« Mes » eleves…

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Il y a deux semaines, au restaurant. Yuuko, Youko et Tomoko, Mathieu et moi. Matthieu etait le « trainer » de mon ecole a Ginza. Il a 25 ans.

Je suis ne a Paris en 1965, d’un pere Algerien et d’une mere Francaise. Mon pere, un vrai Kabyle, etait venu en France pour « reussir », et il ne s’est pas prive de travailler. Son reve etait, comme tous ses compatriotes, d’avoir un jour son Hotel-Bar-Restaurant. Ma mere, elle, nourissait les ambitions d’une femme catholique de l’ouest de la France, de l’ouest rural : une famille nombreuse, une maison avec un jardin, des diners de famille. J’avais a peine 6 mois, je n’en terminais pas avec ces bronchites et ces rino-pharyngites qui firent mon enfance jusqu’a mes 5 ans, mon pere revint un jour avec un bail pour une epicerie en banlieue, a Epinay-sur-Seine. Ma mere avait refuse l’association avec un ami de mon pere pour ouvrir un bar-restaurant : on ne refait pas une education, elle ne se voyait pas au milieu de gens qui boivent, fument et jouent au PMU. Ce serait donc une epicerie. Imaginez, une epicerie en 1966, a l’epoque des Carrefours, des Euromarches qui envahissaient la France urbaine comme des champignons la foret a l’automne venu… Elle fut bien obligee de suivre, resignee, ce qui s’annoncerait comme et leur premiere dispute, et le debut de leur longue epreuve economique, prelude d’une degringolade sociale sans fin, sans fond. Nous demenageames donc. Les soucis ne tarderent pas a arriver, les dettes, les clients qui desertent, la superette qui ouvre a cote et qui casse les prix… L’epicerie devint Blanchisserie-Teinturerie-Nettoyage a sec quelques annees plus tard, mais la aussi, la concurrence arrivait et ils mirent la clef sous la porte en 1973. Mon pere avait deja repris un travail des 1971 et je ne le voyais plus guere. Les heures supplementaires succedaient au travail l’ete. Jamais de vacances, l’epicerie les avait ruines, la teinturerie ne servait donc qu’a rembourser.
Quand l’ete 73 est arrive, je suis parti en vacance chez mon oncle et ma tante, les boulangers, a Pontault-Combeau, en Seine et Marne. J’adorais ma tante Virginie, mon cousin Patrick et ma cousine Christine. J’aimais beaucoup le calme de mon oncle, il m’intimidait un peu. Je crois aussi que j’aimais quand il se fachait aussi : il ne hurlait pas, il elevait la voix et parlait fermement. On ne pouvait alors que lui obeir. Ca ne marchait pas avec mon cousin, « formate » a la violence de ma tante, elevee a l’assistance publique, mais sur moi, ca prenait.
Je suis alle chez eux sans bien comprendre que je ne reverrais jamais Epinay. Et que je ne reverrais jamais plus mes amis, Elise, Serge, Olivier… Elise etait la fille du boucher, notre voisin. On jouait a la dinette tous les deux. Elle avait un frere, Laurent, plus grand qu’elle de 5 ans, et qui avait comme une grande cicatrice, une marque de brulure, au visage, sur le cote droit je crois. Il m’a oblige a le masturber 2 fois, et m’a offert des billes pour que je me taise. Je me suis plains une fois a mes parents, mais c’est hallucinant comme ce genre d’histoire ne retient pas l’attention des adultes… Quand j’y repense, j’ai un peu peur pour Elise… Et pourquoi donc avait-il cette cicatrice au visage…
Serge, lui, c’etait mon vrai copain. Il habitait dans le quartier derriere, des maisons ouvrieres bordees de chemins en terre battue, avec des jardins et des haies, une sorte d’ilot de campagne. De toute facon, c’est tres simple, quand j’ai appris a lire avec Daniel et Valerie, ces images tres rurales n’avaient rien de bien depaysant pour aucun de nous. La banlieue n’etait pas encore en 1971/72 ce qu’elle est devenue, elle etait encore cet entre deux, entre la ville telle qu’elle apparaissait a partir de Saint Denis quand on prenait le bus pour la Porte de Paris (avec son Casino ou maman aimait faire des courses et nous acheter des gateaux, et sa Tour Pleyel dont nous constations toujours un peu plus le rougeoiement), et la campagne. Il y avait des potagers, des jardins et des sortes de friches dans lesquelles nous jouyons et vivions d’incroyables aventures, construisions des cabanes. Mon pere aimait m’y promener les dimanches jusqu’a la gare de Villetaneuse : nous regardions les « tchou-tchous » comme je les appelais, les derniers trains a vapeur. Plus tard, il a travaille le dimanche aussi, et meme quand il ne travaillait pas le dimanche, il etait fatigue et nous nous sommes moins promenes… Le pere de Serge etait communiste, je crois, et il s’entendait bien avec mon pere. Il ressemblait a un batteur de jazz qui jouait avec le clarinetiste Zanini. J’avais de la chance, entre ce sosie et ma maitresse d’ecole qui ressemblait a Nana Mouscouri. Elle, je ne l’ai pas bien connue : je suis tombe malade au bout d’une semaine de classe, ma traditionnelle rino de rentree, suivie de la traditionnelle crise de foie, comme on disait, parce qu’a cette epoque, on filait des antibiotiques contre les rino, et que moi, ca me tuait la digestion. J’ai passe mon enfance au lit. A peine je commencais quelque chose, aussitot c’etait interrompu par une de ces maladies qui n’en finissaient pas, avec leurs cauchemards absurdes et cette sensation de la peau qui fait mal. En 2003, j’ai compris ce qui m’arrivait bien avant le test, sans vouloir me l’avouer : j’ai retrouve ces sensations anciennes, ces reves absurdes et la peaux qui fait mal. C’est terrible, une inflammation du systeme respiratoire. D’autant que dans l’enfance, apres la rino et la crise de foie, j’enchainais avec la bronchite…
Cela ne m’empechait pas d’etre un enfant vivant, bavard, tres souriant et tres sociable, plutot gentil. Avec des copains. Olivier, lui, il habitait derriere, dans une autre avenue, en pavillon, je crois. Il y avait madame Hazard, une vieille dame qui habitait au dessus. Elle avait une tele qui datait des annees 50, profonde, avec le coffre en bois comme il se doit et un ecran minuscule. Un chauffage. Il y avait le concierge, « Victor », qui buvait et battait ses filles. L’une d’elle, Brigitte, portait des mini-jupes qui faisaient beaucoup parler madame Hazard. L’autre, dont je ne me souvient plus le prenom, etait extremement gentille, sage. Discrete. Il y avait d’autres voisins qui habitaient un peu plus bas et chez qui on allait parfois en soiree. Je ne me souviens plus tres bien de leurs enfants, mais je crois qu’ils etaient battus aussi. Le pere buvait, la femme l’excusait. Elle faisait tres bien la cuisine et je me rappelle m’etre regale de ses pains de viande « a la lyonnaise » (?), avec une saucisse dedans. J’ai suce mon pouce jusqu’a l’age de 4 ans : c’est le pere qui m’en a gueri, a sa facon. Il m’a mis du piment sur le doigt, je n’ai jamais recommence. Il etait mort de rire et mes parents aussi. Mais dans le fonds, mes parents riaient ils vraiment ? Mon pere m’a dit par la suite qu’on fait comme ca en Kabylie… mais il ne me l’a jamais fait, donc… Il y avait aussi monsieur Audinot. Il habitait en face, un petit pavillon. Il etait veuf et quand je rassemble mes souvenirs, c’etait en fait un homme en train d’echouer dans la folie et la solitude. Un homme extremement gentil avec les enfants que nous etions. Nous envahissions sa maison, il nous invitait. Il reparait de vieilles televisions des annees 50/60, il rendait service. Moi, je devorais toutes ces vieilles revues anciennes dont seules les images m’interessaient. Quand il est mort, maman a recupere toutes ces revues, je m’en suis regale des annees et des annees. Il y a dans ma tete des images d’autres epoques tres profondemment gravees, je les dois a ce voisin extraordinairement seul. Je revois ce jardin, un potager je crois, mais c’est surtout le soleil dans sa cuisine, a l’etage deserte ou regne un capharnaum de teles, de revues et encore le soleil sur des murs orangers, une odeur de vieille maison, et de gateaux secs.
Je suis monte dans la voiture, tout heureux des vacances qui arrivaient, et je n’ai plus jamais retrouve ces amis, ces odeurs et ces couleurs. Plus jamais. Ou plutot si, tiens, il y a quelques minutes en ecrivant ces quelques lignes…
Je me suis libere de la culpabilite d’etre parti sans dire au revoir il y a quelques annees, grace a mon analyste. Mais je ne crois pas que l’on guerisse jamais de la peur qu’une telle cassure ne revienne.
Cette annee, j’ai quitte mes eleves sans leur dire au revoir. Je m’apercois desormais que c’est tres different, car un adulte choisit son destin, ou en tout cas essait de le maitriser. Un enfant est son destin, il ne fait ni ne decide reellement, l’adulte herite de ses chagrins.
Je suis heureux de continuer a voir certains de mes eleves. Ce sont des cours particuliers, ce n’est pas de l’amitie, mais… je m’apercois que leurs petites histoires dont chaque semaine m’apportait un peu la suite, me manquent.
J’ai grandi, ma douleur, mon arrachement a mon petit monde de mon enfance est devenu souvenir, et je parviens a en derouler le fil sans m’emmeller. Chaque souvenir m’apporte d’autres souvenirs. Je pourrais ecrire des heures sans eprouver le moindre chagrin. Juste la melancolie du temps qui passe…
C’est essentiellement pour ca que l’avenir ne me fais pas peur.
Quand a « mes » eleves, je compte les faire revivre tels qu’ils ont ete, tel qu’ils sont, tel que je me les represente, me les rappelle, par le seul moyen que je connaisse.
Je suis en tres grande forme…

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