Le moule et le Spectacle

Dehors, temps froid d’hiver et ciel bleu. La neige a fondu à peu près partout. Moi, j’ai attrapé froid dimanche dernier et je préfèrerais nettement rester chez moi que sortir. Enfin, il y a deux jours, la nuit avait été difficile, mais la nuit dernière s’est bien passée et mon nez n’est plus aussi congestionné. Je tousse un peu, les narines grattent un peu, mais je me sens mieux. Je n’ai jamais aimé les rhumes. Souvenirs d’enfance.
Aujourd’hui, il a fallu qu’une conne qui avait oublié de mettre son cerveau en route réserve une leçon particulière à 14h30. D’habitude, elle réserve le vendredi soir. C’est une étudiante, elle a 21 ans. Elle est plutôt sympathique, souriante. Mais réfléchir n’est pas trop son truc, et quand on lui demande ce qu’elle veut faire après l’université… Elle voudrait partir au Rwanda pour aider à installer des écoles. Elle y est née, son père y ayant travaillé. Mais ce qui est curieux, c’est qu’elle veut y aller dans un cadre précis. Unesco, Unicef ou ONU. Pas autrement, visiblement. Et comme elle veut être manager sur des projets, elle entend d’abord travailler en tant que consultante. En recrutement ou en direction de projets. Elle m’expliquait comment il est difficile de trouver du travail, mais elle m’expliquait qu’elle aimerait aider les étudiants ou les chômeurs à trouver du travail. Je lui ai demander si la direction de projet ou le consulting ne demandaient pas un peu d’expérience, mais m’a répondu que non, puisqu’il y a des formations dans les entreprises et qu’elle apprendra le métier. Là, je l’ai regardée et j’ai pensé qu’elle était vraiment conne. Et que ce sont des comme elles qui dissèquent des CV à longueur de journée sans avoir jamais travaillé de leur vie. Comme cette burne aux Assedics, il y a 7 ou 8 ans qui me reprocha de faire de l’interim depuis des années. J’avais beau lui dire que pour moi, c’était bien, elle n’en démordait pas, je devais apprendre un travail. Je lui répondais que je ne voyais pas où était mon problème puisque je ne coûtais pas un centime. Mais elle me dit que je devais me plier au règlement des Assedics. Elle me demanda alors quel genre de stage j’aimerais faire. Je lui répondis que je travaillais sous Mac et Windows, que je pouvais utiliser Access, Word et Excel, que j’étais qualifié pour faire une dizaine de catégories de Swifts, que j’avais des notions de comptabilité financière, que je maîtrisais les CICS ainsi que Murex et divers systèmes utilisés par les banques, que j’avais naguère pré-préparé un devis de budget de spectacle et que bien entendu, j’étais parfaitement bilingue français-anglais, que je parlais japonais à un niveau intermédiaire et que j’étais diplômé de l’Université de Paris 1, en histoire. Elle me regardait, plutôt vanée, quand je lui donnai le coup de grâce, en lui demandant si elle avait une idée de formation. Elle fit une réflexion du style « vous devriez quand même chercher un travail stable », puis je la vis se démener sur son clavier, c’en était pitoyable. Je l’ai quittée en me bidonnant de rire. Mais après, j’ai eu un de ces coups de détestation pour ces planqués des administrations qui n’ont jamais mis un pied dans la vraie vie, et qui coupent des allocations, dénoncent les sans-papiers ou appellent la police au moindre problème à un guichet. Quand mon frère déménagea de Bondy à Paris, en 93, les Assédics ont perdu son dossier. Pas de paiement pendant 5 ou 6 mois, il a même reçu son impayé alors qu’il venait de reprendre un travail, si je me souviens bien. Il est allé se plaindre, un jour. On lui a dit que son dossier était en recherche et qu’ils ne pouvaient rien faire. Il a fait remarqué qu’en attendant il fallait bien qu’il mange. Il a été vidé par deux agents. Alors que je m’étais enfoncé dans la dépression, vers 91/92, un des premiers efforts que je fis fut de demander le RMI et de trouver un travail (oui, j’en étais là), n’importe lequel, sur les conseils de ma psy (qui avait le don de n’en faire aucun, mais de me permettre d’écouter mes propres conseils…). J’ai eu la chance de trouver un CES dans une compagnie théâtrale. Je recevais une fraction de RMI, environ la moitié, en complément de ma moitié de Smic. Je me souviens, de retour d’une semaine de congé chez ma mère, l’année suivante, plus de RMI. Je devais souscrire un « contrat d’insertion ». Je fis remarquer que j’avais déjà un CES et que personne ne m’avait parlé de ça. À la CAF du 19e, combien de fois j’en ai vu pleurer, des hommes et des femmes à qui on avait coupé une allocation, un RMI, sans les prévenir, parce qu’il manquait un papier ou même parce qu’un agent s’était trompé. Et combien de fois ai-je vu arriver les vigiles ou même les policiers, à la moindre contestation au guichet.
Quand j’ai repris des études, en 93, je n’ai rien dis. Mes études n’ont rien coûté à personne, contrairement à toutes les formations bidons qu’on m’a souvent proposées, et ce sont ces études qui m’ont vraiment aidé. J’ai même pu rendre une partie de mes anciennes allocations car je suis devenu imposable.
Je regardais cette idiote me raconter ses histoires de consulting et je me suis pris à penser qu’il y a toujours quelque ironie à donner des conseils aux autres concernant des sujets qu’on ne connaît pas…
Le métro vient de se métamorphoser en train. Dehors, c’est un très grand soleil, et il reste de la neige : l’ouest de Tôkyô est plus frais que l’est où j’habite. Je viens d’arriver à Saginuma, je descends à la prochaine. Je vais laisser mon ordinateur, je retrouve la petite conne dans 5 minutes. Il ne manquerait plus qu’elle manque sa leçon.
15h40. Ça y est, elle vient de partir. Elle est gentille, mais vide. Elle ne lit pas, ne s’intéresse à rien. Elle n’y est pas pour grand-chose, le système universitaire japonais est calibré pour fabriquer des légumes. Des légumes Japonais.
Samedi dernier, je suis allé renouveler mon abonnement à la bibliothèque de l’Institut Franco-Japonais, à Iidabashi. J’ai ainsi emprunté un des livres les plus à la mode dans le milieu des années 90. La société du Spectacle, de Guy Debord. J’en avais lu des morceaux, il y a plus de 20 ans, mais dans les années 90, je m’en étais fait un de mes livres détesté. J’en ai lu une bonne moitié, et je m’appeçois que NE PAS lire la Société du spectacle en 95, c’est refuser le spectacle. C’est remettre l’objet à sa place d’objet en papier, c’est le dénuder de toute sa charge « cool » des années 90. J’avoue, je confirme, c’est quand même un grand bavardage, et cela pourrait même s’apparenter à une poésie. Certains passages sont très beaux, profonds et on effleure le réel jusqu’à l’écoeurement :
« Kennedy était resté orateur jusqu’à prononcer son éloge sur sa propre tombe, puisque Théodore Sorensen continuait à ce moment de rédiger pour le successeur les discours dans ce style qui avait tant compté pour faire reconnaître la personnalité du disparu ».
Qu’est-ce que c’est bien vu…Je me souviens, en 2003, quand les USA ont commencé leur guerre en Irak, j’ai refusé de regarder la télévision et de me contenter de la radio. Je ne voulais plus être la proie du spectacle comme je l’avais été en septembre 2001 ou en avril 2002. Le 11 septembre, nous avons eu les yeux fixés sur nos écrans, hypnotisés. Manipulables à merci, surtout aux USA. Rebelote en France, où nous aurions du éteindre le poste à 20 heures cinq, plutôt que regarder Aubry, Strauss-Kahn, Fabius, Besanceneau et consorts jouer à « je veux être le premier à appeler à voter Chirac » avant que Lionel Jospin n’annonce qu’il ne se « retire de la vie politique », le tout mis en boucle par la même moulinette qui avait servi la soupe sécuritaire pendant des mois. Je me souviens de mon ami Nicolas, m’annonçant deux semaines après le début de la guerre que les USA s’enlisaient. J’avais déjà entendu exactement les mêmes termes à la radio, sur France-Culture, mais les mots sans les images, ça ne fait pas le même effet. Je lui avais rappelé que 2 semaines, pour une guerre, ça faisait un peu court pour juger…Mais comme la position de la France étaient « haro sur les US », les médias ont rabâché à qui mieux mieux que l’Amérique s’enlisait. Au même moment, la Côte d’Ivoire entrait en guerre civile mais là, la couverture médiatique fût bien plus discrète. Bouygues (TF1), Vivendi (Canal Plus), Suez et Havas (M6) mais aussi l’État (France Télévision), veillèrent à ne pas montrer l’enlisement dans le sang de leurs intérêts intérêts respectifs dans un pays où ils se sont allègrement partagé les privatisations dans les années 90, après y avoir arrosé Ouphouet Bouani.
Je trouve l’écriture de Debort terriblement froide, sèche. Débarrassée de tout affect, comme si sa dénonciation du spectacle avait annihilé tout artifice du langage et ne retenir que le message principal : le spectacle est dans tout, il est la forme d’une société qui n’existe et se perpétue par le spectacle, rationalisant sa propre mise en scène dans le spectaculaire de l’abondance et n’ayant plus qu’un but, étendre le spectacle à tous les aspects de la vie, partout où subsistent encore quelques restes d’une réalité ancienne, forcément ennuyeuse. En fait, ce livre mérite des lectures publiques. Non tant pour le message, que pour le spectacle lui-même, celui d’une mise en scène qui ne pourrait être qu’une mise en scène de la misère des hommes à un âge qui les prive de leur vie jusqu’à leur image d’eux-mêmes composée par les agents du spectacle.
Après ma connasse de 21 ans, j’ai retrouvé les 3 « kids » du mercredi. C’était la dernière leçon de Yumiha. Dès le mois d’Avril, elle ira dans une ジュク, une juku, une de ces nombreuses écoles du soir destinées à faire des machines à concours, où on apprend par cœur des choses inutiles qu’on ne comprend pas. Elle y ira certainement tous les jours, de 16h30 à 19 heures et apprendra à devenir au moins aussi idiote que mon légume de 14h30. C’est dommage, car elle est amusante, blagueuse, vivante et intelligente. Mais le Japon n’aime pas ce type de caractère et ne promeut que les natures serviles et obéissantes. Mon élève privée Mariko m’a souvent tenu des propos extrêmement violents sur le système universitaire, une espèce d’usine à fabriquer des robots. Et une société japonaise qui rejette tout ce qui est différent, original.
Pauvre Yumiha…
De Tôkyô,
Madjid


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