Je suis au Japon depuis six ans… C’est long, six ans
Ligne Tôzai, 12:30, en route vers le travail. Dehors, grand beau ciel bleu, grande douceur aussi, on dirait le printemps. Je suis au Japon depuis six ans, vous savez. Et même quelques jours de plus. Le temps passe à toute vitesse au quotidien, et pourtant cela me semble être une éternité. C’est long, six ans.
J’ai réservé cette chambre dans la guest house à Kagurazaka, finalement. Je dis bien finalement car cela m’a pesé lourd, très lourd, si lourd. Hier après midi, après être revenu d’un cours particulier et avant de repartir en donner un autre, j’ai regardé la lumière chez moi, les grands murs blancs, ce studio au plafond si haut, où le soleil se déverse du matin au soir en été, et je me suis senti un peu triste. Je dis bien un peu, pas énormément. J’ai toujours eu très peur des périodes de transition, des entre deux, peut être parce que pendant longtemps je ne me faisais pas confiance pour mener à bien un travail de longue haleine. Et puis, j’ai un fond incroyablement conservateur, je n’aime pas le changement. Cela peut paraître étrange venant de quelqu’un qui, comme moi, à habité à Londres, et vit depuis 2006 à Tôkyô, mais je ne suis pas un aventurier. J’ai besoin de balises, de repères qui me sont familiers pour accepter des choses neuves.
Mon premier voyage ici, je l’ai minutieusement préparé. Je savais même dans quels restaurants je mangerais avant de me familiariser avec les prix, j’avais auparavant réservé mes hôtels, et j’avais reconfirmé mes réservations. Tout était près, je n’avais plus qu’à prendre l’avion. Je serais, en revanche, incapable de partir à l’inconnu, à moins d’avoir devant moi une réserve inépuisable d’argent, pour me rassurer, au cas où. Je ne suis pas un voyageur en stop ni en sac à dos. Je voyage avec une valise.
C’est pour cela que malgré la vétusté de l’endroit, une vieille maison typique en bois comme on les démoli par centaines, et malgré l’aspect colocation, eh bien le choix n’a pas été difficile. J’aurais pu choisir ailleurs, moins pire en terme de vétusté. Mais alors je n’aurais eu ni le quartier (c’est un quartier très chic et très agréable, très bien situé géographiquement dans la capitale), ni la familiarité du lieu. J’y suis resté une fois fin 2005, et six mois en 2006. C’est un changement qui n’en est pas vraiment un. Jun m’a dit que c’est difficile de s’imaginer une telle régression, et c’est vrai qu’il y a de cela, c’est la raison principale pour laquelle je n’ai pas pris cette décision beaucoup plus tôt, même si j’aurais du, après NOVA, après Lehman. J’aime l’endroit où j’habite, mais, et c’est peut être pour cela que je n’ai été qu’un peu triste, et non effondré, je voulais déménager. Depuis deux ans. Pour un autre quartier, car il y a un petit quelque chose qui me manque terriblement à Kasai.
Kasai est en effet une ville de banlieue, bien que dans la capitale, mais pour faire simple, Kasai est hors Yamanote, cette ancienne frontière symbolique entre le dedans et le dehors de la capitale, une ligne de train circulaire. Et, pour faire plus moderne car je pense que la Yamanote est vraiment un symbole trop ancien et discriminatoire envers les quartiers de l’est : Kasai est en dehors de la ligne Tôei Ôedo. Idéalement, j’aurais pu habiter vers Kiba ou Monzen Nakachô, deux quartiers en bordure de la ligne Ôedo, une ligne circulaire qui traverse Tôkyô et va chercher plus loin à l’Est, vers Ryôgoku (musée Edo Tôkyô, Salle de tournois de sumô), Morishita ou Kyôsumi Shirakawa (Musée d’art contemporain de Tôkyô et parc de Kiba).
Amusant, je vais donc habiter à Kagurazaka, donc dans Yamanote, avec la ligne Sôbu qui traverse Tôkyô d’est en ouest, la ligne Yûrakuchô qui va à Ginza, la ligne Tôzai qui va à Kasai, la ligne Nanboku qui traverse de nord au sud… et la ligne Tôei Ôedo.
C’est un quartier remarquablement bien desservi, pratique, en plus d’être agréable à vivre. Il me conduira au travail en 35 minutes, ce qui n’est pas rien.
Cela m’aide à concevoir ce changement sans m’en préoccuper. J’ai regardé des photos que j’ai prises quand j’habitais là bas, et j’aime bien. Le quartier, et même la chambre, puisqu’il va s’agir de la même. Je la connais bien. Ma seule préoccupation concerne le déménagement. Je veux garder mon lit, mon bureau, mes étagères, car je les ai payés, mais aussi parce qu’il y aura un après. En fait, au fond de moi, ce déménagement se présente comme le prélude à un autre déménagement ainsi qu’à l’évaporation de mes dernières illusions middle class. Combien de fois me suis-je pris à rêver à habiter une vieille maison avec tatamis, mais combien de fois ai-je aussi fait la grimace en pensant au piètre confort de ces habitats anciens. Nul doute qu’après ce séjour à Kagurazaka, je serai plus à même d’apprécier mon indépendance retrouvée dans un habitat modeste mais en parfaite adéquation avec mes rêves les plus intimes. Où j’habite, il y a ce touch de confort classes moyennes qui rassure.
J’ai regardé de vieilles photos donc, et je m’aperçois qu’en dehors de cette familiarités avec le lieu lui-même, je n’ai aucun mauvais souvenirs.
À Kasai, j’ai des souvenirs forts, importants.
Moi, me morfondant dans la grisaille de l’hiver après la faillite de NOVA, le pied en entorse.
Moi, me morfondant à n’en plus finir après la faillite de Lehman, alors que personne ne savait ce qui arriverait après.
De beaux souvenirs aussi. Mais à Kagurazaka, je n’ai que des souvenirs légers, finalement. Ma découverte, maladroite, de la ville, du pays. Des moments de ravissement aussi, comme lors de cette traversée magique à vélo, après le travail, un vendredi soir, et tous les cerisiers vers Kudanshita. Je n’ai aucune appréhension, seule la perspective de partager une location gâche un peu le plaisir, mais c’est la vie. Et je connais l’un des deux colocataires, cela n’a rien de dramatique.
Le métro arrive à Saginuma. C’est un train, désormais. Le métro à Tôkyo est un métro dans la ville mais il ressemble incroyablement à un RER en dehors.
Une fois le déménagement accompli, il me restera à trouver un autre travail. J’ai répondu à une annonce, c’est rare, pour travailler pour une école de langue, dans Tôkyô. Il faudrait visiblement beaucoup bouger, il faudrait visiblement faire pas mal de travail administratif, mais j’ai trouvé le poste dans mes cordes, un peu mieux payé, et peut être plus varié et intéressant. Ce double changement serait parfait, mais je ne suis plus du tout rêveur… Advienne que pourra, j’ai pas mal de travail à faire pour moi, entre mes projets photographiques, mon roman, des articles en plan. Revenir à ce blog, c’est me remettre au travail car il est temps, vous savez. En déménageant, j’assure ma tranquillité financière. Pas que je roulerai sur l’or, mais je me désendetterai sans difficulté, mon esprit sera beaucoup plus tranquille pour, ben justement, travailler à ces projets mis de côté pour l’hiver, cet hiver que j’ai passé à mûrir la décision que je viens de prendre sans même m’en apercevoir, comme une évidence. Réduire la voilure pour traverser la tempête et accoster les rivages inconnus. La vie, quoi.
Je suis à l’école. Deux étudiantes ont pris un congé. Elle ont réservé un autre jour, je suis en break. Dehors, un très grand beau temps toujours. Un des professeurs, Tyrel, va quitter l’école, mon directeur et la secrétaire viennent de terminer un entretien avec un candidat. Je suis professeur de français, je reste, mais les professeurs d’anglais changent à une allure…
Ce matin, sitôt mon petit déjeuner terminé, je me suis senti bizarre. Il était encore assez tôt et j’avais du temps. J’ai pensé que je devrais sortir photographier. Je ne l’ai pas fait. J’ai préféré mettre mon SD15 sur le tripode et me photographier avec mes 13 kilos de moins, pas rasé. Il y a de beaux restes, j’ai pensé.
Ligne Hanzômon, sur le chemin du retour. Je vous écrivais que j’avais regardé des photographies de cette guest house, de ce quartier. Je viens de parcourir mon blog, les années 2005, 2006. J’ai longtemps, depuis mon arrivée à Tôkyô en 2006, ressenti l’impression d’avoir loupé le pli, une bonne habitude : me lever de bonne heure. Le décalage horaire d’abord, puis le travail m’ont vite décalé, une habitude qui perdure. Et c’est dommage… En relisant l’année 2006, j’ai retrouvé mon installation, ma vie à Kagurazaka, NOVA, et puis mon envie de déménager, la maison à Kasai, et mon départ. J’ai retrouvé cette sensation lors de mon emménagement, cette impression de vide, la pièce sans rien. J’en ai, des souvenirs, à Kagurazaka. J’écrivais beaucoup sur le Japon, que je découvrais. Dans un mois, je ferai donc le chemin en sens inverse, de Kasai à Kagurazaka. Je retrouve ma zone de transit. Mon aiguillage, et cette fois, c’est nouveau, je possède les clefs de la ville, de la vie dans la ville. Je ne l’illusionne plus sur l’anonymat d’un « bonheur japonais », comme j’appelais la sensation quand je traversais Kasai la première fois. J’avais besoin de mon indépendance, elle me fut offerte dans l’arrondissement de Edogawa, et je ne le regrette pas. Pas du tout. C’est grâce à Kasai que j’ai découvert l’est de la ville, et cette découverte déterminera la suite. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le nom du quartier où je veux habiter après m’est venu à l’esprit, il n’étonnera pas les lecteurs de ce blog, c’est Yanaka. Sans hésitation du tout. Et finalement, Kagurazaka, Yanaka, c’est comme une évidence.
J’ai relu des billets de blog de 2006, j’ai repensé à ces fenêtres immenses, à cette couleur bois dominante. Bah, je vais m’y faire.
Ligne Tôzai, vers Nihonbashi. Le métro se remplit de stations en stations. Presque tous les jours, un quotidien titre sur le prochain séisme. Si cela pouvait être comme la bourse : quand tout le monde dit que ça va s’écrouler, ça monte. Ça baisse quand tout le monde dit que ça monte…
Ce matin, j’ai regardé mon grand copain Chii-san et j’ai été un peu triste : il s’arrête bientôt, c’est le cœur. Il a quand même 70 ans. Il va me manquer, lui aussi, tiens. C’est qu’il en visite, des coins, et j’en ai traversé, des quartiers qu’il avait visité avant, où qu’il visiterait après. Qui donc va le remplacer ? Au Japon, le printemps est la saison du changement, en voilà un autre en perspective.
J’ai très peu avancé sur le Earthquake Reload, je désire pourtant m’y remettre car nous arrivons à la première année. Je vous mettrai plein de vidéos, et je suis assez content du travail de re-composition et de commentaire que j’ai effectué sur les billets de mars dernier.
Voilà. Un billet « pour la route », comme on dit.
De Tôkyô,
Madjid
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