Ça y est. C’est fini. Terminé. L’hiver est enfin définitivement derrière nous.
Ce matin, j’ai ouvert grandes toutes les fenêtres, j’ai sorti les couettes, je les ai mises au soleil. J’ai lavé du linge et l’ai mis à sécher au soleil, il y a du vent, il sera bien frais. Les chemises ont séché en trente minutes… Et puis pour la première fois cette année, j’ai enfin pu, toutes fenêtres ouvertes, entre-fermer les stores. Une lumière estivale a alors envahi la maison, cette pénombre lumineuse que j’adore… La météo s’annonce clémente pour les prochains jours, et demain, ainsi que la semaine prochaine sont fériés. La Golden week.
Pointer du doigt l’hypocrisie sous-jacente du calendrier japonais.
Si officiellement demain est みどりの日, jour du vert, que certains guides et japonais vous présenteront comme une date aléatoire permettant de fixer des jours fériés, il s’agit en réalité de l’anniversaire de la naissance de l’empereur 昭和 (Shôwa), plus connu en occident sous le nom de Hiro-Hito, l’empereur qui entraina le Japon dans l’aventure nationaliste, totalitaire, impérialiste et génocidaire des années 30/ 40 et qui mourut en 1989. Je n’ai rien contre le fait de fêter la naissance des empereurs, d’autres pays le font également. L’actuel empereur, 平成 (Heisei), est lui fêté le 23 décembre et cela ne (me) pose aucun problèmes. Mais si l’on doit fêter les empereurs morts, pourquoi ne pas également fêter 大正 (Taishô), qui régna avant Shôwa, ou 明治 (Meiji), qui régna avant, après avoir restauré l’autorité impériale et assuré la transition du Japon dans le monde contemporain. Cela serait plus judicieux que fêter, comme cela se fait en février, l’empereur 神武 (Jinmu), sensé avoir créé le Japon en -660, ce qui est historiquement faux, impossible, et n’est soutenu que par les politiciens d’extrême-droite.
Je pense que vous voyez où je veux en venir.
Oui, les élites qui ont présidé aux destinées du Japon après la seconde guerre mondiale sont les mêmes que celles qui l’y ont conduit. Et elles se sont efforcées, par touches successives, de distiller toujours un peu plus de leur idéologie nationaliste. On fête donc une mythique fondation du Japon et la naissance de l’empereur Showa. L’hymne japonais, officiellement désigné comme tel vers 1997, est le même que celui du Japon belliciste, et est un encensement des vertus de dévotions à l’empereur, ce qui est pourtant anti-constitutionnel. Il y a longtemps eu des Japonais qui refusaient de s’incliner devant le drapeau et de se lever quand résonnait l’hymne officiel, et la presse comme l’opinion allaient dans ce sens, mais récemment, des enseignants ont été suspendus pour cette raison sans que cela ne soulève l’opinion, au contraire. Le lessivage nationaliste par petites touches opère bien. Il est aisé, au Japon, de nos jours, de nier les crimes de guerre, mais il est quasiment impossible de les dénoncer, sous peine d’être menacé par les yakuzas et sans trouver de protection de la police. La NHK déprogramme ainsi régulièrement des émissions, et mes étudiants parfois me parlent de certains sujets à voix basse en regardant autours. Au pays du contrôle social, les murs ont des oreilles et, qui sait, elles parlent peut être même le français…
Donc, demain, ce sera la « journée du vert », comme l’appelle le calendrier menteur, et la semaine prochaine, nous enchaineront trois jours successifs de congé.
Un peu partout flottent ces grands cerfs volants en forme de poissons colorés que l’on attache aux toits des maisons pour la « fête des enfants », symboles bien plus gentils et pacifiques que ces armures médiévales exposées à la maison pour ce qui était autrefois la fête des garçons. C’est intéressant de voir comment, à l’époque Meiji, les vertus guerrières jusqu’alors, comme dans toutes les sociétés, réservées à un petit groupe, au Japon les samurais, ont été utilisées et inculquées dans toutes les couches de la société afin d’assurer l’efficacité du contrôle social et politique des masses. C’est cela que les américains ont laissé en place.
Ils n’ont pas compris que les Japonais sont maitres de changer la forme sans toucher au fond. Or, ce fond était de création récente, inspiré de l’Allemagne Bismarquienne. Ils ne s’attaquèrent qu’à l’apparence, le culte officiel de l’empereur divinisé construit sous Meiji pour assoir une autorité impériale affaiblie et oubliée depuis près de 700 ans de pouvoir militaire de plus en plus centralisé et administratif (encore plus si on considère le pouvoir sans borne des premiers ministres Fujiwara à partir du Xe siècle), et délaissèrent ce qui constitue l’âme même de l’esprit japonais, l’importance accordé au Geste. Ils ne purent donc saisir quels pourraient être les gestes qui perpétueraient le culte d’un empereur totalitaire divinisé. D’années en années se sont glissés ainsi des « gestes » en apparence anodins, mais qui représentent tous pris dans leur ensemble l’armature du Japon nationaliste. Prenons la journée de la « date de Fondation du Japon », attribuée à l’empereur Jinmu citée plus haut. Non seulement cet empereur n’existe pas, non seulement il remonte la fondation du pays à une date où il est strictement impossible qu’il ait été créé (permettant d’assoir un discours de prédominance sur d’autres civilisations), mais en plus cette date est de plus en plus considérée d’une grande importance. Quel contraste avec la très grande discrétion accordée à la journée de la Constitution, laquelle, dans l’ordre des choses, devrait revêtir l’allure de fête nationale.
Mais voilà.
La constitution démocratique approuvée par referendum en 1946, produit de laborieuses négociations entre l’entourage de l’empereur, les forces américaines d’occupation et la gauche japonaise (qui voulait aller plus loin et envisageait de juger l’empereur pour les crimes commis en Asie et contre le peuple japonais), a très vite été considérée par la droite japonaise comme un produit d’importation. Toute l’histoire politique du Japon depuis 1945 est l’histoire d’un lent grignotage des acquis sociaux, des acquis politiques et syndicaux. Parmi les procédés, faire du jour de promulgation de la constitution un simple jour férié, et d’une journée prise de façon aléatoire selon une méthode de calcul héritée de la Chine des Han une date fondamentale relève d’une manipulation politique majeure. Les jeunes Japonais, s’ils ignorent quand est le 憲法の日, n’ignorent en rien ni l’hymne japonais hérité du Japon Impérial, ni la journée « de la fondation du Japon par l’empereur Jinmu ».
Nous fêterons donc demain l’anniversaire de l’empereur Showa, sous les auspices de la verdure…
Certains, bien entendu, me reprocherons une obsession régulière sur cette question. Ce n’est pas une obsession, c’est une exigence. S’il n’avait que ses crimes pour lui, je haïrais ce pays, je haïrais ce peuple, je haïrais cette culture. Mais justement, comme l’Allemagne, les crimes commis par le Japon sont une exception durant sa longue histoire. Pour faire du mauvais Montesquieu, j’aurais presque envie de dire qu’il fait trop chaud au Japon pour faire la guerre. Bien sûr, il y a eu des guerres civiles sanglantes, mais rien de bien exceptionnel, le même type de guerre que chaque pays connait durant un processus d’unification politique. Et dans le cas du Japon, comme il s’agissait d’une île, le processus ne pouvait s’achever qu’une fois l’île totalement soumise à un pouvoir central, ce qui fut fait avec les Shôgun Tokugawa, au début du XVIIe siècle. Vous me direz, l’Angleterre. Mais dans le cas de l’Angleterre, l’installation des Saxes a été très sanglante, et par la suite, la domination d’un groupe « Français » a eu tôt fait d’unifier l’aristocratie. Mais il me semble bien que l’on pourrait compter la guerre de cent ans parmi les épisodes de guerre civile anglaise, malgré le fait qu’elle prit place hors d’Angleterre : nombre de seigneurs de France suivirent Edouard III, et d’autres épousèrent la cause des Plantagenets, comme l’Aquitaine. Seule une guerre pouvait départager les contradiction de ce qui aurait pu devenir un Royaume unique partagé par une mer, et qui n’était pas une guerre d’invasion, mais une contradiction majeure du droit féodal. Il fallut toute la ruse d’abord, puis les talents de légistes (les aristotéliciens de l’Université de Paris en particulier), pour bâtir une légitimité nouvelle qui prendrait, en France, l’apparence de l’Etat et de sa permanence à travers ses institutions et l’impôt : il est incroyable de voir que l’unification s’est refaite suite à l’ »aventure Jeanne d’Arc », aventure qui a permis le sacre de Roi devenue la clef de voûte d’un édifice constitutionnel désormais solide et sacré. Ce n’est pas la guerre, qui a défait les Anglais, c’est l’état.
Pour le Japon, quand l’unification fut réalisée, les Tokugawa bâtirent un état. C’est seulement à cette époque que, pour assoir leur autorité, ils esquissèrent ce qui deviendraient le culte impérial. Cependant, au même moment, ils désarmèrent les militaires et firent des samurais de simples serviteurs armés. Le Japon n’est donc pas plus le pays des samurais que la France est le pays des chevaliers. Leurs valeurs, leur code d’honneur ne pénétrèrent pas la société.
Le Japon est traditionnellement un pays de pêcheurs et d’agriculteurs, le développement des villes généra une classe de marchands et le besoin de luxe des puissants fit fleurir l’artisanat. Le kabuki raconte à merveille ces monde mais à aucun moment on n’y trouve une généralisation des valeurs guerrières. Seuls les samurais y sont des samurais. Les marchands s’y éprennent de courtisanes et ruinent leur famille avant de se suicider, seuls ou avec leur belle, ils y sont parfois bannis par leur famille pour la même raison. Les courtisanes y sont, elles, amoureuses ou calculatrices : elles meurent alors assassinées avant que leur amant ne se tue, déshonoré. On a écrit que Chikamatsu était le Shakespeare Japonais, et c’est vrai. Et justement, lire et voir Chikamatsu, c’est comprendre l’âme des villes de ce pays avant le grand lavage de cerveau opéré à la fin du XIXe siècle.
Alors, seulement à ce moment là, avec l’aide de l’école et de la conscription, naquit ce nationalisme particulier, qui fait que « les fruits japonais sont les meilleurs », « le riz japonais est différent », « l’Empereur est un Dieu », etc, qui a la vie dure et dont on dirait que rien, aucune réalité, aucune évidence ne vient le remettre en cause. On vous dira ici que les Chinois et les Coréens n’aiment pas les Japonais, « à cause de la guerre », mais très peu auront connaissance de ce qui fut accompli par les nationalistes au temps de l’empereur Showa, épandage du bacille de la peste sur des populations civiles pour voir comment ça fait, expérimentations médicales sur des civils, greffes de têtes, de jambes, injections de produits divers, viols de 200 à 300 milles femmes coréennes déportées au Japon et offertes aux soldats comme « femmes de réconfort ». Les Japonais n’ont pas été en reste, en tant que victimes. Assassinats politiques inaugurés par l’assassinat du premier ministre en 1931, assassinats et enfermements de syndicalistes, socialistes et communistes, censure des écrivains et des cinéastes, guerre bien sûr, et on pourrait compter les morts de Nagasaki et Hiroshima parmi les victimes du nationalisme.
Si tout cela cessa à la libération, qui fut accueillie en fait en triomphe par une population délivrée par une défaite, après que les médias et l’état se soient obstinés à parler de victoire quand Tôkyô brulait sous le napalm, les vieilles méthodes resurgirent dès les années 50. Les yakuzas purent aider à casser les grèves, nombreuses, et on (re)commença à accuser la gauche d’anti-national. L’esprit du temps était pourtant encore à la démocratie, la guerre était trop proche. Mais quand la forte croissance commença à produire ses effets, la jeune génération de Baby boomers se contenta de travailler et consommer. L’élite, elle, verrouilla progressivement les médias. Le Japon est aujourd’hui un pays amnésique de son histoire, de sa propre culture. C’est à travers quelques gestes simples que l’élite a réinstallé petit à petit sa propre vision. Obéir. Respecter les dieux du Japon et aller au sanctuaire. Ne pas parler de l’empereur. Le shintô officiel a gagné. La religion d’autrefois a presque disparu de partout.
Demain, nous fêterons un mensonge. Journée du vert, qu’il s’appelle. Moi, j’irai me promener au soleil.
De Tokyo,
Madjid
AJOUT
On m’a envoye ce commentaire sur le みどりの日, qui a ete deplace en 2007 au 4 mai. Merci pour les deux commentateurs de ce billet. Aujourd’hui est bien, donc, officiellement, le jour de l’empereur Showa.
« Juste une petite precision, depuis 2007 みどりの日et昭和の日 sont bien distincts. En 1989, a la mort de l’empereur, il devint impossible de feter le 天皇誕生日 car l’anniversaire du nouvel empereur etait le 23 decembre (tres logique me diras-tu), on decida donc d’appeler ce jour 昭和記念日 ou un truc dans le genre, mais l’opposition s’y opposa (encore logique) et on adopta le terme passe-partout みどりの日. Cependant, par la suite de nombreux textes de loi furent proposes pour separer ces deux jours feries (celui de 昭和 et de みどり) cela passa a l’assemblee en 2005 pour devenir effectif en 2007. On fete donc desormais みどりの日 le 4 mai. Ouais !!! Ca pourrait etre une occasion pour fumer de la « bonne verte » sur les pelouses de shinjuku-gyoen mais ce ne sera pas demain la veille.
Voila, desole pour cette eclaircissement un peu tordu,
Djamel »
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