Gigano m’a écrit un commentaire que je vous invite à lire. Il m’a rappelé par la suite pour me dire qu’il n’avait pas lu que mes posts étaient extraits d’échanges sur le site Lejapon.org (on peut saluer, c’est méritoire, la très grande liberté de ton qui règne sur ce site). Cela ne change rien à la valeur des commentaires de Gigano, avec lesquels je partage bien des idées.
Et ce que m’a inspiré ce commentaire, ou plutôt ce qu’il m’a confirmé, c’est qu’il est de plus en plus dangereux de se laisser dicter ses préoccupations par les médias. J’ai arrêté de poster sur mon blog comme ailleurs justement pour cette raison, j’ai boycotté la TV, j’ai commencé à écouter mes collègues en évitant de participer (ou alors, justement, pour aller dans un autre sens, je m’expliquerai tout à l’heure), bref, j’ai entamé un retour à moi-même, loin de l’actualité et de l’urgence. Ces évènenements ne font finalement que nous rappeler que nous sommes de ce monde, et l’odeur de brûlé qui flottait sur la Capitale ce week end alors que je sortais de chez atomicdog n’en était que la tangible manifestation. Mais finalement, qu’y a t’il de si nouveau à cela ?
C’est d’abord aux quatre coins du monde, que le monde va mal. Ce n’est pas très nouveau, mais ce qui est nouveau, c’est la retransmission en mondiovision et en direct des conflits, guerres civiles et révolutions. A la peur irrationelle des temps anciens s’est substituée le fantasme de l’encerclement et du débordement. Qu’un juif soit agressé et l’on voit là une importation de l’extrémisme palestinien sur notre territoire. Que des jeunes mettent le feu à des voitures et c’est le tiers monde que l’on voit à nos portes, Algérie, Maroc, Côte d’Ivoire… Qu’un juif insulté réagisse un peu vivement, le voilà immédiatement suspecté d’être un agent du Mossad. Partout, l’actualité nous invite à ressentir notre chétif bonheur ou ce que nous appelons tel menacé par une menace planante, indéfinie, mais venant bien de bordures plus ou moins lointaines, lîmes imaginaires proches -la « banlieue », les « cités » – ou lointaines -« Pologne » et « Chine » du référendum, « Maghreb », « Islamisme » et « Poudrière Africaine » dont on sent le flou quand à la distance dès que l’on évoque ces ailleurs de proximité, « bandes ethniques »… Il est d’ailleurs intéressant de constater que cet « imaginaire des lîmes », pur produit de la société post moderne qui revisite ses fantasmes au gré des modes – la banlieue aujourd’hui décriée a été dans les années 80 sublimée, support de la « figuration libre », du « rap français » et territoire des « beurettes » qu’exaltaient les Mondinot, Goude, Guerlain et autres Gaultier quand ce n’était pas Kookai ou Touche pas à mon Pote -, cet imaginaire est revendiqué, porté comme identité positive par ceux qui y résident. Un garçon qui s’en sera sorti, aura étudié, trouvé un bon métier et se sera ouvert à la culture classique (entendre : Proust et les Milles et une nuits, Mozart et la musique des cafés du Caire chantée par Aicha Reddouane, Jean Novel et les maisons du Mzab…) sera regardé comme un « intelligent » (entendre, un gars « pas pareil » ») dans sa cité d’origine, un beur acculturé par les intellocrates des classes moyennes des grandes villes (et un alibi pour les frileux conservateurs). Je ne caricature pas, on m’a déjà dit que « toi, Suppaiku, c’est pas pareil », ce qui est une négation totale de mon histoire, de ma vie, de qui je suis. Je suis gay, j’aime la musique ancienne et cela ne m’empêche pas d’avoir grandi dans le 93, d’avoir eu un père Algérien licencié en 1978, ni d’être conscient que dans ma classe, en 2nde, première et terminale, j’étais le seul.
On agite la peur des cités comme on a agité longtemps la peur du pauvre, car il s’agit de la même peur. La ville a toujours eu peur de ses lîmes, ces bordures floues qui oscilent entre intégration à l’ensemble et lointains territoires qu’elle ne contrôle que partiellement. Le discours lepeniste n’a pas facilité le travail car il a incidieusement distilé l’idée que ces « territoires » « hors de la république », ces « zones de non droit » sont les avant postes d’un tier monde qui nous envahit irrémédiablement. Là encore, les jeunes de ces villes ont progressivement intériorisé cette vision et la revendiquent, la font leur, et ils la positivent. Leur vision est erronée (cette banlieue, c’est déjà Paris, et ils font parti de Paris), mais leur positivation est humaine : à force de leur dire que leur coin, c’est de la merde, ils sont bien obligés de répondre : et alors ?
Il est aberrant de ne pas avoir profité du recul démographique des 20 dernières années pour stabiliser les grandes agglomérations urbaines. Par stabiliser, j’entends tenir compte des 50 dernières années puisque les nouvelles lîmes ne seront guère amenées à changer désormais après avoir cru de manière incontrôlée pendant le baby boom et les 30 glorieuses. Agrandir Paris en créant le Grand Paris et en donnant aux communes des 3 départements qui la bordent le statut d’arrondissements, en transformant extérieurs et périphériques en boulevards urbains périphériques comme cela se voit au Japon (ces gigantesques artères sont des lieux idéaux pour des sociétés, des commerces, des quartiers vivants, qu’importe s’ils sont bruyants), en creusant des boulevards et de grandes avenues qui désenclavent ces quartiers bref, en engageant la suite des grands travaux que Haussmann entrepris au 19ème siècle pour agréger les anciennes lîmes, ces faubourgs qui faisaient tant peur aux bourgeois, mais qui étaient aussi des repères d’insalubrité (lire Balzac, Rousseau, Restif de la Bretonne…), d’épidémies endémiques, de grande pauvreté, de prostitution et d’insécurité récurente.
Alors j’en viens à Azzouz Beggag. Oui, Gigano, tu as raison. Beggag n’est pas à la droite au sujet de l’intégration ce que Françoise giroux fut à la droite au sujet du droit des femmes. Françoise Giroux a bougé des lignes, à initié avec Simone Vieil le droit à l’avortement, a fait avancer les premiers textes sur l’égalité professionels puis, déçue car peu aidée, à quitté Giscard et a soutenu Mittérand en 1981. Beggag en ce moment préfère dégueuler sur les socialistes et joue le bon immigré qui a bien travaillé à l’école; l’écrivain sensible et le sociologue de talent joue les « bonnes volontés » dans un pays qui ne reconnait toujours pas le million de mort Algériens de la guerre d’indépendance.
On a beaucoup critique Jospin au sujet de ses déclarations au sujet de l’esclavage. Eh bien, j’en ai été scandalisé, notamment quand ces condamnations venaient de la gauche « morale ». Oui, c’est la gauche, qui a aboli l’esclavage, en 1793 et en 1848. Oui, c’est la gauche qui a porté la décolonisation; Mendes-France, Rocard et le PSU, Martinet et France Observateur, Servan-Schreber, tous étaient taxés d’anti France par une droite revancharde qui en voulait à Mendès d’avoir bradé le Vietnam après Dien Bien Fu. Oui, c’est la gauche qui a défendu le droit des femmes. Marie Curie fut la première femme à entrer dans un gouvernement, celui de Léon Blum, que la droite appelait d’ailleurs « le juif Blum ». Oui, la droite a préféré Hitler au Front Populaire.
Beggag peut critiquer l’inaction des socialistes, mais alors il a la mémoire qui flanche. C’est la gauche qui, dès 1982, a initié une politique de la ville pour transformer des terrain vagues parsemés de barres en ensembles urbains avec des équipements, pour aider un tissus associatif qui vivotait et qu’elle a propulsé au rang d’acteur essentiel avant que la droite, à partir de 2002, ne lui coupe les crédits et ne supprime les emplois jeunes qui lui avait, en plus, donné de réels moyens. Le bilan est certe à discuter, il a pour le moins d’être conséquent. La droite sur ce terrain répond aux abonnés absents. Quand par hazard c’est un élu local que l’on nous cite en exemple, encore faut il rappeler que ses moyens, l’élu local les doit aux lois de décentralisation que la droite a critiqué et n’a pas voté, en accusant Gaston Deferre de vouloir diviser la France.
Je salue l’entrée d’un intellectuel comme beggag dans ce gouvernement. Mais il est avant tout pour moi un homme de droite, et rien d’autre.
A ce titre, je pointe ses gesticulations d’assistante morale, ses gérémiades sur les « 14 ans de socialismes ». Il est un nouveau genre de Malreau. Une merde politique à la réputation de talent. Mais le talent n’est pas le génie, comme l’écrivait Balzac. Il faudra un jour me montrer en quoi Malreau a un bilan de minis… euh, secrétaire d’état, avec son budget à 0.1%. Le bilan reste du côté de Jack Lang, à la tête d’un grand ministère doté dès 1982 de près de 1% du budget de l’état.
Je constate à quel point Beggag n’est qu’un alibi à une politique qui consiste à couper les budgets sociaux, faciliter les licenciements, déréglementer la sécurité sociale, à une politique dont les effets seront particulièrement sensibles précisemment dans ces quartiers difficles. Et dont on ne mesure aujourd’hui que les prémices.
Revenons à « nos » « émeutes ». J’ai entendu des choses qui me font extrèmement peur, et qui méritent réflexion. Certains ont prôné des lois d’exception. Le gouvernement décrète la possibilité de couvre-feu. Doit on suspendre des libertés publiques pour quelques incendies ? Je pense qu’il serait sage de poser la question en ces termes. La liberté est un bien précieux que le monde nous envie. Doit on s’en séparer ?
Je trouve étonnant que des incendies suscitent l’indignation, quand la situation de précarité, avec ses vols et son lot d’insécurité, est le lot de beaucoup d’endroits dans un silence total, depuis de nombreuses années. Des filles sont régulièrement dans un silence total, avec l’indifférence de la police. Aucune structure d’accueil, aucun crédit affecté à la protection des mineurs que l’on va envoyer se faire violer/marier dans un pays qui n’est pas le leur. Le droit à l’avortement en France n’est pas garanti puisque des commandots font régulièrement pression sur les derniers médecins qui le pratiquent, les membres de ces commandots étant constament relaxés par les tribunaux sensés les juger. Les agriculteurs sont en moyenne responsables de bien plus d’incendies que lors des 10 derniers jours dans une indifférence totale (le Parlement de Bretagne, entièrement dévasté, les préfectures assiégées…). Les chasseurs chaque année ouvrent le feu sur des espèces menacées, enfraignant des traités et lois internationale que la France a pourtant ratifié, et menancent physiquement les personnes qui s’interposent, forces de l’ordre comprises, sans qu’il n’y ait d’interpellation…
Ce que cette « folie médiatique » m’a rappelé au sujet de ces troubles, c’est à quel point le traitement peut être différent dès qu’il s’agit de s’en prendre aux biens matériels.
Ce qui est à souhaiter au sujet de ces incidents, c’est qu’on regarde d’abord que si dans beaucoup d’endroit le calme est revenu, c’est parce que les habitants ont repris les choses en main : occupation des espaces publiques, visites en porte à porte. Toutes origines confondues. Ces personnes ont fait vivre leur espace civique. J’y vois là une force pour les années à venir : ces villes sont des villes et non des ghettos, même si s’y vit d’abord le chômage et la précarité. Leurs habitants sont des citoyens acteurs de leur espace social et politique. Il faudra leur donner le droit de vote.
J’espère ensuite qu’on privilégiera les intermédiations au niveau local. Il est préférable qu’un enfant qui traine à 11heures du soir soit ramené à la maison par un voisin que par un policier. Mais ledit voisin ne devra pas hésiter non plus à conduire un délinquant au commissariat. C’est pour cette raison qu’il ne faut pas durcir les lois. Montesquieu (Esprit des lois) rappelait que dans une démocratie, une loi doit être douce pour être applicable, car chacun est sensé la faire appliquer. Il faudra en revanche, et nous avons les brillants psychologues, sociologues et spécialistes de l’adolescence pour y contribuer, réfléchir à la création d’une politique de ressocialisation qui pourra passer par la création d’internats d’un nouveau genre, par exemple. On a beaucoup de travail à ébaucher, et peut être faut il étudier notre vieille Europe comme un pays défait par 30 années de restructurations économiques auquel il faut insufler une énergie au moins aussi forte que celle qui guida le Conseil National de la Résistance. La droite va continuer son travail de casse. La gauche à bout de soufle continue de refuser tout changement, refuse tout mouvement. Le seul espoir est de mettre en commun des savoirs pour élaborer dès aujourd’hui les possibles de demain. Pas un de ces trucs à 2 balles que les analphabètes de la politique appellent « vrai gauche », « gauche de la gauche ». Non. Simplement une direction, une piste pour la social démocratie, pour répondre à des questions essentielles : comment réaliser la démocratie ? Comment établir l’égalité devant le savoir ? Comment établir l’égalité devant la maladie et devant la mort ? Avec pour postulat de base élémentaire, qu’il n’y a pas d’égalité possible sans liberté, que la liberté ne se divise pas, et qu’il ne peut y avoir de liberté sans connaissance ni esprit critique.
Après trois jours de repos médiatique, je suis contre le couvre feu. J’accuse ce gouvernement d’être le premier casseur de France en cassant, en direct et sous nos yeux Autoroutes de France, Electricité de France. En ayant arrêté depuis le 1er juillet le financement de la RATP sans transfert de crédit à la région. En pointant du doigt les travailleurs clandestins sans réclamer les dizaines de milliard d’Euros que les grandes entreprises (souvent privatisées à des copains) ne paient pas chaque année. Ce gouvernement a les résultats qu’il mérite, et on pourrait même se demander s’il ne les souhaite pas, tant ces troubles justifient sa politique répressive et finalement, ne gène aucun possédant puisque ce sont les pauvres qui s’en prennent aux pauvres…
J’accuse la gauche d’avoir renoncé au militantisme. D’avoir découragé les citoyens à s’engager en résumant la politique à du carriérisme, à des batailles d’appareil dominés principalement par de jeunes blanc bec sortis des grandes écoles et/ou protégés d’élus eux même cooptés. De se contenter d’une pensée moyenne ou « alter quelque chose » et d’avoir constamment refusé depuis vingt ans toute idée poil à gratter (les 32 heures, l’autonomie comme principe de transformation sociale, l’Europe Fédérale…).
Ces jeunes exités se sont engouffrés dans les brèches béante d’une société qui résume son horizon à un Loft, une Star Ac et des coupures pub, qui confie la socialisation et la citoyenneté à une équipe de foot « black blanc beur », qui voit de l’éducation dans un panneau de basket, et qui dans un grand nombre de domaines affiche le spectacle du clientélisme et de la corruption des « entrepreneurs » avec les politiques, des juges dessaisis et des affaires classées. Ces jeunes méritent d’être arrêtés, jugés, punis.
Jacques Chirac aussi. Il ne vaut pas mieux qu’eux. Il vaut pire.
Urgence, maturation, réflexion : le piège de l’actualité
U