(Au Pays-Bas, dès 1919/20, le mouvement De Stijl réalise la synthèse de l’abstraction d’avant guerre et de la modernité. Ici, toile du peintre Pietr Mondrian, composition with red, yellow and blue, 1921)
J’ai regardé un film très amusant réalisé par Jean Choux en 1930, avec Arletty, Un chien qui rapporte. Vraiment très amusant… Je retiens cette maxime d’une très grande profondeur, à lire avec l’accent parisien, bien entendu :
– Que voulez-vous, moi, j’suis une sentimentale. D’accord, j’ai l’corps un peu vadrouille mais j’ai l’âme ingénue… »
Cela faisait longtemps que je n’avais vu de film ancien, de ces films à la frontière du muet et du parlant, quand le son n’a pas encore pollué l’image en l’affadissant. Ici, quelle bougeotte : les acteurs ont du souffrir. La caméra coupe les tirades pour changer le cadrage bref, il a fallu refaire, et refaire, et refaire, et couper, découper, redécouper. C’est maladroit, il n’y a pas le « fini » qui viendra plus tard mais quel rythme !
(regardez cette silhouette de 1925. Il y a encore quelques années, elles avaient des corsets, devaient avoir d’opulentes poitrines, portaient de longues robes avec des volants et des jupon… La révolution de la structure qui a commencé dans la peinture puis l’architecture se manifeste désormais jusque dans la mode. En 5 ans, dans tout les domaines, le 20ème siècle est né, avec ses musiques métissées, ses vêtements simples et pratiques où prime le confort, les cheveux courts, l’architecture fonctionnelle et le cinéma sonore. Le surréalisme enfin, a ouvert tous les possibles en matière artistique. Faut il être idiot ou réactionnaire pour qualifier de folles les années les plus vivantes du 20ème siècle…)
On sent qu’il y a eu beaucoup d’expérimentation dans les années 20 et que désormais le cinéma rentre dans un nouvel âge où tout sera possible. Gros plan, contre plongées, jeux de miroir : Choux favorise d’abord l’image. Le DVD comprend également un court métrage de 1932 et un merveilleux « reportage » sur la mode réalisé en 1929 : c’est d’autant plus intéressant que 1929 est une rupture très très importante dans la mode : les couturiers qui n’avaient jamais, de 1914 à 1924 puis de manière accélérée, cessé de raccourcir les jupes, simplifié les lignes, coupé les cheveux et libéré le corps entament pour les collection hiver 29/30 un spectaculaire rallongement des jupes d’une trentaine de centimètres et remettent la taille à sa place après l’avoir effacé durant une dizaine d’année. On ne dira jamais à quel point la mode reflète une époque.
(un vent de folie, de rythmes… La « Revue Nègre » de 1925 emporte Paris dans le rythme du Jazz… Joséphine Baker sera résistante dès 1940 et s’engagera dans l’armée de Libération : une grande dame, et pas seulement une chanteuse…)
Les années 20 sont une immense folie, un tourbillon d’oubli, un fox-trott amnésique, un charleston final de la modernité triomphante. Il faut être moderne car il faut oublier que la modernité n’a pas emêché la plus fantastique boucherie de tous les temps, la guerre 1914/1918. Alors on repart comme si rien ne s’était passé mais encore plus vite, plus radical. On est Dada, on est Surréaliste, on envoie tout ballader sans plus aucun respect, c’est pas grave… Les femmes des classes aisées et cultivées s’émancipent et on danse sur des rythmes africains, américains, on adule la jeune Joséphine Baker, symbole d’un métissage frénétique dans la capitale cosmopolite qu’est alors Paris. Le communisme réprésente chez quelques intellectuels l’espoir d’un triomphe total de la création… Le Bauhaus en Allemagne, De Stijl aux Pays Bas et le Salon des Arts Décoratifs remettent en cause 600 ans de design occidental. Un livre qui sent le souffre est brûlé, vilipendé, La Garçonne, manifeste des nouvelles femmes… Le petit reportage de Choux reflètent bien cette insouciance totale, cette insouciance grave.
En ralongeant les robes et en refaisant triompher les lainages gris, les couturiers sont les premiers à annoncer la fin de partie : les krach de Wall Street a bien eu lieu et toute cette époque vient de s’achever… On remet la taille à sa place, on rallonge l’ourlet. Bientôt, la Chanel va réappuyer la taille et faire rallonger les cheveux. Adieu la « folie » (années 20, années folles), il faut redevenir raisonnable, être réaliste. Il faut revenir aux vraies valeurs : en France, ce sera Pétain, en Allemagne le champion toute catégorie de l’anti-cosmopolitisme. Le Bauhaus se saborde en 1933 et tous fuient aux Etats Unis. Et après on dit que la mode est un truc futile… Elle raconte toujours son époque…
Dans le film de Choux, Arletty porte ces nouvelles robes longues et sa taille est à sa place mais il reste quelques traces de folie : ces sourcils brûlés à vie des années 20, et surtout ses seins sans soutien gorge : ça se voit très bien… Ca aussi, c’est les années 20… Les film de Choux est une petite synthèse esthétique, dans le versant populaire, de ce qui a pu se faire. Il n’y a pas la gravité des films des années 30, de l’Atalante par exemple. Comme c’est intéressant, les époques charnières… J’avais aimé Jean de la Lune de Choux, j’aime beaucoup ce Chien qui rapporte…
J’envie des fois celui qui, comme moi, regardera nos traces comme je regarde les traces du passé. Il pensera à notre insouciance face aux catastrophes à venir, guerres, naturelles, dues à la pollution… Il interprètera avec la même nostalgie tel ou tel signe que nous ne pouvons voir ou deviner, mais qui révèlera telle ou telle issue fatidique. Je ne serai plus là, je serai mort mais je l’envie pourtant et je partage sa nostalgie. Je suis toujours extrèmement touché par ces quelques signes d’époques révolues, d’avant les grands boulversements. Ainsi, quand je regarde La règle du jeu, tourné pourtant 9 ans plus tard en 1939, je comprends ce qui s’est passé : tout à changé, et la culture est désormais prète à affronter l’après guerre. Si si, regardez bien ce film. Finie cette obsession du jazz, mais des retransmissions radio, la traversée de l’atlantique, une épreuve redoutable qui nous attend – la chasse, un meurtre qui se prépare-, la nostalgie de l’âge mécanique à jamais perdu. Comme si Renoir avait placé là tous les ingrédients du monde qui se préparait pour après… Plus l’amertume des années 30, ce réalisme sombre des films de Carné, mais un récit complexe et tendu comme Hollywood, peuplé d’exilés Français dès 1940 (Gabin, Duvivier, Renoir, L’Herbier…), va se préparer à en faire…
Vous vous rendez compte, tout ce que je peux mettre dans une simple comédie de boulevard de 1930… On n’aime jamais l’histoire ou le passé par hazard. C’est pour cela que je n’aime guère les critiques d’art, les spécialistes qui limitent leur discours à un aspect purement formel. L’art du passé est un art mort. Araki a raison, la photo est un cadavre. Il faut alors recrééer l’oeuvre pour que quelque chose, à nouveau, se passe. J’aime le cinéma du passé parce que je connais l’avenir du passé, et l’histoire du 20ème siècle connait le tragique comme aucun autre siècle avant-lui. En cela je suis animé par les mêmes sentiments que Du Gars quand il écrit Les Thibault, Proust La recherche ou Sartre Les Chemins… Essayer de mettre à plat, comprendre ce qui n’a pas marché, ce qu’on n’a pas vu venir, et certainement se comprendre soi.
De Tôkyô,
alors qu’il pleut encore et qu’il va se plonger dans la lecture,
Suppaiku (content de s’être inscrit à la bibliothèque de l’Institut Franco-japonais)