentaculaires parce qu’on avait oublié qu’une bonne partie de ce répertoire se jouait dans de petits salons, à 6 ou sept musiciens.
Oui, seul le clavecin m’étonnait alors que je commençais l’écoute du « printemps », le truc que je connaissais par coeur depuis l’enfance, et là, non, vraiment, cette façon de jouer, c’était pas possible. Un ami m’a téléphoné, on a bavardé, il y avait « ce truc » en fond sonore, ce son abominable des instruments anciens, et en plus ça jouait super vite, et je me suis plaint de mon achat, je vais rapporter ce disque. Et puis l’Été (ici, interprétation par Fabio Biondi et Europa Galante, 2000) est arrivé, et en pleine conversation, mon oreille au combiné s’est faite plus distraite et j’ai commencé à écouter, et à un moment j’ai juste dit, attend, je te rappelle.
Et j’ai reçu la plus grosse baffe de ma vie.
Quand l’été s’est terminé, que ces pauvres oiseaux ont été balayés par le vent violent dans l’orage, un vent qui venait de droite, de gauche, se calmait avant de s’arrêter pour reprendre de plus belle sous les éclairs pendant que la pluie emportait tout, secouant les arbres et leurs feuillages, nulle part où se cacher, je suis resté sans voix, j’étais en larmes. Je n’avais jamais ressenti ça de ma vie. J’avais écouté du rock, de la musique industrielle, j’étais prêt à véritablement écouter un truc qui me remuerait, mais là, ça avait dépassé tout ce que j’avais pu imaginer. En regardant la pochette, je m’aperçu au passage que pour faire ça, il n’y avait même pas 10 musiciens.
Il y a donc eu un avant, un « moi » bourré de préjugés, conformiste, l’esprit et les oreilles habillées par une conception bourgeoise de la beauté, de la musique. La musique « classique » se devait d’être « belle », calme, « élégante », surtout pas comme ces trucs que j’avais écouté quelques années plus tôt, et voilà qu’un orchestre baroque venait de me secouer comme jamais Einstürzende Neubauten, un groupe allemand de musique industrielle, ne l’avait fait.
Il y a donc eu un après, et je ne suis jamais revenu en arrière. Aimer le baroque, cela m’a permis de me décrasser les oreilles, de passer d’une écoute passive à une écoute curieuse. Que de conversations Julien Gautier et moi on a eu. C’est une musique tellement riche, inventive. Chaque note, chaque harmonie est destinée à remuer, à réveiller, tout est fait pour charmer, c’est une musique bavarde, dansante, elle peut se faire tendre ou drôle parce que toujours le baroque a une histoire à raconter, même quand il se fait abstrait et presque contemporain et bourré de dissonances comme chez Rameau.
Et ces instruments qui sont capables de véritables sprints sonores pour nous remuer les tripes…
Comment peut-on oser décréter qu’il y a du « progrès » dans la musique, franchement, comment peut-on affirmer qu’on a « modernisé » tel instrument et que par conséquent cet instrument est mieux que celui qui l’a précédé? Avec cette logique, les interprètes pendant des décennies ne savaient même pas pourquoi ils jouaient en do dièse ou en sol bémol etc puisque de toute façon, la seule différence avec des instruments « modernes », c’est que ce sera un peu plus aigu ou un peu plus grave.
Mais sur les instruments d’avant le 19ème siècle, c’est différent. Ils ne sont pas accordés précisément par ton ou demi ton entier, il y a de toutes petites variations qui font qu’il y a des accords discordants, des accords faibles ou forts avec lesquels le compositeur s’amusait.
Un morceau en mode mineur et qui appuie sur ces accords dissonants évoquera ainsi plus facilement la tristesse, la douleur voire l’envie de mourir. Ainsi dans l’une des plus belles pièces du répertoire vocal, When I am laid in earth, quand Didon se donne la mort après le départ de Aenea. La voix se lamente, regrette la vie, son amant et ne voit d’autre issue que la mort, et l’accompagnement est ainsi rempli d’accords dissonants.
J’ai progressivement appris à écouter l’accompagnement (continuo) car c’est ce qui est le plus important, en fait, dans le répertoire baroque, sans lui, le soliste n’est qu’un bavard sans aucun support, il ne peut ni transgresser, ni briller, ni pleurer. C’est un peu comme la vie, seul, on n’est rien du tout. Et puis j’ai appris le son de ces instruments, ces accords fragiles (tempérament inégal). Et j’ai suivi les progrès de ces musiciens au cours des trente dernières années, l’apparition de centaines de compositeurs dont les partitions dormaient, oubliées comme leurs auteurs dans les réserves des bibliothèques nationales.
La vidéo que je joints, je l’ai trouvé révélatrice à plus d’un titre.
Tout d’abord, c’est incroyablement bien joué. Le violiste se bat littéralement avec son instrument et lui inflige une torture qu’aucun instrument « moderne » n’aurait supporté. Une richesse incroyable de sons, une dynamique, l’instrument devient le reflet de l’âme et des passions qui la traversent. La violoniste s’amuse avec son violon, et elle aussi violente son instrument, elle en tire des sons qui explosent, jaillissent et répondent à la viole comme pour lui dire « je brille plus que toi ». Et pour finir la claveciniste se promène sur le clavier comme si elle dansait sur le bout de ses doigts tout en délivrant un continuo riche et coloré. C’est ça, le son d’un clavecin, d’un violon ancien et d’une viole.
Ensuite, tous les trois sont jeunes. Même si les pionniers sont morts ou disparaissent tous les uns après les autres, ces pionniers qui se sont pris les insultes les plus dingues à la figure parce qu’ils osaient penser que non, le progrès, c’était une idée complètement con en matière de musique et que non, vraiment, jouer Bach avec un piano et des violons modernisés, ça ne collait pas, surtout avec un orchestre symphonique, et puis que surtout ils avaient insisté malgré les crachats, et puis commencé à déterrer les compositeurs oubliés, les Hotteterre, Rebel, Campra, Rossi, Dowland, Mondonville, et autres Charpentier, il y a eu plusieurs générations de musiciens et qu’au fil de ce qu’il faut bien appeler la « révolution baroque », de batailles en bataille, c’est une guerre qui a été gagnée. Les « modernes » ont perdu, ou disons plutôt qu’ils n’étaient pas ceux qui se prétendaient tels.
Enfin… Écoutez cet enregistrement.
Il s’agit d’une variation, exactement comme les interprètes le faisaient au 18ème siècle. Un « remix » si vous préférez. La Folia était une oeuvre virtuose très à la mode depuis la fin du 16ème siècle et reprise par de nombreux compositeurs. Cet enregistrement reprend donc des bouts de trois de ces « visions » de cette oeuvre pour en livrer un jeu de questions réponses mélodique. Il y a 20 ans, ce genre de recomposition d’une oeuvre était simplement inimaginable, et puis Fabio Biondi a commencé à le faire, et puis d’autres ont enchainé lors de concerts exactement comme cela se faisaient à l’époque baroque: pour montrer sa virtuosité tout en excitant l’auditeur qui connaissait l’oeuvre mais pouvait la savourer d’une autre façon, le suspense résidant dans la recomposition elle-même.
Le résultat est incroyablement brillant.
Il a fallu cinquante ans pour que la musique soit traversée par un mouvement qui la change radicalement et rende sa place à une écouté active, hors des conventions du 19ème siècle et surtout débarrassée de l’idée de « progrès » et de « modernité ».
Je suis tombé il y a un an sur une interprétation des « saisons » de Vivaldi avec un groupe de rock et, dormi le fait que je me suis explosé de rire, je n’ai pas pu m’empêcher de penser qu’en être encore à palier le manque de sonorité des instruments « modernisés » et d’une interprétation « plate » par de l’électricité à une époque quand nous nous dirigeons vers la fin des énergies fossiles, c’était franchement ringard. Et le résultat était d’une banalité, juste beaucoup de bruit « cool ». Burk!
Il a fallu 50 ans, donc, pour qu’on redécouvre d’autres façons de jouer. Désormais, la « révolution baroque » a étendu son influence à toutes les musiques et répertoires d’avant la « modernisation ». Comme cette superbe interprétation d’un air de la renaissance…
Ce changement de regard sur « la modernité », le progrès » mais aussi sur le passé déborde largement du cadre de la musique. La première fois que j’ai lu le mot « indigène de la république », je crois que j’ai été au bord du meurtre parce que « non, je ne suis pas un indigène », une espèce de sursaut de dignité.
Un indigène, jamais.
Et puis progressivement j’ai commencé à comprendre que ce n’était pas le PIR qui me réduisait à l’état d’indigène, mais bel et bien un état de fait social et politique. Parallèlement, j’ai commencé à rééduquer mon regard sur les autres civilisations, et j’ai retrouvé par la même mon vieux fond politique, le PSU, les mouvements régionalistes et autonomistes, « vivre et travailler au pays », entendant par pays un morceau de région, là où on habite, là d’où on est. Ma mère ne disait pas la Sarthe, ni encore moins ne parlait de ce produit chimique de « Pays de Loire » et que penser de cette aberration technocratique de « Grand Est », une monstruosité au moins aussi abominable que jouer l’Art de la Fugue avec un orchestre Symphonique de 150 musiciens, un groupe de rock pour « faire populaire ». Burk, je t’en ficherait moi, du Haut de France (chaque fois, je ne peux pas m’empêcher de penser que s’il y a un Haut de France, c’est qu’il y a un Cul de France)… Le pouvoir politique a fait de ce qui est hors Paris une banlieue, et plus loin une province, un truc sans goût, moche, tout juste bon à accueillir des centaines d’hectares d’entrepôts Amazon et de parkings gigantesques accueillant des hypermarchés en périphéries de villes dont les boutiques ont déserté les les centres.
Ma mère, elle était « sur instruments anciens » en quelque sorte.
Elle avait gardé les noms de pays, ceux qui évoquent un paysage, une sociabilité, un parlé. Elle disait que son coin, c’était Le Perche, un pays aujourd’hui à cheval sur trois départements, avec une commune sociabilité et de communs paysages, c’est valloné, il y avait des haies, beaucoup de haies autrefois, on y cultivait les pommes, les poires, on y faisait du lait et du blé, les clochers des églises sont en pointe et le toit des maisons est en terre cuite rouge carrée et de petite taille, les portes de maisons sont à deux battants. Et puis, quand elle parlait de La Ferté-Bernard, elle parlait du Maine, pas le département, non, le Duché. Et ce n’était pas rien, le Maine, quand même, en matière d’identité.
Il y a très longtemps, il y avait un Comte, il s’appelait Robert. Un de ses descendant s’appelle Hugues Capet, premier Roi de France. Et un autre, c’est Henri Plantagenet, Roi d’Angleterre. Les robertiens sont originaires du Maine.
Le Comté du Maine a par la suite acquis un rôle capital et cristallisé toutes les convoitises car c’était une région riche entre bassin d’Orléans et Duché de Normandie. Je t’en ficherait, moi, du « Pays de Loire »… Avec sa capitale, Nantes, arrachée à la Bretagne historique.
Finalement, la décolonialité, c’est un peu comme pour la musique, c’est commencer à regarder derrière une façade présentée comme un progrès abstrait. C’est retrouver des saveurs, les saveurs de gestes, de sons, d’idées oubliées. C’est porter un regard lucide sur le comment on en est arrivé à déposséder des peuples de ce qu’ils avaient eux-même élaboré comme leur histoire et leur culture. La décolonialité, elle n’est pas seulement une affaire de pays du sud même si ceux-ci ont le plus souffert de cette « modernisation » qui les a spoliés de leur richesses en même temps que de leur propre histoire.
En traversant la Sarthe l’an dernier, j’ai pu voir comme une économie prédatrice a laissé des traces béantes dans le paysage, ces haies qui ont disparu, ces centre-villes ou les boutiques ferment, et dont les gilets jaunes portent la souffrance informulée de la perte de quelque chose après des décennies de distributions de miettes de cette grande « modernisation » capitaliste.
J’aimais ce slogan du PSU, vivre et travailler au pays…
J’aime ce mot de pays quand on y rattache un paysage, quelques vallées. Moi, en France, mon pays est Paris, et un peu de ces collines du Perches qui ont musclé mes mollets durant chaque vacances, quand je prenais le vélo et roulait des kilomètres, admirant ces haies, le chants de oiseaux.
Il y a eu cette révolution de la musique baroque qui a définitivement changé la façon dont on perçoit les répertoires anciens et dont on les interprètes. Nous avons définitivement un long chemin avant de nous désintoxiquer de la bêtise et de l’inhumanité de la prétendue modernité de notre civilisation qui ne vaut finalement pas mieux qu’un concerto de Bach interprété par la Philarmonie de Berlin et dirigée par Herbert Van Karajan. Burk.
Ah, oui, au fait, je pense m’acheter une flûte baroque…
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