Pleasantville est une fable sur la liberté, sur l’amour et sur la profonde humanité de l’imperfection. Une allégorie politique par la couleur, une ode à la liberté, la vraie.
J’ai mis en ligne avant-hier un billet (sur Barbie) ainsi qu’il y a quelques mois (sur Ann Clark), sur ces années 80 à l’esprit si particulier, caustique et drôle bien que profondément lucide, sur cette façon de mixer toutes les influences du 20e siècle pour faire quelque chose de nouveau tout en s’amusant, et hier m’est venue ce truc au sujet de la couleur.
Quand on pense années 80, on pense généralement noir et blanc, Boy meets girl de Léos Carax ou Stranger than Paradise de Jim Jarmush, et on oublie un peu trop rapidement la couleur dans les films Blue Velvet de David Lynch, The Cook, the thief, his wife and her lover de Peter Greenaway, Diva de Jean-Luc Beineix ou Mauvais sang de Léos Carax pour n’en citer que quelques uns…
Les années 80 remixent tout sans se gêner, elles sont la décennie post-moderne, alors il était logique que le noir et blanc cohabiterait avec la couleur, mais justement, sans entre-deux comme on s’y est progressivement habitué, avec ce vert-de-gris qui s’est progressivement installé dans les séries et les films, affadissant ces contrastes que les années 80, précisément, adulaient.
Nous sommes dans une époque grise. La menace que fait peser le dérèglement climatique sur la planète – ou pour être plus précis, sur la survie même de notre espèce -, la fin des matières premières et les conflits pour les ressources qui a déjà commencé à dessiner la géopolitique du futur, les mouvements de population qui en découleront ainsi que le lent affaissement de notre civilisation totalement dépendante de ces ressources, la possible résurgence d’épidémies, la montée d’idéologies racistes ainsi que le retour des nationalismes, les tentations totalitaires jusque parmi les prétendus démocrates et réels défenseurs de la propriété capitaliste et de l’impérialisme économique, tout, absolument tout donne à l’avenir une couleur sombre. Je pourrais y rajouter les conflits entre puissances et l’utilisation d’armes non conventionnelles ou un effondrement soudain des marchés financiers avec leurs cortèges de victimes collatérales…
Ce qui est frappant, c’est que dans un monde sombre comme le nôtre s’imposent des personnages sombres aux référents rabougris, recomposant un passé de pacotille, fruit de l’imaginaire collectif et de la nostalgie des anciens jeunes. Ce n’est pas très difficile, il suffit de parler des années 50, de son « plein emploi ». Les fifties, « c’était le bon temps ». Et les sixties, c’était carrément « merveilleux ». Même à gauche il en est qui trouvent dans ces décennies un temps béni où le bonheur répandait ses bienfaits keynésiens sur les prolétaires désormais libérés des bas salaires et profitant de vacances généreuses… Adrien Quatremens est de ceux-là. Combien de fois j’ai eu envie de lui faire avaler son micro quand je l’entendais parler des trente glorieuses comme d’un âge d’or…
Il ne connaît visiblement pas le montant des petites retraites à cette époque, l’indigence du niveau du SMIC, les bidonvilles dans lesquels étaient parqués les immigrés, ou le fait que cette abondance – qui au passage est à l’origine de la plupart des problèmes écologiques actuels – était le produit d’une main mise des pays du Nord sur les matières premières du sud. Ben oui, pour pouvoir manger du chocolat à Noël, le prolétaire est de fait rendu complice de la production de cacao dans des conditions frôlant l’esclavage dans des pays du sud…
Oui, enfin, non, ce passé recomposé est un leurre, chaque époque recréée les nostalgies de son temps. Regardez, même les années 60, toute rock and roll ou futuristes qu’elles furent, baignent dans une esthétique inspirée des années 20, simplement parce que s’était installée l’idée d’une décennie de liberté. Les années 80 n’y échappent pas, on les réduit à un « bon temps », quand « on pouvait rire de tout » ou à des années fric…
Le fascisme, les incels, les réactionnaires et les racistes n’aiment pas la couleur. La couleur, c’est pédé, c’est efféminé. La couleur, c’est la cohabitation des contraires, c’est vivant, c’est forcément optimiste. C’est cosmopolite. Dans la décennie 80, un des slogans du MRAP et de la marche de 1983, c’est que la France était comme une mobylette, qu’elle fonctionnait au mélange. Vous noterez, c’est politique, et c’est aussi une image drôle, futile, ridicule, et même si ça pouvait sembler totalement crétin à certains, quand on mesure le chemin parcouru depuis et là où nous en sommes, on peut imaginer à quel point les réactionnaires ont dû souffrir de voir tant d’insouciance dans un slogan antiraciste.
La couleur, c’est la vie. L’extrême-droite et le nationalisme, c’est la mort.
C’est le message central de ce film sorti en 1997, Pleasantville, une comédie légère mais incroyablement subtile politiquement, un film qui se veut une véritable apologie de la couleur, avec des scènes d’une incroyable beauté, inspirées par tant de références à l’histoire de la peinture ainsi qu’à l’histoire tout court, le nazisme ou le Klan, la ségrégation ou la bigoterie réactionnaire. Une comédie profonde et légère à la fois, drôle et tragique en même temps.
Pleasantville, c’est le triomphe de la couleur sur la grisaille d’un monde dominé par le racisme et la réaction, où toute liberté est limitée par la « bienséance ».
Un film à voir pour regarder notre époque avec lucidité, comprendre cet encerclement des mots par la réaction, cette paralysie qui nous empêche de voir un autre futur possible et nous recroqueville pour mieux nous résigner à un avenir que nous ne voulons pas pendant que de plus en plus cèdent et tombent dans l’hallucination collective qui fait d’eux ces rhinocéros de Ionesco.
Le fascisme, c’est réclamer la sécurité de la grisaille contre l’incertitude de la couleur. Imaginez, en ce moment, toute la droite US appelle au boycott de Barbie… Trop « LGBT agenda », trop « transexuel agenda », trop « pro-Chine », trois « anti-mâles », trop « anti-blancs », trop « woke », trop « politique, « à ne pas montrer aux enfants »… Oui oui, je parle du film Barbie… Si si!
Il y a quelques jours, Gérald Darmanin, champion avec Marlène Schiappa et le Printemps Républicain de la « lutte contre le communautarisme », le « séparatisme », le « wokisme », « l’indigénisme » et le « cancel culture », parangon de « laïcité garante de la liberté », a fait censurer un livre destiné aux adolescents. Un livre qui en des termes simples, parle de sexe, de pénétration, de désir sexuel, de rapport consenti et de rapport non-consenti, de questionnement sur l’identité sexuelle au prétexte que ce type de livre n’était pas « approprié pour les adolescents ».
Qui « cancel » qui?
Oui, ils nous encerclent et nous étouffent avec leurs mots, nous réduisent et écrasent toute velléité d’expression libre sous le poids de leur idéologie réactionnaire afin de reformater la société à leur image. Une société amorphe, qui accepterait la précarité, la fatalité, jusque celle d’une grossesse non désirée pour une adolescente qui n’aurait pas tout à fait compris sa propre sexualité. Une définition mercantile de la liberté, limitée au consumérisme, au choix entre deux marques d’opérateurs téléphonique.
Un monde gris, un monde terne où rien ne dépasserait.
Dans Queer as Folks, il y a deux épisodes où Emmet craint d’avoir été contaminé par le VIH. Il a peur, il se met à boire puis se confesse à Vic, homme de 50 ans, séropositif ayant frôlé la morts à plusieurs reprises. Emmet lui dit que pourtant, il avait toujours fait attention, qu’il n’avait jamais pris de risque.
Et Vic lui répond que le sexe, l’amour, la vie, ça n’existe pas sans le risque.
Être libre, c’est prendre un risque. Ce n’est pas choisir entre deux marques de spaghettis, c’est prendre le risque de se tromper pour sa vie.
Et je rajouterai que le rôle de la société, le rôle de l’état, alors, n’est pas de réprimer, mais de faire en sorte que si un individu fait un « mauvais choix », alors, il ait la possibilité de revenir dessus dans les meilleures – ou les moins mauvaises- conditions possibles. Voilà pourquoi je suis pour la légalisation des drogues contre leur prohibition. Ou pour la liberté de la prostitution contre son abolition. Ou pour le moins de prison possible. Les interdictions poussent à la marges en des territoires d’où il est toujours difficile de revenir quand la liberté, la pleine lumière offrent des possibilités toujours ouvertes parmi lesquelles celle de bifurquer, quitter la drogue, la rapine ou quitter le tapin, en bonne santé.
C’est d’ailleurs ce que Bud (Tobey Maguire) dit dans le film Pleasantville. Il n’y a pas de vie « correcte » et il n’y a pas destin tout tracé, un bon ou un mauvais destin. Il y a la vie, et puis c’est tout, et en disant cela, il démontre une incroyable gentillesse qui donne à sa mère un courage, une lueur d’espoir infiniment plus grande que s’il l’avait jugée responsable des malheurs qui lui arrivaient… Sa mère en couleur, comme l’autre, d’ailleurs…
Pleasantville (1998), souvent présenté comme un teen-movie, un film pour adolescent, et en réalité bien plus que cela. Tout comme Barbie, il a été pensé. Une différence toutefois, ce n’est pas à proprement parlé une production hollywoodienne puisque que plus proche des circuits indépendants. Le film, bien que régulièrement redécouvert, n’est pas parvenu à gagner d’argent…
C’est l’histoire d’un frère (David ou Bud, Tobey Maguire) et d’une soeur (Jennifer ou Mary-Sue, Reese Witherspoon).
Le garçon, timide, est fan d’une série télévisée noir et blanc des années 50, Pleasantville: un monde parfait où il fait toujours beau, où tout le monde est poli, bien élevé, s’habille avec élégance et où la famille est harmonieuse, avec une maman qui fait la cuisine tout en portant des robes impeccables, et où le père est toujours détendu quand il revient du travail. David est un nerd.
La fille, elle, est en passe de devenir « la » fille la plus populaire du lycée, et « le » mec plus populaire du lycée vient enfin de lui parler. Elle traine avec sa bande de copines admiratives de son audace. Jennifer est une pouff.
Au lycée, les cours se succèdent, menés par des enseignants nés durant le baby boom leur parlant de leur propre futur – la crise climatique, le VIH, les bas salaires – assorti de la recommandation suprême, il va falloir qu’ils s’adaptent.
Ce soir, leur mère part en week end avec son nouveau petit copain. Elle se dispute avec son ex-mari pour savoir s’il peut venir s’occuper de David et de Jennifer. David, lassé par ce qui semble être un truc habituel, augmente le son de la télévision. Ce soir, c’est le « Marathon Pleasantville » avec tous les épisodes et le concours. Il est imbattable! Mais c’est aussi un mega concert sur MTV et Jennifer a invité son futur petit copain à venir le regarder sur la grande télévision du salon.
À 6 heures, les deux adolescents se précipitent sur la télécommande et une dispute éclate, ils s’arrachent la télécommande avant que celle-ci ne finissent en miette, laissant la télévision sur une chaine de sport. À ce moment-là, et sans que personne ne l’ai appelé, sonne à la porte un vieux réparateur de télévision sorti d’un camion orné d’images sorties des années 50 et qui leur conseille une nouvelle télécommande ayant plus de « punch ». Jennifer et David acceptent.
Une nouvelle dispute éclate et soudain… les voilà tous deux dans le poste de télévision. Autours d’eux, le salon d’un pavillon de banlieue dans les années 50. Jennifer se regarde et, dégoûtée, se voit en noir et blanc. Une voix sort de la cuisine et les appelle, « Bud, Mary-Sue, le petit déjeuner est prêt ». Et puis cette voix se fait présence, la mère apparait, robe new-look ultra longue, maquillage et cheveux permanentés, « Bud, Mary-Sue, le petit déjeuner est prêt ».
Le monde de Pleasantville est « parfait ». C’est le monde de Éric Zemmour. Il n’y a pas de monde extérieur, il fait toujours beau, tout le monde utilise des adjectifs « bienveillants » – qu’est-ce que je le déteste celui-là. Tout le monde est blanc. Enfin, noir et blanc.
Jennifer/Mary-Sue hait immédiatement cet univers et se demande si finalement elle ne paie pas le prix de sa liberté, elle allait enfin devenir une jolie fille populaire. David-Bud, lui, se demande comment retourner dans le monde réel, tout en veillant à ne pas déranger ce monde parfait à ses yeux.
Pourtant, malgré tous ses effort, il ne va pas pouvoir empêcher de petites perturbations qui petit à petit vont changer Pleasantville pour toujours.
Et pour tout vous dire, cette perfection en noir et blanc s’avère en réalité bien terne, bien plate, une véritable oppression en comparaison avec ces couleurs et le sentiment de liberté qui apparaissent d’abord timidement puis de plus en plus.
Les habitants se rebellent, refusent ces changements portés par les plus jeunes, mais c’est bel et bien la liberté, et avec elle ses frissons, le risque voire la violence mais également l’amour et la beauté qui jaillissent en insufflant la vie là où ne régnait que l’ordre et la contrainte, où tout, jusque l’art et toute forme de beauté était absentes.
Pleasantville est une fable sur la liberté, sur l’amour et sur la profonde humanité de l’imperfection. Une allégorie politique par la couleur, une ode à la liberté, la vraie. Car l’expérience de la liberté, celle-là même qui va transformer Pleasantville, va profondément changer David et Jennifer. David va finalement grandir, comprendre ses responsabilités, quand Jennifer va finalement mûrir.
Barbie m’a rappelé à la couleur et m’a redonné envie de revoir ce film qui plus que beaucoup d’autres s’avère porteur d’un message réellement subversif si on sait dépasser l’histoire elle-même qui n’en est que l’illustration.
Face au fascismes, face à l’autoritarisme, face au nationalisme, face à ce monde terne qui en France nous écrase sous le rouleau compresseur de cette nouvelle bigoterie conservatrice « républicaine » (et qui de moins en moins cache sa vraie nature, ce « nos valeurs et nos traditions françaises »), nous devons opposer la force de la liberté, du cosmopolitisme, de l’esprit d’ouverture sur les idées, les modes de vie, les cultures et le monde, nous devons nous réapproprier les couleurs du monde, renouer avec la beauté de « la création » afin de restaurer cette Res Publica, cette chose publique dont nous sommes dépossédés jusqu’au mot lui-même chaque jour un peu plus tant la réaction en restreint le sens et en limite la portée.
La République, c’est nous, et nous sommes la République. C’est d’ailleurs pour cela qu’en France, depuis la révolution, il est impossible de dissocier la République de la Démocratie, et la Démocratie de la Liberté, malgré tous les efforts de la bourgeoisie qui, depuis 1871 et l’écrasement de la Commune, n’a de cesse d’en limiter les contours pour en faire sa chose, préférant la trahir comme elle l’a fait en 1940 pour se venger de nos grèves de 1936, ou comme elle le fait de plus en plus en encadrant la liberté et en déroulant un discours de plus illibéral « au nom des valeurs de la républiques » pour mieux assoir cette politique inégalitaire d’où toute fraternité est absente – quelle ironie de voir Emmanuel Macron et son « pognon de dingue » rejoindre Éric Zemmour et ses « banlieues arrosées de subventions » en une même coalition d’intérêts qu’en 1940.
Faisons jaillir la couleur. Si nous avons perdu la guerre idéologique, sociale, culturelle, politique, si aujourd’hui la réaction domine, perdu pour perdu, qu’est-ce qui nous empêche d’être drôles, de rire, d’être colorés. Comme je l’écrivais vendredi, soyons folles! Soyons colorés, parlons à partir de nous sans contrainte ni haine, soyons le centre de tout, partons de nous. La couleur est un état d’esprit, elle est la liberté, elle est le mouvement, elle est la courbe, elle est la fluidité baroque, elle est la force de la vie, elle est toute beauté.
Quand elle dominera de nouveau, il sera toujours temps d’y réintroduire un peu de son esprit ultime, l’élégance du noir et blanc, ce noir et blanc qui chez Mondrian et De Stijl se mêle aux couleurs primaire pour recomposer les formes, c’est à dire, un noir et blanc qui sublime, qui révèle la couleur sans jamais l’effacer.
Là, alors, nous dominerons, et nous aurons renvoyé le fascisme à son vert de gris au fond de sa boîte de conserve.
L’explosion de couleurs de Barbie est une fantastique opportunité de revoir Pleasantville… Vous verrez, en fait, ils ne dominent que parce qu’ils ont éteint les couleurs. À nous de les rallumer.
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