Ce devait être en 1986 et ce jour là France-Musique retransmettait Les variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach. L’interprète, je ne le connaissais que de nom. L’œuvre, on m’en avait parlé, interprétée par un mathématicien jouant du piano pour résoudre ses équations, une espèce de star vénérée pour une raison qui me dépasse complètement et dont je n’ai jamais percé le mystère tant son interprétation à la précision millimétrique m’a toujours rebuté, Glenn Gould, le roi des pianistes qui m’ont rendu Bach impénétrable pendant si longtemps. Les gens disaient « écoute, il parle quand il joue », et moi, tout ce que j’entendais, c’était cette musique aussi obtuse qu’un équation du troisième dégrée avec calcul de la pente et intégrale.
Ce devait être en 1986, ou peut être en 1987, cela n’a pas beaucoup d’importance. Ce qui l’est, important, c’est que je (re)découvrais cette œuvre sous les doigts d’un musicien au touché délicat au même moment où moi-même je rentrais timidement dans l’univers de la musique ancienne, de la musique baroque et des instruments anciens, des instruments d’époque. C’était borderline, à l’époque, c’était une véritable guerre, Pierre Boulez incendiait ces musiciens qu’il accusait d’être des passéistes refusant de moderniser la musique, ne sachant pas jouer et préférant leurs crins-crins, ce con!
Mieux, je découvrais un jeu timide et tachant de retrouver l’œuvre après des siècles d’oubli, enfouie sous la crasse des interprétations pompeuses, mécaniques, écrasée sous le poids du piano.
Quelle bêtise. Jouer une œuvre pour clavecin sur un piano, juste parce que ce sont des instruments à clavier. À tout prendre, une guitare, une balalaïka, un qanun ou un koto eurent mieux fait l’affaire puisque dans ces cas on peut pincer la corde, mais un piano… Remarquez, il y avait pire que les pianos, il y avait ces clavecins « modernisés », immense mais au son maladif et plat.
Écrasé, Bach, et toute l’architecture savante de sa musique réduite à une science à l’implacable exactitude de l’accord parfait, loin de l’incroyable fragilité du tempérament inégal…
Ce jour là, je mis une cassette dans mon radio-cassette et j’enregistrai. L’interprète, j’avais vu sa photo. Un barbu rouquin-châtain à cheveux mi-longs, au regard d’une grande douceur. Scott Ross.
Sa discographie, à la bibliothèque, avait tout d’intimidant. Tout Couperin, tout Rameau, et Scarlatti… A l’incroyable délicatesse de son jeu et du clavecin d’époque contrastait une boulimie d’interprétation qui aujourd’hui encore me laisse sans voix. Scott Ross jouait, jouait, jouait, et semblait livrer une bataille avec cette musique si longtemps rangée dans des placards pour la rendre à la lumière qu’elle méritait.
Je me souviendrai toujours la couverture du magasine Diapason quand Scott Ross est mort. Du SIDA. Ouvertement. Je veux dire par là qu’on savait qu’il était malade. On a même appris qu’il l’était depuis 83 où 84, et ça ne l’a pas empêcher de jouer, au contraire… Je passais devant les affiches qui recouvraient les kiosques durant des jours, tachant de sonder ce regard à la douceur infinie et plusieurs fois des larmes me venaient. Comme ça, parce que le toucher de Scott Ross était l’exact opposé de ce meuble froid de Glenn Gould. Intime. Chaud. Doux. Délicat. Tendre. Et poétique. Infiniment poétique. Un tel homme ne pouvait pas mourir, et pas comme ça, et si jeune…
Ross a été, avec Leonhard, de ces musiciens qui le mieux savaient restituer aux œuvres pour clavecin leur poésie délicatement bavarde à cette époque où la musique ancienne revenait à la vie.
J’ai tout de suite aimé Scott Ross, et pourtant je n’étais pas un amoureux de ce répertoire pour clavecin seul. C’est difficile, le clavecin seul, il faut apprendre à écouter. Et justement, lui, il est celui qui m’a appris à écouter Bach au delà de la mélodie, au delà de la réelle science qui s’y cache. Il m’a appris à sonder les silences de cette musique infiniment complexe.
Dans ce documentaire réalisé deux mois avant sa mort, ce n’est plus le claveciniste, ce n’est plus le maître mais c’est le poète qui livre ses derniers vers.
Alors oui, il y a eu Hantaï et Rousset ou Verlet. Mais la tendresse particulière de Scott Ross ne cesse pas, ne cessera pas de se rappeler à celles et ceux qui, comme moi, goûtent le mystère de cette musique et du clavecin.
Il y a trente ans, le 13 juin 1989 mourait du SIDA un maître, je veux dire, quelqu’un en qui je reconnais cette qualité, et je suis avare en la matière.
Ce jour-là mourait un claveciniste et un poète de 38 ans.
Il y a trente ans mourait Scott Ross.
Et je ne cesse de me noyer dans ce regard, dans cette musique ou sous ces doigts, je ne sais plus trop…
Compléments
Scott Ross and the paradox of genius
How famous is Scott Ross for playing the harpsichord, 25 years on?