Les marques me lassent…

Ginza, hier soir. Un grand immeuble en travaux qui se pare de « sa » nouvelle façade blanche semi-transparente, Matsuya et Vuitton. Une marque et une marque. Des signes parmi d’autres dans une société mondiale dominée par des signes véhiculant des concepts subliminaux. Derrière la façade « blanche et transparente » évoquant notre monde de la transparence et de la simplicité, la chaleur réconfortante de la création et du bon produit qu’il est nécessaire de connaître et de posséder, si possible avant les autres. La couleur de l’argent, du pouvoir et de la distinction, au 21ème siècle. Le monde des marques.
J’ai un élève qui apprend la mode, le design. Il ne veut pas travailler pour une marque, il veut quelque chose de nouveau, fabriquer en petites quantité, son style à lui. Il m’explique que c’est vraiment tout nouveau, comme idée… Comme tous les « comme lui », il « aime Dior ». Je le laisse dire. Avant de le quitter, je lui pose une question, il ne sait quoi répondre. Et ma réponse lui fait l’effet d’un coup de poing dans le bide, ça se voit sur sa tête.
– Et monsieur Dior, c’était une marque ?
– Oui…
– Vous êtes sûr ?
– …
– Non, monsieur Dior n’était pas une marque, c’était un couturier !
– …
Eh ouis, nous vivons dans l’air des singes, euh, des signes. Cette époque sensée refléter le triomphe de la liberté sur la « dictature de la mode » est l’époque du clonage et du vulgaire. On achète du Chanel comme on va chez Monoprix sans même se souvenir que Chanel était une femme, et qu’avant d’être une marque il s’agissait d’un style. Que le « style Dior » s’opposait violamment au « style Chanel » car derrière ces 2 couturiers s’affirmaient 2 conceptions du vêtements. Mais aussi qu’une folle de Dior en 1948 pouvait très bien décider de vivre son paroxysme baroque du « New Look » avec Jacques Fath, jugeant encore Dior trop timoré quand aux possibilités de la « fleur » et récalcitrante à la « tulipe » ou au « trapèze »… Et que, lassée de ces folies des « haricots-verts » et autres « raz-le-corp », elle ne s’assagisse brutalement dès 1955 en « passant » chez l’ennemi, chez Chanel (qui rouvrait sa maison après 10 d’interruption… tiens tiens… mais pourquoi donc madame Chanel a t’elle fermé en 1944/45… ???? hum hum…), à moins qu’elle ne décide de passer du baroque Fath à l’ultra-montain Balenciaga, à ses lignes évasées mais près du corp et à ses légendaires « lampions »…
C’est paradoxalement le dernier vrai couturier qui a lancé la mode des marques : Yves Saint Laurent ! Il a en effet « repris » les collections chez Dior dès 1957, après le décès du maître. Il rompit cependant rapidement et ouvrit sa maison, en bon couturier (c’est à dire, en artisan). Je suis injuste, il y a encore eu un homme de génie, le dernier, cet architecte qui s’est décidé à reconceptualiser le corp, Yves Courrège. Les Cardin, Rabane et autres ont eu rapidement vendu leur « griffe », ont vendu des sacs, des parfums, des cigarettes, des meubles… ont fait de la marque. Ne restait plus qu’aux Pinault et autres à racheter les étiquettes.
Aujourd’hui, on achète le nom du vêtement, pas le vêtement, mais le prix n’a pas baissé. Au contraire, en s’étendant au domaine du prêt à porter, ce phénomène a fait monter le prix d’objets ordinaires désormais convoités car eux aussi griffés. Un rouge à lèvre chimique testé sur des animaux mais griffé Chanel sera un signe de distinction supérieur à un rouge à lèvre chimique testé sur des animaux griffé L’Oréal, et fera rentrer la caissière de Supermarché dans le monde du rève de la marque. Partager un point commun avec les stars pour le prix d’un baton de rouge à lèvre, c’est pas si cher payé, finalement…

J’aime trop la couture pour aimer ce que Chanel a représenter dans l’histoire de la mode. Je n’aime pas son côté « classique » dès 1920… Son côté élégance discrète. On lui a attribué trop de mérites, à cette collaboratrice. Ce n’est pas elle, mais le génialissime Paul Poiret qui, en 1913, en ultime testament de sa mode orientale, libéra la femme, enfin, du corset et de la gaine et déclara ce qui allait devenir la guerre de la hauteur de l’ourlet. Ce n’est pas chez elle que le genoux se découvrit mais chez Madame Lanvin, dès 1925. Madame Chanel n’aimait pas les femmes en pantalon et sa plus grande contribution à l’histoire de la mode est d’avoir, à son retour d’un séjour aux Etats Unis, en 1935, reféminisé le vêtement avec sa mode bergère (manches ballon, taille appuyée).
Le Japon est à cet égard la caricature même du phénomène. Les Japonais(es) aiment la marque et se moquent complètement du style (qu’ils réinterprètent, de toute façon, à leur façon) avec encore plus d’évidence qu’en France, mais nous sommes finalement les mêmes. Le style n’a désormais plus du tout de sens, ce qui compte est la marque. Une paire de jean’s délavée déchirée MAIS griffée Dolce & Gabana sera considérée comme « cool », et payer 250 EUR ne choquera pas le même acheteur qui, par ailleurs, trouvera exorbitant le montant de ses impôts et des charges sociales ! Au royaume des marques, ce sont les plus cons qui sont les rois. Et comme nous sommes en démocratie, il ne faut pas s’étonner de voir triompher, partout, les mêmes faces de marques, marketingées, bronzées, griffées et publicitées, formatées. On a vraiment de la chance que Le Pen soit vieux, hétérosexuel et flasque. Il aurait 45 ans, serait bronzé et un peu musclé, aurait un côté « métrosexuel » (le p’tit jean taille basse « d’la night » pendant les week end), il y aurait de sérieuses raisons d’avoir franchement très très peur… C’est que pour le coup, ça en serait, de la marque…
Couverture d’un magazine américain, 1945
Aussi paradoxalement que cela puisse paraître, le féministe que je suis lui préfèrera le magnifique Christian Dior. Avoir redessiné complètement le corp féminin au sortir non seulement de la guerre et de la Shoah relevait du défi, mais aussi d’un sens aigu de la psychologie. Le prêt à porté de diffusion a fait le reste. Imaginez un peu : la mode « bergère » de Chanel a relooké la femme de la fin des années 30 et c’est sur cette ligne que les rationnements ont opéré. Au sortir de la guerre, elles ont l’air fraiches, avec leurs cheveux bouclés mi-long relevés en coque sur le devant, des cerises sur le chapeau, leurs épaules carrées, leur ceinture appuyée et leur jupe raccourcies pour cause de rationnement, leurs chaussettes et leurs semelles compensées en bois et daim… Et encore, je ne vous parle que des élégantes bourgeoises.
La femme du peuple est pareille, en rafistolé.

(Tailleur Bar, de Christian Dior, présenté le 21 janvier 1947, ici photographié en 1957 pour le 10ème anniversaire de la maison… pas une ride)
Dior ose la totale : La Femme Fleur. Les féministes américaines sont furax. Plus d’épaules, priorité au buste, souliné par une taille fine, des hanches galbées et des jambes fuselées, longues. L’ourlet est à 30 cm du sol, on voit juste le bas des jambes.
Quand on regarde le saut franchis en une journée, le 21 janvier 1947, c’est incroyable. Ca n’a l’air de rien, mais cette mode des années 40, carrée (et encore, la photo ci-dessus est américaine…), sans réel style, c’était aussi celle des bourgeoises, des films de Capra… Ca fait tellement vieux. Et puis il y a DIOR, ces bourgeoises avec leurs coupes si 30’s et leurs fringues si chère et qui d’un seul coup se sentent ringardes, fagotées… Et cette journaliste Américaine de Harper’s, qui regarde ce tailleurs Bar, et qui télégraphie à New York, « this collection is such a new look… »… Comme ne pas aimer Christian Dior. Cette taille fine, ce n’est pas une mannequin anorexique ni un corset, ce sont des pince, c’est un vrai travail de couture, c’est un vêtement entièrement structuré, monté. Cette poitrine galbée, ce n’est pas du rajout, c’est la coupe qui fait ça, ce sont les épaulette glisées sous le col qui, en minimisant la taille des épaules, mettent en avant la poitrine en un galbe élégant. D’un coup, Dior a donné une silhouette à une époque, aux années 50. Après, les autres couturiers n’avaient plus qu’à copier, Hitchcock faire ses films et le rock and roll à exister : le vêtement était prêt. Voilà, ça c’est un couturier, ça c’est un artiste. C’est pas de la marque.
(ligne haricot vert, Jacques Fath 1954, photographié par Walde Hude… C’est déjà Barbara…)
Malgré le côté « féminin » du vêtement, il a créé la première silhouette de la femme active, qui travaille. Ce n’est pas madame Chanel, qui a inventé « le petit tailleur », c’est Christian Dior. Car bien que la coupe soit sexuée, le vêtement n’est pas contraignant. Et dès sa deuxième collection, il créé de petites vestes droites quasi masculines avec les fameuses jupes droites, bref, le tailleurs féminin moderne, mais avec une classe jusqu’ici mille fois copiées mais jamais inégalée. Car Dior ne s’arrête pas. Il a inventé une ligne et, comme les autres couturiers de son époque, qui tous vont l’adopter, il va la décliner. La collection suivante est « un retour à la sagesse », mais il en remet une couche : l’ourlet est désormais à 27 cm du sol… On ne voit plus quasiment que la cheville. Il rend hommage aux années 1900, avec la mode « poule », immortalisée par de superbes photos de Penn. C’est d’ailleurs intéressant de voir à quel point ET le cinéma ET le photographie ont triomphé à cette époque où le vêtement n’était seulement un style, mais une ligne, ce qu’il n’est définitivement plus.

(Jacques Fath, ligne haricot vert 1954, photo Walde Huth)

Et puis voilà Dior qui rentre dans son âge baroque, lui, l’ami de Braque, Picasso, … La collection tulipe, la collection trapèze, et puis rectangle, et puis « cet hivers, les femmes ont décidé de revenir à plus de simplicité », décrète t’il… C’est cela, le génie, non ? Se moquer des autres, ne s’écouter que soi et travailler comme un forçonné, inventer : être ce que l’on est, ne rien avoir à prouver. Et il gagne à chaque fois car ce « retour à la simplicité » n’est qu’un jeu, ce ne sont que des vêtements et ce genre de décret se suit toujours avec un certain plaisir… Les femmes copient, Jacques Fath est alors le plus génial couturier New Look et Balenciaga le plus baroque (ah… les lampions…).
Les « marques » ont tué les couturiers. Je ne dis pas créateurs, je ne dis pas stylistes, je ne dis pas modélistes, je ne dis pas super hype machin tendance de mes deux…
Les marques et l’argent ont tué un métier et avec, une capacité de l’homme a donner une allure, une idée de son époque. Nous regardons aujourd’hui l’époque sans ligne qui nous reste et je ne peux penser que, finalement, ces débats d’après guerre racontés par Simone de Beauvoir dans Les Mandarins sont bien réel : si la victoire des Etats Unis permet bien de faire vaincre cette liberté si chère à Camus, elle la tue finalement en l’écrasant du poids de la marchandise et de l’argent, tuant par la même occasion toute possibilité d’être artiste. Nos créateurs aujourd’hui enveloppent le présent des habits du présent, des jeans, des chutes de tissus qui ne veulent rien dire mais qui s’achètent, se portent et se copient car ce ne sont, eux même, que des copies de copies de trucs vus, de trucs possibles, envisageables. Bref, des morceaux de choses qui augment la valeur des sociétés propriétaires qui s’échangent les stylistes les unes les autres comme les équipes de football s’échangent les footballeurs. Les plus rebelles, eux, imaginent la création « confidentielle », sans publicité que le snobisme de la rareté, ignorant superbement que concevoir un vêtement de A à Z, ça s’appelle être couturier… Mais dites leurs, « vous êtes couturier », ils vous regarderont avec des yeux de « mais tu m’as vu, espèce d’ignorant, dis moi aussi que je suis un shampouineur, pendant que tu y es… »
Vive les shampouineurs !

(Christian Dior, collection 1947, photographiée en 1947 par Irvin Penn)

De Tôkyô,
Le Vengeur,
Suppaiku

Commentaires

4 réponses à “Les marques me lassent…”

  1. Excellent texte. Bien plus intéressant que les essais politico-sociologiques sur les marques, fussent-ils juste et précis. D’ailleurs voilà, c’est comme ça qu’il faut traiter les marques : en parlant avec passion de ce qu’elles ne sont pas.

  2. Très belle critique… Qui irait aussi bien aux parfums (-_-)

  3. Très belle critique… Qui irait aussi bien aux parfums (-_-)

    1. Excellent texte. Bien plus intéressant que les essais politico-sociologiques sur les marques, fussent-ils juste et précis. D’ailleurs voilà, c’est comme ça qu’il faut traiter les marques : en parlant avec passion de ce qu’elles ne sont pas.

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