Une banquette dans un café de Rouen, la nappe Vichy dans un petit restaurant à l’époque du front Populaire, ou la lecture d’un roman démarrée un hiver pluvieux dans la chambre d’un appartement en colocation dans l’est de Londres.
Bon, mon grand ménage est à peu près terminé. Hein, quoi, tu en es encore là? Ben oui, et alors! Je travaille, je n’ai pas que ça à faire! En attendant, grâce à mon nouvel ordinateur, j’ai enfin pu déplacer mon bureau près de la fenêtre. Désormais, c’est lumineux en face de moi. J’ai arrangé mon bureau de telle façon qu’il va pouvoir évoluer au fil du temps et me fournir des distractions visuelles, un truc qui m’est vraiment très nécessaire.
Oui, j’adore mon nouvel ordinateur. Et puis, ce mois-ci, je suis parvenu à dépenser moins, donc, même si l’achat a fait un sacré trou, je recommence d’ores et déjà à faire un peu d’économies.
Il me reste à vendre l’ancien, ça s’annonce ennuyeux, mais bon… Mercredi prochain, ce seront les encombrants, et fini.
Donc oui, mon grand ménage est terminé. Je n’ai plus rien qui m’empêche d’écrire, de lire, de dessiner ou de faire ce dont j’ai envie. J’écris cela, et là, c’est comme un vertige, une sorte d’angoisse qui me prend, car le programme est chargé, j’ai des désirs bien trop grands, peut-être vingt années de stand by. Oui, vingt ans, quand je n’ai pas pu finir La mise à mort, d’Aragon. Je vous en ai déjà parlé. Un truc s’est joué alors que j’étais dans ce livre. Une douleur quelque part du côté de la politique, de l’écriture, de l’identité. Ce livre a réveillé (oui, réveillé, pas éveillé) une angoisse sourde.
Celle de l’échec. Celle des regrets. Tout comme Sartre butte sur cette banquette dans ce café de Rouen, avec les vitres couvertes de buée, et cela m’avait fait l’effet d’un coup de poing dans le bide dont seule la lecture des Faux monnayeurs était parvenue à me délivrer, cette nappe Vichy dans ce restaurant durant l’été 1936 m’a littéralement avalée dans une sorte de néant dont on ne peut pas sortir.
Je porte des nostalgies qui ne sont pas les miennes, des nostalgies politiques héritées du XXe siècle, et la façon dont Aragon les malaxe m’a donnée une boule dans le ventre qui là, à cet instant précis, ressurgit, intacte. Et alors, qu’il lie tout cela à la question de l’identité du narrateur, rend la confusion en dedans de moi encore plus forte, patente.
Je dois lire La mise à mort. Je le dois, de la même façon que j’ai du passer le temps qu’il fallait à ranger chez moi, quoi qu’il m’en ait coûté, et là, il y a même eu de l’argent en jeu. Mais voilà, c’est fait, et tant l’espace que l’outil sont comme une vaste autoroute qui n’attend que moi pour que je m’y engage. Seule la reprise de cette lecture pourra me délivrer de ce fantôme en moi, de ce fantôme de moi.
L’écriture y est comme un souffle, Aragon écrit comme Ferré déclame, et on sent pourtant la douleur qu’il y a eu à mettre sur le papier ce nœud au dedans de lui, un nœud paré d’une nappe Vichy, ce quelque chose qu’il n’a pas pu voir, qu’il n’a pas voulu voir et dans lequel il s’est noyé. J’écris cela, peut-être je me trompe sur le récit, mais plus j’avançais, et plus je savais ce qu’Aragon voulait ME dire, ce qu’était son message à MOI qui pourtant ne suis pas comptable de ce naufrage ni encore moins de cet échouage.
Je dois vraiment lire La mise à mort. Et cesser de le mettre dans mon sac pendant des semaines comme je l’ai fait, sans le lire. Je dois me forcer. Je dois rompre cette barrière qu’une appréhension sourde a créée entre le livre et moi.
Chacun son nœud. Une banquette dans un café de Rouen, la nappe Vichy dans un petit restaurant à l’époque du front Populaire, ou la lecture d’un roman démarrée un hiver pluvieux dans la chambre d’un appartement en colocation dans l’est de Londres.
Je me suis replongé dans « mon roman ». Plus de tabou, mais je mets des guillemets, car un « roman » laissé en plan n’est pas un roman, c’est un cadavre gisant au même titre que tous ces articles longs, parfois même très longs, écrits, pas corrigés, parfois pas finis, et jamais publiés. On sait que François Couperin a détruit près de quatre-vingt dix pour cent de son œuvre avant de mourir car il considérait que ce n’étaient que des exercices. On regrette, bien évidemment, que de nos jours nous ne puissions jamais voir ni encore moins entendre ces compositions qui éclaireraient son travail de compositeur.
Mais en même temps, je comprends parfaitement le geste. Quand on ne publie pas, c’est que l’on n’est pas satisfait. Ces tonnes et ces tonnes de trucs écrits jamais mis en ligne, c’est un peu cela. Écrire, cela nécessite aussi une gymnastique régulière, et tout n’est pas bon. Même pour un blog.
Je me suis donc replongé dedans et malgré tout ce qu’il m’en coûte, je vais repartir à zéro. Tout n’est pas mauvais, non. J’ai en tête un récit, avec des personnages, un début, une trame, une fin, un fil conducteur qui est la véritable histoire même si cela ne sera jamais dit, mais je vais tout reprendre. Le simple fait que j’ai longtemps hésité sur quelle histoire ouvrirait le récit montre que ce n’était pas totalement abouti.
Je vais repartir à zéro mais pas parce que « je veux être romancier ». Je vais repartir à zéro parce que j’ai une histoire que je veux raconter, et que la seule façon qui me soit donnée de le faire est un roman. Et le pire, dans tout ça, est que ce ne peut être qu’un « vrai » roman. Au sens le plus classique du terme. J’aimerais bien raconter ce que j’ai en moi, ce poids lourd dont jamais je ne me délesterai, mais rien, rien ne parviendrait à en visiter les recoins à l’aide de simples mots. Il me faut des gens pour vivre ce poids comme seuls des humains peuvent le vivre, il me faut des mots qui dépassent les simples mots. Il me faut donner vie à ces mots pour qu’ils touchent le lecteur et qu’en moi s’allège ce poids.
Alors depuis plusieurs années, trop conscient des faiblesses du démarrage du récit, j’ai repris le « début ». Tout y est passé, une écriture comme-ci, une reprise comme-ça mais jamais, jamais je n’ai été satisfait.
Il est impératif que je me débarrasse totalement de l’envie d’écrire un roman pour parvenir à en écrire un qui soit exactement à la hauteur de l’ambition. Mes personnages ne méritent pas la demi-mesure, ils sont en moi en chair et en os, ils vivent, ils attendent, ils me hantent tels des fantômes venus d’un temps révolu, de univers effondré qui les a ensevelis d’où ils tentent de m’avaler. Je suis en eux comme ils sont en moi, moi qui depuis tant de temps les regarde en silence, trop maladroit. Voilà, c’est ça, je passe mon temps à les regarder, trop hésitant à leur sourire, à leur parler, trop fragile, mais quel idiot je fais… Parfois ils me sourient, parfois ils me font mal mais ils sont là, vengeurs, accusateurs. Pourquoi, Madjid, pourquoi nous laisses-tu nous seuls dans ce néant?
Pas un jour qui passe sans que je ne pense à eux. Oui. Si par malheur je ne parviens pas à leur donner vie, ils se vengeront. Je veux dire par là: je me mépriserai jusqu’à la fin des temps.
Je ne veux pas être romancier. J’ai grandi dans une banlieue pourrie dans une famille ultra pauvre, je ne sais même pas comment je m’y suis pris pour passer mon baccalauréat ni même aller en fac, en sortir avec un diplôme, ni encore moins atterrir au Japon… Être romancier, c’est trop, je ne sais pas comment on fait, je suis désordonné, je n’ai jamais reçu les encouragements pour cela, je ne sais pas comment on fait.
Et pourtant je suis condamné à l’écriture.
C’est un peu comme La mise à mort. Lire, ce n’est qu’une question de lecture, et éventuellement, les appréhensions, les sentiments durant la lecture font partie du truc, du plaisir de la lecture. Écrire, cela n’a rien de sorcier, il s’agit comme je le fais en ce moment d’enfiler les mots les uns après les autres, et voilà, hop!
En fait, je vais peut-être écrire une connerie aussi grosse que moi, mais bon. Quand on a une histoire aussi détaillée que celle que j’ai en moi, écrire 400 pages ne devrait pas prendre plus de deux mois. Si si. Bon, après il y a tout le travail de réécriture, les corrections, mais écrire 10 pages par jour, ce n’est vraiment pas de l’ordre du challenge. Je veux dire, techniquement. Certains articles de ce blog les feraient facilement. Il « suffit » dont de faire cela 40 fois. C’est un peu comme Jésus dans le désert. Tiens, d’ailleurs, il n’est vraiment devenu Christ qu’après, avant il n’était que Jésus, d’ailleurs lui non plus, il n’avait rien demandé, il y a juste que c’était ce qui était en lui depuis le début.
L’image est belle. Tout a un prix, tout a un coût.
J’écris 400 pages, c’est un chiffre un peu au hasard, bien entendu. La question n’est pas le nombre de pages, c’est qu’il y ait un début, une histoire, des personnages, des actions, des moments forts, des sentiments, de l’humour, du chagrin, des lieux, le temps qui passe, la trame qui se laisse deviner et se déploie à son rythme sans brusquer le lecteur, et puis un dénouement. Pas une fin ni une conclusion, mais un moment qui laisse deviner que quelque chose de significatif a changé et que le récit peut s’achever là. Un monde, quoi. Un roman, que ça s’appelle.
Il y aura peut-être une suite, cela reste possible. Mais cela ne sera pas forcément nécessaire… Je veux dire, d’un strict point de vue du lecteur.
Ce matin j’étais levé de bonne heure.
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