Tu ne peux pas imaginer à quel point je suis fatigué d’ici, je veux revoir les horizons de brume de l’ouest de la France, je veux revoir la Sarthe, je veux m’arrêter au hasard des gares, visiter la cathédrale de Chartres
Tu ne peux pas deviner à quel point je suis fatigué d’ici, je veux dire, tu ne peux pas imaginer à quel point tant de choses me manquent.
Tout me manque, ici, je me fais l’impression d’être un zombie, un survivant plongé dans le cocon douillet d’un quotidien morne qui très rarement me ravit.
Je n’ai pas connu le confinement, je ne sais pas si c’est bien ou si ça ne l’est pas, j’ai simplement vécu cette épidémie au Japon, autrement. Je n’ai pas travaillé à domicile, je suis allé au travail tous les jours comme si tout était toujours normal, j’ai eu peur de tomber malade. Très peur, souvenir d’enfance, de ces bronchites qui se suivaient les unes après les autres, ça faisait mal, ça me faisait pleurer, pas parce que j’étais enfant, non, simplement parce que j’avais mal, et que mes larmes coulaient sans que je puisse vraiment pleurer parce que j’étouffais et que je ne parvenais pas à reprendre mon souffle que déjà une nouvelle quinte m’arrachait les poumons. Qu’est-ce que ça peut faire mal, les poumons…
J’ai eu peur d’être malade, j’ai eu peur que Jun soit malade, je ne l’aurais pas supporté et je ne le supporterais pas, j’ai eu peur des gens dans le métro, j’ai failli hurler sur une femme qui s’est lever pour fermer la fenêtre que je venais d’ouvrir, l’air en colère, elle avait froid, elle devait avoir 70 ans, j’ai failli lui hurler dessus, lui demander si elle préférait étouffer, j’ai fait simplement comme on fait ici, mais à ma façon, je l’ai fixée dans les yeux bien au fond, et j’ai changé de wagon, qui sait, si elle est tombée malade depuis, ou si un proche est tombé malade, peut-être a-t-elle revue mes yeux. C’était en avril l’an dernier, c’était dans le métro que je devais prendre chaque jour pour aller travailler, un mois avant que mon patron ne m’annonce qu’il recalculerait nos salaire dans une sorte de « chômage partiel » à sa sauce. Il faisait gris, l’économie donnait l’impression de s’effondrer, et puis il y avait cette épidémie, et je ne savais plus trop si je ne devrais pas, à tout moment, quitter le Japon… quitter mon cocon, quitter Jun, quitter mon quotidien, et perdre le peu que j’avais, le peu que j’ai, ce pas grand chose quand j’y pense mais qui est tout ce que j’ai.
Mes promenades, mes étonnements parfois, le toit sous lequel je vis, le salaire.
L’année a continué, et je me suis habitué à la vie dans cette incertitude. Depuis janvier, mon contrat a changé, je suis désormais officiellement précaire, une sorte de déclassement banal à l’image de l’époque, et je ne sais toujours pas bien où tout cela me mène. Le cocon me retient et en même temps il m’effraie de jour en jour un peu plus car je ne sais plus trop jusqu’à quand, parce que je n’ai plus l’âge de l’illusion…
Tu ne peux pas imaginer à quel point je suis fatigué d’ici, je veux revoir les horizons de brume de l’ouest de la France, je veux revoir la Sarthe, je veux m’arrêter au hasard des gares, visiter la cathédrale de Chartres dont la restauration révèle les incroyables beautés de son époque, je veux revoir le soleil se coucher sur le jardin de Versailles, quand le soleil tape sur la Galerie des Glaces et que je regarde ce spectacle assis tout au bout du Grand Canal, la lumière jaune du couchant balayant les arbres et les façades, je veux revoir le Louvre un soir d’été, entendre le son des vagues de la Seine et m’allonger sur un banc, arrêter le temps et n’être plus que le souffle du vent qui balaie la Capitale quand il fait beau. Je veux rentrer ici ou là, je veux discuter de ce livre que je viens d’acheter après m’être perdu durant des heures à Joseph Gibert, je veux rendre hommage à mon passé dans une allée du jardin des Tuileries en rêvassant à tous ces garçons qui n’ont pas été mes amants et à tous ceux qui l’ont été et dont je ne sais pas s’ils sont encore en vie…
Tout me manque et le temps passe si vite.
C’est un sentiment étrange car ici ma vie est réglée comme du papier à musique. Malgré mon contrat ultra précaire, je commence à retrouver mes étudiants et « l’avenir » est bien moins incertains matériellement mais justement, il n’en est que plus incertains au fond de moi.
Je m’astreints à écrire de nouveau sur ce site, qu’est-ce que c’est difficile. C’est difficile car l’épidémie m’a bousculée comme elle nous a toutses bousculés là où nous sommes. Ma vie ne me motive plus, elle m’ennuie. Je ne suis même pas déprimé, c’est beaucoup plus comme si j’attendais que ça passe. Je travaille, je rentre, je lis Bloomberg, je lis parfois The NewYorker et je pense même m’y abonner, je me suis abonné au Monde, je lis Médiapart, je regarde des conférences et des documentaires, j’ai même acheté un VPN pour regarder la télévision française, j’achète des vinyles… Je me promène et bientôt je passerai une semaine à Kyôto. J’ai tout ce qu’il me faut pour vivre, mais il me manque l’essentiel, ce sentiment d’être enfin à ma place.
Bien sûr que ma place est ici, tu me diras. Oui, je sais. Mais c’est incroyable tout ce que le décès de maman a réveillé au fond de moi, tous ces manques beaucoup plus intimes. La seule chose qui m’attache ici, c’est Jun uniquement.
Je vais recevoir mon premier vaccin dans dix jours, c’est un peu comme si cette longue année et demie arrivait à sa fin, me laissant face à des choix, à des obligation et à ces dix kilos que j’ai pris dans toute cette tourmente.
C’est comme tout le reste, ça passera. Il y a quelque part un bouton, un switch, bien caché je ne sais trop où. Je n’ai qu’un bouton à tourner et tout s’arrangera pour le mieux, un tout petit bouton caché, quelque part en moi, je tourne le bouton, et soudain, tout se met en marche. C’est pas grand chose, et c’est peut-être la première fois de ma vie que j’ai si peu à faire car pour tout dire, ma vie est plutôt bien, dans l’ensemble, et je suis plutôt heureux.
Un petit switch, et je retrouve le sens. Le sens de moi. Et tout ce qui va avec. Et qui me manque tant…
(non relu après avoir été écrit, c’est mieux comme ça aussi)
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