Le Blog de Suppaiku, journal bloggué de Madjid Ben Chikh, à Tokyo.

Fleur de faubourgs / I – Yvette Lebas entre en scene


L’inspecteur Duval est assis dans un fauteuil de son petit bureau, juste au bord du couloir de ce minuscule commissariat du passage C., dans le X ème arrondissement. Pas un chat, pas âme qui vive, aujourd’hui. Le calme plat. Il ne se plaint pas, non, pas du tout, tiens, voyons qui court dans la quatrième. Il tourne les pages de Paris-Turf, fumant tranquillement sa cigarette. Il y aurait bien quelques papiers à classer sur le bureau, il faudrait peut-être changer l’encre de la machine à écrire – je vous l’ai dit plus tôt, il s’agit d’une toute petite antenne locale, vous savez, là où éventuellement on va faire enregistrer la perte de sa carte d’identité avant de filer chez le boulanger, pas du tout le genre de grosse machine que les gouvernements successifs modernisent à tour de bras, de milliards, et à grand renfort de publicité depuis une vingtaine d’année afin de réduire un « sentiment d’insécurité » dont se délecte en l’alimentant la presse dite populaire, non, juste une petite porte, une plaque « Préfecture de Police » avec sa signature tricolore ; alors, vous pensez, un ordinateur, ici, non, ce n’est pas vraiment d’actualité ; remarquez, ils vont peut être finir par refourguer quelques vieilles carcasses de la fin du siècle dernier, lors du prochain plan quinquennal de refonte et modernisation de la police, sait-on jamais… -, mais non, changer le rouleau, non, Duval, il aime pas trop ça, ça salit les doigts, ça prend du temps, et du temps, moi, j’en ai pas, etc.
Il tourne la page du journal, dirige distraitement sa main vers le cendrier, écrase la cigarette, oriente non moins distraitement sa main vers sa tasse de café tiède maintenant juste comme il faut, trois sucres, un nuage de lait. Ses yeux concentrés sur des informations de la plus haute valeur philosophique et morale, j’lui avais dit, moi, à Ducos, de ne pas miser sur Soleil Levant, putain, il s’est bien fait avoir, le couillon, va, ça lui servira de leçon, la prochaine fois, il prendra mes tuyaux un peu plus au sérieux , ah sacré Ducos, il porte la tasse à sa bouche, avale quelques gorgées, rote, repose la tasse, on frappe à la porte. Duval détache les yeux du journal, les pose sur la porte vitrée tandis qu’il pose son journal sur le bureau, qu’est-ce qu’il me veulent, qui c’est qui vient encore me faire chier. On frappe une deuxième fois.
– Entrez !
La porte s’ouvre, et apparaît le sourire amical de Ducos, sa bonne grosse tête poupine aux joues bien roses.
– Y a cette dame qui voudrait vous parler, inspecteur !
– Vas-y, fais rentrer !
Il plie le journal, ouvre un tiroir sur la droite, range le journal sur la bombe lacrymogène dernier cri dont il ne s’est jamais encore servi, referme le tiroir.
Une jeune femme au maquillage aguicheur, à la coiffure crantée apparaît, un manteau de fourrure sur les épaules, rentre dans la pièce, intimidée –ce qui, cela dit en aparté, doit bien être la première fois depuis sa première communion, car elle a pas bien l’air farouche, et alors, vu le quartier… enfin, on se comprend !

STOP ! STOP !STOP ! CA VA PAS, CA VA PAS, mais alors là, CA VA PAS DU TOUT ! ! !

Non, ça ne s’est pas du tout passé comme ça, rien à voir, mais alors là, rien à voir du tout ! ! !
La réplique de Louis Jouvet se tourne vers le petit homme à lunettes qui proteste vertement, caché au fond de la salle. La sosie de Suzie Delaire s’impatiente.
– J’étouffe dans cette fourrure, les gars, dépêchez-vous. C’est pas tip-top d’être une vamp années 30, ça fatigue !
– Oh, eh, tais-toi, la morue ! murmure le Louis Jouvet de cinéma en balayant distraitement sa main en direction de la fatale beauté.
– Morue toi-même, face de crabe ! Bon, c’est pour quand, je vais pas y passer ma vie, dans ce polard à trois francs six sous !
– Eh, C’est toi qui va se calmer, hein. On sait comment tu l’as eu, le rôle, alors…
– Hein, mais vas-y, continue, qu’est-ce que tu vas insinuer là, pauv’con !
ON SE CALME ON SE CALME…

En cette fin d’après-midi pluvieuse et (très) venteuse, Yvette, dont le bas-couture de la jambe droite a filé dans une vilaine course poursuite très mal engagée au depart, se dirige comme une fusée perchée sur talons aiguilles vers le bureau de police le plus proche, celui du passage C. – vous savez, ce passage qui relie le faubourg Sébastopol au faubourg Saint Martin dans le X ème arrondissement, près de la gare de l’Est, un étroit passage avec un restaurant russe très coté et, juste en face, ben tiens, on y viens, devinez quoi …
Elle pousse la porte en portant un dernier regard sur le boulevard, la peur encore présente : les a t’elle vraiment semés ? La question n’a plus vraiment d’importance, désormais. Une odeur sucrée et entêtante se répand dans le commissariat. Ducos, qui s’était assoupis, sort de sa torpeur avec une sensation de nausée, dirige ses yeux devant lui qui, après avoir reconnu ce qui lui semble être un manteau de fourrure, remontent le long d’un corps de sexe féminin pour atterrir dans un décolleté généreux et rebondis sur lequel est posée une tête de femme plutôt jeune appartenant selon toute vraisemblance et sans grands risques d’erreurs à l’Ordre de Marie-Madeleine d’Avant-la-Conversion.
– Bonjour ma jolie, c’est à quel sujet ?
– Bonjour, m’sieur l’agent, il faut que je vois un inspecteur, j’ai une importante déposition à faire sur le chant (1).
– Bah, vous pouvez tout m’raconter à moi, vous savez. L’inspecteur Duval est…
– Non, c’est urgent et, euh… comment dire, c’est un peu gênant et confidentiel, et puis il faut que je fasse très vite, je risque gros, vous savez…
Ducos regarde la femme un peu plus attentivement et s’aperçoit qu’autours de ses yeux le Rimmel est bien décidé à partir en vacances en ordre dispersé malgré les avalanches. Ça, pour le coup, avec la couche de Rouge-Baiser qu’elle s’est généreusement tartinée, ça vaut toutes les cartes de visites et toutes les introductions. Il déduit sans trop de risque d’erreurs qu’elle a quitté le turbin dans la précipitation, mais qu’est-ce que je lui ai fait pour qu’elle ne veuille rien me raconter ?
– D’accord, ma belle… Je vais voir c’que j’peux faire. Comment vous appelez-vous ?
– Mademoiselle Yvette Lebas, je … travaille à côté.
Ducos frappe timidement à la porte une première fois, plus fort la deuxième fois.
– Y a cette dame qui voudrait vous parler, inspecteur.
A ce moment là, une grande rasade de violons langoureux doublée d’un flou artistique particulièrement réussi, très probablement inspiré des meilleurs émissions de télévision consacrées à Catherine Deneuve, joignent leurs efforts pour accompagner l’entrée de la simili Suzie Delaire dans le bureau de l’inspecteur Duval. Tandis que les yeux de la jeune femme brillent à l’écran, que la musique se fait plus sentimentale au risque de dégouliner comme cela devrait être interdit par la loi sous peine d’enfermement à la prison de Guantanamo mais comme ne le renieraient pas les producteurs de la Star Academy quand ils sont décidé à promouvoir la nouvelle Lara Fabian, la voix de Ducos transperce l’espace sonore, rompant d’un coup le charme, et
– Yvette Lebas. Si vous voulez bien vous donner la peine d’entrer…
– Très bien, Ducos, tu peux disposer !
Ducos referme la porte. La vache, il était encore dans Paris Turf. Il va encore me refiler un de ses tuyaux que j’sais pas d’où il les sort…. Il doit avoir des potes dans le milieu…
– Assied-toi…
Dans le bureau de Duval, on a déjà fait connaissance. Duval a toujours tutoyé les filles.
– Alors, dis-moi, qu’est ce qui t’amène ?
– C’est pas facile a raconter… C’est La Bécasse… enfin, Sylvie… vous savez comme on l’appelle… elle m’a dit qu’on pouvait vous faire confiance, rapport a son affaire avec René…
– La Bécasse ? Mais ca fait un bail que je l’ai vue… Qu’est-ce qu’elle devient ?
– … Ben… On dit qu’elle a pris des vacances… avec son nouveau Jules…
– …
– … Ils seraient partis tous les deux faire du ski a Chamonix… On dit qu’il y a du travail là-bas, que ça paie bien, quoi, alors…
– …
– … C’est qu’on raconte que ça va lui faire dans les 53 ans en mai, et elle aimerait bien se poser, à son âge… ouvrir son petit bar, être respectable, quoi…
– … et…
– … Il s’appelle Pierre… il a que 23 ans, mais elle en est folle… Il michetone un peu, mais c’est un gentil garçon…
– Alors comme ça elle est maquée avec Le ressort ?
– … ?
– He he… On l’connaît, ici!Pierre Ressord, né le 23 septembre xx à Courbevoie… On le connait depuis sa première fugue, il avait 11 ans! On l’a retrouvé dans les bras d’un notaire, enfin, les bras…, disons plutôt le lit… A côte d’ici, un boxon du Passage du désir…
Il a fait un geste brusque avec le bras, comme pour montrer l’hôtel. Mais de la fenêtre, au travers du rideau, on ne fait qu’apercevoir le restaurant russe enveloppé dans la grisaille du passage.
– Pôv’ gosse…
– Ah ça, je te le fais pas dire! Son père se l’tapait tous les jours depuis l’âge de 5 ans! La première fois qu’on l’a vu, c’était un vrai petit sauvageon, un petit homme qui savait déjà tout de la vie, et pas que le plus beau. Il nous a jamais raconté les quinze jours de sa fugue ni comment il avait atterrit là… On l’aime bien, ce môme… Il paraît qu’a la Santé, il les rendait tous fous ! Il michetonne toujours les vieux artistes vers Montmartre ?
Le lieutenant a raconté tout ça d’un tait, avec le sourire, comme on rapporte un fait divers lu dans Détective. Et avec ça, je vous rajoute un choux fleur ?
– On dit qu’il a arrêté… d’puis qu’une Américaine a eu le béguin pour lui…
Yvette n’a guère levé les yeux depuis qu’elle a commencé a parler, j’suis pas venue pour balancer, qu’est-ce qu’il veut… et puis pourquoi il se tait, ce me met pas à l’aise…
– …
-… C’est comme ça qu’il a connu la Bécasse ! …Au Moulin Rouge, dans les toilettes. Ils se sont tout de suite plus ! Ils ont eu un peu la même enfance…
– Eh ouais, elle c’est sa mère qui la vendait après que son père soit parti avec une autre. Elle m’a jamais dit pourquoi on l’appelait la Bécasse… Sacrée Sylvie, va… Et toi alors…
– …
– Ben vas-y, quoi, maintenant que tu es là…
– …Moi… Ben voilà… je suis dans la merde, monsieur l’inspecteur, hein, et puis jusqu’au cou, même que je sais pas comment vous l’avez pas encore senti… Ça pue, cette histoire…

Au fond de la salle, le petit homme à lunette se gratte la tête. Est-ce que ça s’était vraiment passé comme ça… ?

(A suivre)

(1) Sur cette orthographe curieuse, on se référera entre autre à l’ouvrage de Daniel J-E.Trouin, Proctologie et monogamie quantitative dans l’œuvre de Simon-Paul de Beauvartre : Le théâtre de l’Enchantement magnéso-Kantien : le cas Fleur de Faubourg ou l’intentionnalité exfoliante, Presses de la Théci, coll. Les basic-faciles, Louvignan-le-Potard-de-sur-la-Drue, 2043. Notamment les passionnantes pages 534-577 où l’on peut lire notamment, que « l’auteur avait au départ prévu de faire de ce drame réaliste une comédie musicale.(…). Comme vous avez pu le constater, divers éléments ont empêché la réalisation de ce qui aurait pu être (…) la plus fantastique surprise de ce début de millénaire, ce que, par ailleurs, nous regrettons (…) amèrement.(…) Il ne s’agit dont nullement d’une faute d’orthographe, mais d’une intention de l’auteur, décédé entre temps (…) dans des circonstances plus que troublantes. Par fidélité (…) et par respect pour l’âme de ce génie dont nous avons été prématurément privés, (…) nous avons gardé l’orthographe d’origine bien que cela donne finalement la plus grossière, la plus primaire et la plus vulgaire de toutes les fautes d’orthographe possibles et inimaginables puiqu’elle laisse planer, si cela n’était pas suffisant, l’ombre définitivement lamentable d’un possible jeu de mot qui, s’il s’était avéré être l’intention de l’auteur, l’aurait remisé au niveau des humoristes de fin de banquets et mariages, vous voyez le tableau, genre, « elle avait une déposition à faire sur le chant, ouaaaah, proutt, vous me direz, vu son travail, elle aurait pu la faire dans les champs et sur le foin, ouaaahh, rot, ouaf ouaf ouaf, proutt ! et même que sa sœur, eh ben elle se serait mise à se (…) », mais non, vraiment, l’auteur de ce drame réaliste était un esprit subtile et délicat, qui tentait par la description de cette pauvre femme livrée aux bas instincts du sexe dit fort, (…) de restaurer héroïquement la Morale et la Loi, l’Honneur et la Vertu : n’est elle pas brave, ainsi, cette belle « Marie Madeleine / Yvette » de tenter par la légèreté d’une possible chansonnette –qui hélas ne verra jamais le jour – tenter, ô oui, de dénoncer les méchants, et tous les pas gentils, (…) au péril de sa vie et d’une involontaire, ô oui, bien involontaire, faute d’orthographe, je vous l’ai dit plus tôt, les plus récentes recherches littéraires excluant définitivement (…)le jeu de mot fumeux et (…)l’inexactitude, l’omission, pire, (…) la faute, le péché de mal-orthographe, (…) la honte, le calembour (…) et populaire, (…) la fange du Sapeur Camembert. ». Publié avec l’autorisation de Mme Vve Daniel Jean-Eric Trouin de Mercicourt le Pront.

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