Avoir été

A

Avoir été, et n’être plus, « avoir été » un jour, puis être retombé dans une vie ordinaire avec le souvenir d’avoir été.

Avoir été, et n’être plus. Je n’ai pas le souvenir d’avoir lu quelque chose de bien concret à ce sujet, si ce n’est dans la littérature. Pourtant, nous sommes nombreux à « avoir été » un jour, puis être retombé dans une vie ordinaire avec le souvenir d’avoir été. Souvent, ce souvenir est nostalgique, parfois, il est douloureux. Il lui arrive d’être paralysant, c’est d’ailleurs là qu’un psychologue peut s’avérer le plus utile, histoire de recommencer à avancer. C’est une réflexion qui m’est venue en écrivant un billet un peu long que je publierai vraisemblablement demain.

Si on était un peu plus conscient du poids que représente d’avoir été, je ne crois pas que la sauvagerie néo-libérale thatchéro-macronienne ou l’égoïsme social libertaro-zemmourien rencontreraient autant de succès dans l’opinion.

Vers 1989, j’ai enseigné dans un établissement d’enseignement professionnel. C’était un remplacement, et je pense m’en être tiré assez bien, mais l’année qui a suivi, ça a été la guerre du Golfe et l’économie a stoppé avant de plonger dans la récession. Je suis parfaitement conscient que je traversais d’ores et déjà une dépression, elle allait et venait sans trop avoir d’emprise sur ma vie si ce n’est une consommation de plus en plus régulière de shit et des « périodes pyjama » de deux ou trois jours au cours desquels je ne parvenais pas à sortir de chez moi. Mais cette année de travail m’avait donné de nouvelles habitudes, aller au restaurant, acheter des vêtements qui me plaisent, me faire plaisir. L’année qui a suivi a donc été le début d’un long décrochage que la mort de mon père est venu amplifier.
J’ai mis environ trois ans à me mettre à mon niveau, c’est à dire à véritablement intégrer ma situation réelle, comprendre que j’étais désormais pauvre, et encore, il m’a fallu l’aide d’une psychothérapeute. En 1992, j’étais totalement ailleurs, je ne savais plus trop où, et c’est seulement quand j’ai pensé que la seule solution consistait à me donner la mort que j’ai enfin pris conscience que j’avais besoin d’aide.
J’avais eu une vie » normale » avec un « avenir normal », et puis j’ai perdu pied sans trop m’en rendre compte et je continuais tout ce temps à me raccrocher au cadavre de cette « vie normale ».

En 1991, d’ailleurs, en visitant l’ANPE (l’ancêtre lointain de France-Travail…), alors que j’attendais, j’ai vu cette dame, tailleurs de style Chanel, attaché case en cuir, élégante, la cinquantaine, entrer en panique car elle ne parvenait pas trouver un document, et l’agent au guichet lui parler sans ménagement. La femme était au bord des larmes et seulement après s’être faite remettre en place de nombreuses fois, s’est résignée à partir, abattue. Une ancienne cadre au chômage, habituée à prendre décision et désormais réduite à rien tout zen ayant encore le souvenir d’ « avoir été » cadre, avec le train de vie, le confort et les responsabilités. Devant ce guichet, elle ne parvenait pas à se mettre au niveau réel de sa situation.
Longtemps, dans les années qui ont suivi et dans le bus de nuit que je prenais pour rentrer chez moi, j’ai vu cette femme SDF, une sorte de parla bleue, un gros bonnet et ses sacs Tati, faisant les aller-retours, et je ne sais pas pourquoi, j’ai pensé que c’était cette femme.
À l’école, il y a ces enfants brillants à qui tout réussi, et puis il y a le souvenir de cette fête de fin d’année, le spectacle, les applaudissements, la vie est une autoroute du bonheur toute tracée, et puis les études, et puis un mariage, et puis un divorce. Là où il faudrait marquer un pause, faire le point, il y la certitude que ça ira parce qu’on a le sentiment d’être capable. Et si on ne s’en sort pas s’installe la solitude, le sentiment d’échec la dépression le tout rendu plus douloureux par ce souvenir qu’avant, on y arrivait.

Avoir réussi un truc dans sa vie, un truc valorisant socialement, c’est certainement le cadeau le plus empoisonné. Regardez Loana du Loft, la chance énorme qu’elle a eu, un disque, la télévision. Et ce qu’elle en a fait. Le problème n’est pas qu’elle a tout gâché, c’est qu’en fait elle a perdu pied. Elle a vécu avec l’idée qu’elle « était Loana » sans trop se rendre compte qu’après quelques mois cela ne voulait plus trop rien dire, mais elle « avait été ». Elle s’est fait beaucoup de mal durant des années à cause de cette incapacité à comprendre que Loana devait avant tout être une réinvention permanente, comme l’a très bien compris Leslie-Afida Turner.
Dans ce billet que je vous prépare pour demain, je parle de cet homme qui faisait une mission d’intérim en même temps que mois vers 1998. Il courait dans tous les sens, il nous montrait autant que possible qu’il savait faire plein de trucs… inutiles, comme aller chercher des fax et les empiler proprement, aucun qui dépasse, quand le travail consistait à faire de l’abattage de validations d’ordres et qu’il se révélait totalement dépassé de ce côté là. Lui aussi, avait été un employé de bureau, et puis il avait perdu son travail, alors il paniquait et tentait de montrer à nos chefs qu’il savait travailler – qui sait, on lui proposerait peut-être un truc – mais il se révélait surtout pathétique, vieux, il en était encore à « avoir été » quand il aurait dû accepter la situation pour, éventuellement, voir ce qu’il pourrait encore être.
Je pense parfois à lui. On était deux ou trois à qui il faisait de la peine, les autres riaient un peu de lui, surtout quand il se livrait à ses performances totalement inutiles. Il a quitté la mission à la fin de la première semaine, pas prolongé. Il n’avait pas fait la moitié du travail. Je pense parfois à lui car il est la plus parfaite définition de ce que j’appelle « vieillir ». Parfois, l’un d’entre nous allait le voir pour lui expliquer deux ou trois trucs, mais il s’il écoutait, il n’entendait pas. Il était piégé dans ce qu’il avait été.

Ce blog a été très suivi, à une époque. Si je suis très confiant dans le fait d’y revenir, ce n’est pas parce que je veux qu’il soit de nouveau très suivi. Je ne suis plus la personne que j’étais alors, je n’en suis que la suite, et beaucoup de choses se sont passées. J’y reviens avec des idées nouvelles, d’autres choses à raconter, d’autres façons de les raconter. Mais ça a été très long, comprendre que ce blog, finalement, n’était plus.
Il n’y a pas d’existence sans manifestation. Et « avoir été » ne sert a rien. C’est parfois le meilleur moyen de se faire du mal, de ne pas progresser, d’être piégé dans une image qui empêche l’être de se réaliser.

C’est ce qu’il y a de plus atroce dans le chômage. Le chômage, ce n’est pas que l’inquiétude de ne pas avoir d’argent. C’est ne plus voir ses collègues, c’est perdre un quotidien fait d’habitude qui chaque jour démontrait qu’on était. C’est perdre sa satisfaction de réussir un truc, ou cette petite poussée d’adrénaline à la fin de la journée. Même quand on n’aime pas son travail, la routine qui s’en dégage est rassurante, elle donne le sentiment de vivre, on peut même trouver dans l’espérance de changer de travail une forme de bonheur. Alors le chômage, c’est le silence soudain. On était, on n’est plus rien.
On ne s’en sort, très difficilement, que quand on a bien intériorisé que ce ne sont plus que des souvenirs, et qu’il est toujours possible d’être autre chose, autrement voire même ailleurs et d’une autre façon. C’est comme une rupture amoureuse. Avoir été amoureux et ne plus être qu’un « ex », c’est très douloureux. Aucune forme de bonheur ou d’avenir n’est possible sans avoir définitivement fait son deuil afin, peut-être, de devenir.

Ma sinusite est enfin guérie, je suis retourné une fois à la salle, et j’y suis allé comme si je ne m’étais pas interrompu, et ça a été la vilaine claque. Je dois accepter que ma côté fêlée puis cette sinusite m’ont empêché de m’entrainer, et la sinusite m’a littéralement mis à plat car j’ai eu plusieurs nuits dans le mois de janvier où j’avais tellement peur de mourir étouffé que je n’ai simplement pas dormi. Alors pendant une semaine, là, j’ai fait une pause, je ne suis pas allé à la salle. Mon traitement s’est arrêté lundi. Je voulais y aller le soir mais on a eu une véritable tempête de neige. Mardi soir, j’avais eu une longue journée, j’ai pensé que non, mercredi soir. Hier soir, finalement, là, j’ai paressé.
Je vais y aller ce soir, mais avec un programme nouveau, un truc pour débutant parce que c’est ce que je suis. Je vais d’abord me remettre en forme, ça, ce sera février. Et puis à partir de mars, je passerai à la musculation.
Donc pour ce mois, ce sera une bonne part de cardio, pour le dynamisme – en fait j’adore courir, et ça, ça a vraiment été ma révélation depuis que j’ai commencé. Ce sera l’elliptique de nouveau. Et puis après une bonne séance d’elliptique, je focaliserai sur l’apprentissage de mouvements de poids ou de barres. Mon objectif est de ne pas forcer mais de réinstaller une routine autours de trucs nouveaux.
Se libérer de toute référence au passé est le seul et véritable moyen d’avancer tel qu’on est, à partir de là où on est.
Je ne sais pas trop si cette idée est juste, ce qui est sûr, c’est que c’est où je suis, où j’en suis, et ce que je mets en place pour cette année.

Commentaires

  • Parfois, « avoir été » est tout ce qui reste, au moins en apparence. Se raccrocher à un « avoir été » permet d’éviter de regarder en permanence ce néant qui semble être « ce qui vient ». C’est alors un réflexe de survie assez sain, non ? L’illusion contre le rien. Ça donne un peu de temps pour voir que ce vide devant nous ne se prolonge peut être pas indéfiniment.

    Et puis, on construit souvent sur nos « avoir été », non ? Parfois avec justesse et bonheur, quand cela permet de recycler nos expériences et de se bonifier, parfois jusqu’à l’absurde quand on demande le cursus scolaire sur le CV d’un homme qui a passé 50 ans.

    Avoir été, c’est notre passé. C’est un morceau de nous. C’est nous, dans l’empilement des anciennes versions. C’est la profondeur de l’être qui se creuse, jour après jour. Tant que cette profondeur ne se transforme pas en abîme …

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