Mourir…

M

Le Japon, je t’en donnerais, moi, du Japon

Je vais mourir. Il y a quelques jours, au bout d’une de ces courtes insomnies qui surgissent au hasard de mes nuits, l’idée m’a traversé. Je vais mourir, que j’ai pensé.
Je n’ai pas un seul instant pensé aux circonstances de ma mort, à la maladie. Non, j’ai pensé à la fin de ma vie. A sa fin banale, à l’âge, à la vieillesse, au temps qui est derrière moi, au temps qui est passé. Alors, j’ai été traversé par un sourd sentiment de révolte enrobé d’impuissance car face à cette évidence, il n’y a rien que je puisse faire.
Ni vous non plus d’ailleurs, et c’est certainement ce qui nous rassemble tous, toutes.

Et pourtant, dans mon lit, alors que mon cœur palpitait, timide reflet de ce que je ressentais, je me sentais seul. C’est donc cela, la vie? Tout ça pour ça? J’avais envie de hurler, je ne suis finalement même pas parvenu à pleurer. Une énergie sourde bouillonnait en moi, non, non, non. Et elle se fracassait contre ma raison, ben si.
Je vais mourir. Donc. Le lendemain, mes fantômes sont venus me rendre visite, et parmi eux, le plus protecteur.
J’ai repensé à lui, parti il y a trop longtemps. Moi, je suis toujours là, j’ai traversé tout ce merdier et j’ai même trouvé le luxe de me faire plaisir. Le Japon, je t’en donnerais, moi, du Japon. Dans la pièce et le film Jean de la Lune (un des premiers films parlant, 1930), la jeune femme projette de partir au Brésil pour y suivre son amant. Le Brésil, je t’en ficherais, tiens.

Le lendemain, alors que les fantômes étaient là, j’ai repensé à l’un d’eux, et il m’a dit vient. J’ai pensé que si je devais revenir et revivre la même vie, je le retrouverais tel qu’il fut la première fois, et que peut-être je serais moins gauche, moins bête. C’est comme le Japon. C’est toujours mieux ailleurs, une autre fois.
Je vais mourir. Il m’attend et n’attend que moi pour retrouver la vie, qui sait. En le revoyant, en lui rendant cette présence en moi tel qu’il fut, j’ai aperçu un chemin. Il le reste à faire le chemin qui mène vers ma propre disparition.
Encore un peu de temps, très peu. Et puis, au bout, je partirai moi aussi.

Je me sens couler, au travail. Je n’ai jamais autant constaté l’incompétence qu’en ce moment, et moi, j’ai fait confiance. Ce doute qui me ronge participe à ce sentiment d’un temps qui passe sans moi et qui m’entraine inexorablement vers la mort, sans que je sois en capacité d’y faire quelque chose.

Il y a quelques jours, la « manager » m’a dit « il nous faut de nouveaux élèves ». Par contre, il y a un nouveau tapis inutile, une fontaine d’eau, un tapis d’entrée… Incompétence, je vous dit. Tête baissée, je tente autant que je le peux de ne pas me laisser enfermer par cette situation. Je tente de ne pas dévier de mon cap, pour une fois.
C’est peut-être un peu cela, avoir totalement changé ce site. Y repasser du temps pour y exister, parce qu’ici, c’est moi qui contrôle. Une utile distraction, une envie d’avoir prise. Tout m’échappe…

L’idée de la mort me vient parfois, pas celle de me tuer, hein, non, l’idée de la fin. Avec Maria, l’autre jour, on s’est dit qu’il nous restait une dizaine d’année. Dix ans pour (tenter de ) faire ce que nous n’avons pas été fichus de faire. Après, ce sera bien plus difficile.
Au plus profond de ces pensées, j’ai donc repensé à l’un de mes fantômes, et il m’a dit vient. Mon chemin est apparu, clair, simple. Un peu comme une trinité, trois routes qui n’en sont qu’une. L’écriture est une branche, je m’y rattache comme un malade, là, un malade qui ne veut pas sombrer dans son propre néant. Elle est le lien, le liant et le chemin.
Fichue sinusite. Je partais victorieux de Kyôto, elle m’a abattu. Je me suis senti vieux, seul, isolé et fragile. Et cette petite musique s’est installée en moi, ne me quitte plus. Je vais mourir, la fin approche.
L’autre nuit, ça a été comme une rage, au fond de mon lit.

Hisashi Sakaguchi, Ikkyû (couverture du tome 3). Vivre ce n'est pas mourir.

J’ai repensé à cette bande dessinée de Sakaguchi, la vie du moine bouddhiste Ikkiyû. Ses derniers mots sur le seuil de ma mort, « Je veux vivre ».

C’est exactement ce que j’ai ressenti, avec rage. Ce n’est pas que je ne veux pas mourir, c’est avant tout que je veux vivre, et alors j’ai eu le sentiment que j’avais oublié cela durant de nombreuses années, que je n’avais fait qu’enfiler les jours les uns après les autres, que j’avais oublié que, ben non, j’étais vivant.
Je repense à toutes ces vies abimées, broyées à Gaza, par dizaines de dizaines de milliers, réduites à l’errance quand elles ne sont pas tues à jamais. Je devrais jouir de la vie, être le papillon du jour qui se fait étoile de la nuit, je, nous devrions chanter la vie. On a si tôt fait de la perdre.

Le plus ironique est que je ne suis pas déprimé. Non, c’est beaucoup plus profond, ce n’est même pas de la dépression. Ce sont les yeux qui s’ouvrent après un long rêve. Voilà, j’ai 58 ans.

J’ai pensé à Louis XV, sa dépression durant les 20 dernières années de sa vie, son obsession de la mort et de l’échec de son règne. Il n’aura réellement régné que 4 ans, entre 1770 et 1774, quand il s’est finalement décidé à gouverner sans les parlements dans le but de réformer les institutions. Le seul moment de son règne où il aura décidé de quelque chose loin des coteries qui décidaient à sa place par maîtresses interposées.
Louis XV rêvait de la mort, et c’était à celle de la monarchie qu’il songeait…

Cela m’est revenu une de ces nuits où, le nez bouché, je ne pouvais pas trouver le sommeil. La maladie nous approche de la mort, en tout cas, elle a toujours eu cet effet là sur moi. Depuis l’enfance, quand je faisais des fièvres qui duraient des jours.
Je vous en parle parce qu’on devrais pouvoir parler de la mort, de notre façon que nous avons d’y penser.

J’ai refait ce site, et cet après midi, j’ai vérifié si l’article sur la vie de maman « sortait » bien. En général, le changement d’architecture dans un site peut y casser certains liens. Là, c’étaient les photos qui ne sortaient pas. Je les ai remises, et d’avoir à nouveau ce long billet, ces photos, j’ai frôlé la mort dans son visage le plus cruel, celui qu’elle offre à celles et ceux qui restent.
L’absence.
J’ai pleuré, c’est venu comme ça, tout seul. Plus tard, j’ai pensé à Julien.

Je suis hanté par des fantômes. Des fois, j’ai peur qu’en vieillissant je ne devienne sénile et que je me retrouve enfermé avec eux. Ce ne serait pas effrayant comme dans un film, juste infiniment triste…
Mes fantômes sont jeunes, pour la plupart. J’ai connu un monde qui s’est effondré sans même que personne ne s’en rende compte vraiment. Le VIH. Je n’avais que 15 ans quand, dans un entrefilet du Quotidien de Paris, vers la fin de 1981, j’ai lu cet entrefilet sur des cas d’homosexuels « cuir » qui tombaient malades.
J’y ai repensé en lisant cette dépêche Bloomberg fin décembre 2019 au sujet d’une étrange épidémie de tuberculose en Chine.

Je vais mourir, oui, et ça veut dire aussi que je ne suis pas mort, un immense privilège que n’ont pas eu mes fantômes avec leur têtes éternellement jeune, leurs cheveux bien peignés et leur touche de minets début années 80. Je pense à eux, souvent. Parmi eux, je pense à ceux que j’ai connus. Et particulièrement à l’un d’entre eux. S’il y a une autre vie après, … C’est lui qui m’a montré le chemin alors que je m’évanouissais dans un demi-sommeil. Je dois libérer mes fantômes, il m’a dit qu’il m’aidera.

J’ai oublié de vivre je ne sais plus trop quand, il va falloir m’y remettre.

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