Mirror mirror: limitation of life

Pour inaugurer cette catégorie « magazine », je ne pouvais trouver mieux que ce documentaire au sujet de Consuela Cosmetic, artiste et prostituée transexuelle née le 7 juillet 1959 et morte du SIDA à Brooklyn le 6 mars 1996.

Je ne pouvais trouver mieux car ce documentaire m’offre ici l’occasion d’ouvrir un espace politique libre. Plus jamais je n’inonderai Facebook de mes idées, de mes colères avant qu’elles ne finissent dans les égouts du big-data comme autant de larmes impuissantes. Je veux les garder intactes, sous la main, sous le coude. Et en un documentaire, voilà un télescopage comme seule une telle personnalité pouvait le produire.

Un homme noir. Une femme transsexuelle noire. Une artiste. Une prostituée. Le SIDA. Les homosexuels. Les USA. New York.

Si j’avais ici à me livrer un grief, c’est d’avoir pendant longtemps ignoré les personnes trans. Chez les homosexuels, les transsexuelles ou les travestis ont longtemps été regardés de la même façon, avec le même regard amusé, parfois moqueur, ah oui, tu sais, celle qui fait Dalida. Souvent, les transsexuelles sont renvoyées au monde de la nuit, avec des paillettes et sans bien nous interroger sur la vie au quotidien. Notre regard est celui d’hommes, avec une éducation d’hommes.

Ce n’est qu’avec un effort qui a mis des années, ce n’est qu’avec des rencontres dans un cadre militant, avec des femmes transsexuelles, que j’ai pris conscience que c’est notre regard, que ce sont nos préjugés qui les reléguait à la nuit, à la prostitution. Un peu comme les juifs en Europe, privés de terre, régulièrement pourchassés, bannis voire massacrés, et progressivement réduits aux métiers nomades (cordonnerie, tailleurs…) ou interdits aux chrétiens (usure), les transsexuelles, privées de la reconnaissance de leur identité, se retrouvent contraintes à assurer leur survie dans l’interlope, dans les cabarets ou sur les boulevards des grandes villes. En aucun cas un choix, juste une nécessité.

Il faut bien vivre.

Et tout comme les juifs d’Europe en ont tiré un humour grinçant, certaines transsexuelles en ont tiré leur parti en construisant des personnages outranciers, dépassant les limites de leur féminité de base pour se faire sur-femme afin de nous faire rire, nous les hommes, en nous confortant dans nos préjugés, et cela que nous soyons hétérosexuels ou homosexuels. Car en matière de machisme, il n’est pas rare que nous soyons aussi phallocrates, misogynes et machistes que les hétérosexuels peuvent l’être. Nous ne le sommes qu’avec le sourire, et sans la main au cul. Mais dans la tête…

J’en ai entendu, des blagues foireuses sur les transsexuelles, sur les transformistes, « celle-là, elle travaille chez Michou ».

Consuella, donc, était une femme transsexuelle. Elle était noire aussi. Là, c’est un peu comme une double-peine, car le racisme chez les homosexuels existe, au delà du simple vote pour les partis d’extrême-droite. Parce que c’est un racisme admis, pas celui de « la race », non, celui, plus banal, des préjugés qui la construisent, la race.

Je me souviens une fois de ce gars, rencontré un soir et que j’ai vu planquer son portefeuille.

Et puis il y a les préjugés positifs, flatteurs, ou pour le moins jusqu’au jour où on dépasse un certain âge et où on s’aperçoit qu’ils sont de l’ordre de l’objétisation. Les noirs et leur « grosse queue », les arabes et leur « petit cul » ou leur « belle bite », leur côté « racaille », les asiatiques et leur côté « mignon ». Et passés 30 ans, plus personne qui n’en veut, on devient « un noir » qui craint, « un arabe » louche, un « jaune » efféminé.

J’en ai entendu, des blagues foireuses sur les noirs, sur les arabes, sur les asiatiques, « celle-là, elle a une bouche à sucer des arabes », « t’as vu, celle là, elle va manger des nems ».

Et toujours sur le mode féminin, bien entendu, comme s’il y avait quelque chose d’un peu plus dégradant en cela. Vous voyez, les homosexuels mâles sont des hommes exactement comme les autres.

Consuella en était consciente, et c’est, en tant que prostituée, exactement ce qu’elle vendait. Elle vendait sa « grosse queue » dans un corps de femme noire à des mâles hétérosexuels que ça excitait.

Dans ce documentaire, elle en parle sans aucune pudeur, qu’aurait-elle à perdre. C’est la société qui l’a rendu à cela, c’est la société qui l’a mise en contact avec cette perversion là, et de toute façon, elle n’allait pas tarder à mourir du SIDA.

Oui, il y a le SIDA, dans ce film, aussi, et à la pire époque, quand il fauchait les âmes par milliers sans espoir de traitement.

Mais il y a aussi une artiste, et c’est cela qui est magnifique, et c’est cela qui est tragique, car toute cette adversité n’a pas empêché Consuella de faire vivre Consuella Cosmetics, d’être belle et de rayonner, de s’inventer chaque soir dans un cabaret.

J’ai grandi avec une éducation très rigoureuse, stricte, et j’en garde un fond donc j’ai tiré quelques principes. Quand j’avais 18 ans, j’ai fait un peu de radio, et à côté des studios, il y avait un petit café. Là, il y avait Simone, une grosse femme transsexuelle d’une incroyable gentillesse et que tout le monde connaissait, avec qui tout le monde bavardait. J’avais fait connaissance et passée la première minute, je me retrouvais à parler à une grosse dame amusante et sérieuse à la fois. Pas à une femme trans. Juste une femme. C’est peut-être pour cela que je n’ai jamais vraiment aimé les blagues sur les transsexuelles ou même les transformistes. Simone m’avait fait découvrir l’humain dans ce qui à première vue m’avait semblé étrange.

Deux ans plus tard, alors que je rentrais d’une fête, un peu éméché, en traversant Pigalle, j’avais croisé une petite Renault 5 avec une grosse dame blonde dedans. Et c’était Simone, j’ai fait un signe et un sourire, mais je pense qu’elle ne m’a pas reconnu. Elle travaillait. Elle faisait le tapin.

Et c’est ce jour que j’ai compris que les transsexuelles se prostituaient uniquement parce que c’était le seul boulot qu’on leur laissait.

Autant dire qu’elles ont été fauchées par le SIDA…

Mon dernier 1er décembre à Paris, en 2005, je l’ai fait en grande partie au milieu des transsexuelles, c’était le cortège qui pour moi avait le plus de sens.

Alors partager ce documentaire sur un oiseau de nuit que tout pourtant invitait à s’envoler sous le soleil, c’était important.


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