Le métro le matin. Un peu de fatigue, je suis levé depuis sept heures. Le samedi, je travaille le matin. J’ai toutefois un peu de chance aujourd’hui, je finis à trois heures. Je suis fatigué… J’ai adopté le masque et l’allergie a disparue, je respire de nouveau très bien, et je dors très bien aussi… Pour tout dire, j’ai toujours souffert d’allergies respiratoires. Pas les pollens, mais la poussière, et cela depuis l’enfance où, comme de nombreux enfants, je faisais des bronchites asthmatiques que j’alternais avec des rhino-pharyngites, entrecoupées de crises de foie dues aux doses de médicaments et autres antibiotiques ainsi que des quantités astronomiques de lait et laitages que ma mère me forçait à consommer pour compenser une faible calcification : mes premières dents de lait étaient noires, ma mère avait du suivre un traitement à la pénicilline durant la grossesse. Un jour, quand j’ai eu dix ans et que je faisais une de mes bronchites asthmatique, violentes toux interminables et douloureuses dans les poumon, fièvre qui monte pendant un moment avant de redescendre et évolution sur plusieurs jours par crises, le docteur a envisagé de nous débarrasser de notre chatte, Négrita. Je n’ai plus jamais refait de bronchite depuis lors et même l’automne dernier, quand j’ai cru que j’allais en faire une, ce n’a été qu’un vilain rhume qui est passé sitôt que j’ai commencé à prendre un expectorant prescrit par mon médecin.
Avec toute cette expérience remontant à l’enfance, je crois pouvoir affirmer que je connais bien mon corps, ses sensations profondes. Mieux, mon analyse m’a appris la relation que j’ai établi avec lui. Car comme chacun, je suis mon corps, mais je suis également dans mon corps et je compose avec lui. C’est une relation complexe. C’est parce que j’ai appris ce qui me lie à mon corps, indépendamment du fait que JE est partie de mon corps, que ces deux dernières années, j’ai laissé mon poids s’installer. Je ne veux pas m’imposer cela, même si j’ai terriblement envie de faire un régime. Mon corps me fait comprendre que ce n’est pas le moment.
Je connais bien mon corps et je sais parfaitement que ces allergies que je fais au point qu’elles sont devenues un peu comme une seconde nature ne sont pas normales, je sais qu’il s’agit d’un langage, d’une limite que j’ai dépassée, et que désormais, je dois reprendre un traitement. Il n’y a rien de dramatique, il y a juste que c’est le moment. J’ai interrompu mon traitement, un traitement très efficace, en juin 2008, pensant vite y revenir avant de devenir une victime collatérale de la grande lessive financière du mois de septembre. Après la faillite de mon employeur en 2007, j’avais très rapidement décidé de prendre n’importe quel travail, même en finance et c’est comme cela que je m’étais retrouvé intérimaire chez Lehman Brothers. Une société que j’exécrais tant j’avais eu à gérer de problèmes venant de chez eux quand je travaillais à BNPP, mais dont j’avais appris à apprécier plusieurs collègues, parfaitement conscients que quelque chose ne tournait pas rond dans la façon de travailler. On m’avait confié un travail intéressant très rapidement, je n’avais donc plus cherché de travail. Ce n’était pas bien payé, l’intérim paie peu au Japon, mais c’était très largement suffisant pour moi. On m’avait parlé d’embauche. J’ai été siphonné par le blast en septembre. Autant dire que la nouvelle période de chômage n’a pas été propice pour revenir à une trithérapie… Depuis, j’ai retrouvé un travail, mais mal payé, et ma protection sociale est à ma charge.
Le système de sécurité sociale japonais est assez simple et complètement injuste, inégalitaire. Pour l’assurance maladie, je paie environ 7% de mon salaire, c’est très similaire à la France. Quand je suis malade, je vais à l’hôpital, je peux aussi aller voir un médecin indépendant, et je ne paie que 30%. Là encore, c’est très similaire à la France. Quand j’achète des médicaments, je ne paie également que 30%, et là, c’est mieux que la France. Toutefois, il faut souligner que la relation patient-médecin n’a rien à voir avec ce que nous connaissons en France. Au Japon, le médecin est un « sensei », on lui doit respect et obéissance. Si en France la loi sur le droit des malades a souligné l’importance des pratiques de « négociation », de discussion, au Japon, ce genre d’idée n’est toujours pas arrivée. Pire, le rapport hiérarchique est patent dans la relation et place le malade en position d’enfant obéissant. J’ai un élève, un vieux monsieur de 73 ans, qui souffre du même type d’allergies que moi. Son médecin ne lui prescrit aucun traitement et lui fait juste un nettoyage du conduit nasale par semaine depuis plusieurs mois. Il ne vient pas à l’idée du papy qu’il pourrait critiquer son médecin, contester le traitement et exiger autre chose. Quand je lui ai dit que pour moi, un traitement anti-allergique ainsi que des antibiotiques pour supprimer l’infection (je me suis retrouvé avec une sinusite) avaient été radicaux, il m’a répondu qu’il irait voir un autre médecin. Au Japon, on ne conteste pas son médecin, on va en voir un autre. Quand je me souviens de mes conversations avec mon médecin à Tarnier, de mes critiques auxquelles il répondait, me laissant visiblement le temps de me faire mon idée sur la question. Même si bien entendu évident qu’il était bien décidé à me mettre en trithérapie, il m’a laissé deux ans durant lesquelles il m’a écouté. Ce type de relation est impossible au Japon, et je ne sais pas bien si vous, en France, vous vous rendez bien compte du trésor que cela représente, avoir une relation avec son médecin, basée sur la confiance et le respect, un certain sentiment d’égalité. Quand mes résultats de tests ont persisté dans la dégradation, c’est moi qui ai pris la décision du traitement. Tout ce temps, il m’avait tenu la main afin de m’aider à accepter quelque chose que visiblement je ne parvenais pas à accepter. Ma séropositivité.
J’ai raconté dans ce blog comment j’ai appris ma conversion, comment il a fallu que j’aille me faire retester dans un centre croix rouge à Palais Royal parce que ma médecin de ville ne m’avait pas donné les résultats « papier » et m’avait laissé en plan sans être capable de me renseigner sur la suite des opération. Rien que le test a été une histoire de fou étalée sur une semaine. Je revois la tête des infirmières quand je leur ai demandé de me tester car j’étais séropositif mais que mon médecin ne m’avait pas donné le résultat, et que je ne savais pas quoi faire, mais que JE VOULAIS LE FAIRE. J’ai eu de la chance, comme toujours, et non seulement j’ai eu une conversation amusant avec la médecin du centre, une dame d’un certain âge, avec l’humour de Claude Gauvard mon professeur de médiévale à Paris I, ce qui me changeait de cette idiote de médecin de ville qui m’a tenu un discours geignard sur « les chances de survie » d’une maladie que je connaissais visiblement mieux qu’elle. Et puis surtout, cette lettre de recommandation à Tarnier, un hôpital pour les riches… Et enfin, le privilège, absurde, d’être testé et re-testé en une seule fois. Les infirmières hallucinaient quand j’ai raconté mon histoire, « si si, je vous assure, je suis séropositif, mais je n’ai pas le papier… ». On en a profité pour faire l’hépatite par la même occasion. Ce qui fut minant, ce fut que, malgré ma connaissance du résultat, je ne pus m’empêcher d’espérer. Ce fut très éprouvant. Mon médecin fut donc important pour m’aider à accepter, à décompresser. À enfin prendre mon temps, le miens. Cette relation est impossible au Japon. j’ai l’habitude de penser et de dire que les débuts annoncent la suite, dans mon cas, j’ai très bien géré une situation qui s’annonçait mal. Mieux, j’en suis sorti par le haut, avec un excellent suivi et une envie de maitriser la chose pour maitriser ma vie. Quand en 2005, j’ai enfin accepté la réalité, je l’ai accepté comme un gage accordé à mes projets, mon envie de vivre et de continuer à bâtir ma vie. J’ai lu que chez certains le VIH avait bouleversé la vie en lui donnant un sens. Ce n’est pas mon cas. Moi, la situation m’a révolté. Je me suis senti piégé, attrapé, destiné à subir pour le reste de ma vie ma dépendance aux autres à travers ma dépendance à un traitement. Mon blog ne s’appelle pas « journal d’un solitaire sociable » pour rien. Je suis d’abord et avant tout indépendant, et jaloux de cette indépendance. Je n’ai de maitres que ceux que je me suis choisi, et qui ne sont pas de maitres, mais mes boussoles, mes modèles. Au premier rang desquels Beauvoir dont l’intelligence m’impressionne et dont je sens une proximité dans le caractère. Dont j’admire la trajectoire, voulue et maitrisée depuis « le contrat » avec Sartre (si vous ne comprenez pas, lisez Mémoires d’une jeune fille rangée, La force de l’âge et La force des choses). Être dépendant, ne fut ce qu’à de simples gélules a été dés le début le plus difficile à admettre. D’autant que j’avais toujours été très prudent, avoir été surpris dans mon inattention (due à l’alcool, certainement, et il y aurait beaucoup à raconter là dessus…), je me trouvais impardonnable, inexcusable VIS A VIS DE MOI-MEME. Je n’ai pas condamné une seule seconde l' »autre ». C’est à moi que j’en ai voulu, car je considérais que je n’avais pas le droit. Pas avoir traversé ces années là. Pas le droit vis-à-vis de Jacques dont le décès a fini par casser le très fragile équilibre qui restait encore en moi et qui allait révéler des sentiments suicidaires, extrêmement salutaires car ce sont ceux-là même qui allaient me conduire à l’analyse.
Mon médecin a été le passeur essentiel dans ce qui était une reconstruction nécessaire. Avoir été analysé m’a fourni les clefs nécessaires pour me faire re-dépister, accepter l’inacceptable en continuant à vivre, à surmonter ma révolte intérieur et finalement accepter la situation avec pragmatisme. D’autres apprennent à mon âge qu’ils ont un cancer. D’autres, avec des enfants, décident de divorcer ou subissent un divorce. La mort, très étrangement, ne m’a à aucun moment effrayé. J’ai juste compris en un instant qu’en revanche, ce sont mes amis, celles et ceux que j’aime et qui m’aiment, qui allaient avoir à vivre la peur de ma mort, et ça m’a fait de la peine, mais je n’ai pas flanché, ce qui est dit est dit, même si c’est une mauvaise nouvelle…
En 2005, la tri-thérapie m’a rendu un futur qui auparavant était très flou. J’hésitais fort sur le sens à lui donner. Il y avait Londres, où vivait Alain et où j’avais habité. Les bars de Soho me faisaient revivre lors de mes longs week-end, je m’y saoulais, j’y dansais, même. J’aimais m’enivrer de l’ambiance de l’UnderBar ou de Compton’s. Je me souviens en ce début de juillet 2005, après les attentats, une longue promenade au soleil vers la Serpentine. Le matin, j’avais avalé mes cachets, ceux que je prenais depuis deux semaines déjà, et je m’étais senti finalement très bien. En août, il y a eu Kyôto, mes quarante ans, mes courses pas croyables pour prendre mes cachets à l’heure, et qui me faisaient rire parce que j’avais retrouvé une énergie de gamin! Osaka, le Love Hotel parce que plus de train un soir, la veille de mon anniversaire, j’étais saoul, les photos à poil devant le miroir, le petit matin, retour à Kyôto, prendre les cachets avec moi, une douche, et on repart, Tokyo à 10 heures, une journée à aller ici et là, et puis le soir, les bars de 2 chôme, un ex de Paris qui ne se souvenait pas que, et puis il m’emmène au 24KK, là, j’hallucine…
Paris en octobre, je relance Nova, et j’envisage BNPP Londres, mais plus, plus Paris.
La suite est dans ce blog, c’est allé très vite. J’ai vécu deux ans, comme beaucoup, en important mes médicaments.
Désormais, je ne peux plus attraper un bobo sans penser qu’il me faut reprendre. L’été dernier, avec mon zona, j’ai eu une batterie d’analyses. Ça va. Mais mes allergies m’enseignent que mon corps est désormais en mode panique. Et j’aime mon corps car je n’ai que lui pour exister… Je n’ai aucune confiance dans ces médecins autistes qui ne vous touchent pas, vous auscultent en regardant leur ordinateur et en vous posant des questions. Par ailleurs, comme je ne l’ai pas encore dit, les soins au Japon sont plafonnés à un maximum mensuel. Qui correspond en gros à la moitié d’un traitement. Pour le reste, on avance les frais et ensuite, une fois par mois, on va à la mairie pour demander une subvention qui couvre environ 50% du reste. On doit sortir pas mal de sa poche, sans compter que les examens sont compris dans le plafond. Être malade, cancer, VIH ou autre, au Japon, coûte une fortune. C’est une sorte de paradis pour madame Parisot : les patients ont besoin des médicaments, des opérations, ils trouvent le moyen de payer ce qui manquent. Ils hypothèquent leurs biens, font des crédits…
J’ai choisi de venir au Japon. Je refuse de rentrer pour cette raison. C’est peut être moi, à Londres, quand fatigué par mon travail, j’ai baissé les bras et n’ai pas insisté, n’ai pas cherché à faire autre chose. Ce n’est pas moi maintenant. J’ai choisi de venir, je me tiens à mon choix. Je dois trouver une solution.
J’ai écumé le net. J’ai soudain eu une sorte de révélation, je n’y avais même pas pensé avant.
Comment font donc les Américains qui ne reçoivent pas d’aide fédérale ? Ils ne peuvent pas crever comme ça ? De forum en forums, j’ai découvert la réalité glauque du rêve américain. Des types qui prennent un traitement deux mois, subvention coupée, il arrêtent, et puis subvention, ils reprennent. Et puis la solution : importer ses médicaments de l’étranger. Et de fil en aiguille, s’apercevoir que les traitements génériques sont disponibles sur le net. Ma décision a été automatique. De lecture en fiches descriptives en fiches d’autorisation de mise sur le marché, j’ai choisi lequel importer. Quand j’ai eu fini ma commande, hier soir, ça m’a fait tout drôle. Rock and roll. Sentiment s’appartenir à un groupe précaire. Sentiment d’avoir attendu longtemps alors que la solution était évidente. Ce qui est hallucinant, c’est le prix. Extrêmement abordable.
La suite, je ne sais pas. Je raconte tout cela car je pense que je vais avoir envie, besoin de raconter comment les choses se passent. Visiblement, à ce que j’ai cru comprendre, je vais avoir beaucoup de choses à raconter.
À part ça, on est samedi, je suis dans le métro, maintenant, dans le trajet du retour. J’ai été très content de parler avec Thomas hier soir. Vraiment, le nouveau Skype, c’est vraiment très bien.
De Tokyo,
Suppaiku
La décision
L