… quand arrive le printemps, cette verdure puissante qui envahit tout, des mousses aux feuillages, c’est indescriptible. Des mousses, il y en a partout.
Il m’en aura fallu, du temps, pour revenir comme je l’ai fait dans mon précédent billet, sur le Japon. La découverte de l’ailleurs est un peu comme une dissertation à la française, thèse, antithèse, synthèse. Il y a l’extase, il y a le ras-le-bol, et puis, si les circonstances s’y prêtent, progressivement une sorte de quotidien banal, un ordinaire dans lequel on peut se retrouver sans trop de difficultés.
Ainsi en va-t-il de ma vie au Japon. Il y a eu une sorte de passion aveugle, débiles et crétine, et puis il y a eu un tel ras-le-bol de certaines choses qu’il m’était impossible d’écrire une seule ligne au sujet de ce pays sans rapidement me sentir tomber dans des banalités ou des critiques sans fin. Sentiment d’avoir fait le tour, de n’avoir rien à en dire.
Et puis comme pour le reste, arrive le moment où on arrive à un jugement plus nuancé.
Le Japon n’est pas un pays facile. Non seulement c’est un pays asiatique, c’est aussi un pays qui se flatte d’être le meilleur en tout et d’être le centre de lui-même avec une insistance particulière et chauvine qui progressivement m’a fatigué. C’est un trait commun à tous les pays, et la France n’y échappe pas, et c’est un trait que je n’aime pas, simplement parce que je pense qu’on ne choisit pas où on naît et qu’il n’y a aucune raison de regarder son pays comme le centre du monde quand ce n’est finalement qu’une très grande part de hasard à un moment donné de l’histoire, et que s’il y a bien un domaine qu’on ne maîtrise pas, c’est bien celui de la destinée des états ni ce qu’on y deviendra…
Toujours est-il que j’ai appris à me sentir bien ici au delà de toutes les critiques que je pouvais faire. Bien qu’on y soit toujours dans les transports en commun quand on n’y est pas au travail, le Japon est un pays incroyablement tranquille.
Le Japon est tranquille parce qu’on n’y a pas peur de se faire agresser, par exemple, ni physiquement ni même verbalement. Les japonais ont encore un trait de caractère totalement rural: voler, ce n’est pas tant que c’est mal, c’est d’abord et avant tout que c’est un déshonneur, tout le monde va savoir et je vais être mis au ban, alors je ne vole pas. il y a aussi que voler, cela va gêner l’autre. Ici, on n’aime pas gêner. Alors on ne vole pas.
Le même trait de caractère les conduit à attendre patiemment leur tour quand ils attendent, bien sagement, en ligne, que ce soit dans le métro ou au supermarché. Ce n’est pas tant qu’ils soient spécialement polis, c’est avant tout qu’ils redoutent par dessus tout d’être pointés du doigt par les autres.
Le résultat, c’est que partout tout semble synchronisé. Moi-même j’ai fini par me doter d’une sorte de septième sens qui me permet d’anticiper les mouvements autours de moi sans jamais y penser. On ne se bouscule jamais ici, comme s’il y avait une règle tacite et inconsciente consistant à savoir qui a la priorité. On se range automatiquement à gauche dans l’escalier mécanique et si jamais on s’approche d’une personne stationnant au milieu de l’escalier, soudain, comme si elle était munie d’une antenne radar, elle se pousse sur la gauche pour vous laisser passer.
La tranquillité, c’est pouvoir aller dans un café, pouvoir mettre son sac et son téléphone sur la table pour la réserver et aller au comptoir pour commander sa boisson. Personne n’aura touché à vos affaires à votre retour.
Le confort, c’est enfourcher son vélo pour aller faire des courses, le mettre devant le magasin sans l’attacher et le retrouver intact trente minutes plus tard.
Le calme, c’est fermer les yeux dans le train et s’endormir, l’ordinateur sur les genoux.
On en dira ce qu’on veut, ce genre de chose change la vie. Mais ce que j’en retiens, c’est avant tout que c’est le lien social tacite qui limite la délinquance, et non une règle morale ni des contrôles policiers, c’est le sentiment que l’on sera pointé du doigt, mis à l’index. Et que c’est gênant. Bref, ça ne se fait pas…
Pas étonnant non plus que bien souvent les criminels soient ici des malades psychopathes, c’est à dire des individus qui justement échappent au lien social du fait même de leur pathologie (un des revers de cette prépondérance du lien social est l’ijimé, cette violence sociale faite de violence verbale et parfois physique exercées sur un souffre douleur dans la classe et jusque dans l’entreprise, certaines victimes évoluant progressivement dans la procrastination, puis dans des comportements dépressifs).
Bref, la vie est pour moi, ici, une sorte de ronron pépère…
Un autre aspect de la société japonaise avec lequel on finit par s’habituer est son obsession pour la perfection. Revenir en France est, à cet égard, un peu comme tomber du ciel. Une punition.
La mairie, par exemple. La mairie s’occupe de beaucoup de choses, de sécurité sociale, des taxes locales, des formulaires administratifs divers, etc. Elle est incroyablement bien organisée. On va au bureau, on voit les agents derrière qui travaillent, on prend un numéro, et quand c’est son tour, on va au guichet. S’il manque quelque chose, on vous donne un numéro spécial, vous résolvez le problème et vous revenez. À AlloWork, le service de recherche d’emploi et d’indemnisation, vous y allez une première fois, on vous donne un dossier et un rendez-vous dans la semaine, vous venez à ce rendez-vous et en une heure, c’est réglé, et en plus vous savez combien vous allez recevoir et à partir de quand. Votre dossier aura été traité dans l’heure. Après tout, pourquoi attendre deux mois comme c’est le cas en France?
La visite du bureau d’immigration de Shinagawa est un véritable calvaire. Tellement de monde pour un seul endroit. Mais quand je lis comment cela se passe à Paris, bien que le trajet en bus de la station Shinagawa à l’immeuble central réservé à l’immigration installé sur une des îles de la baie ne soit vraiment des plus agréable (c’est une zone portuaire avec des entrepôts un peu partout), bien que le passage d’un guichet à un autre avec les lignes de couleur marquées au sol soient des plus laçant, j’avoue que cela reste correct et rapide. Il y a une supérette qui vend les timbres fiscaux et tout ce que l’on peut espérer pour patienter (boisson, sandwich), il y a les photomatons, il y a un comptoirs avec des interprètes et des brochures explicatives en différentes langues concernant les procédures mais également sur la vie et la santé au Japon, et enfin, ce soucis d’organiser les choses de la meilleure manière fait que même quand il y a beaucoup de monde, on attend sagement son tour assis devant un écran diffusant les programmes de la NKH, et généralement, toute procédure requerra au maximum deux visites, la seconde étant assez courte puisqu’il s’agira de retirer le document, le récipicé ou la nouvelle carte. On n’a ici nullement besoin d’arriver à 5 heures du matin pour avoir une chance de pouvoir être reçu dans la journée, et je n’ai jamais entendu parler de quiconque ayant dû faire des allers retours. Ici, si vous avez les documents réclamés, l’agent qui vous reçoit valide votre dossier, et c’est fini. Vous recevez votre petite carte par la poste pour aller chercher votre document. Et voilà.
J’avoue avoir halluciné quand j’ai découvert les nouveau automates du métro comme ceux de la SNCF. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué, telle doit être la devise des technocrates qui les ont choisis. Le type qui a eu l’idée de la molette mériterait au passage la médaille d’or de la crétinerie, toute catégorie confondue.
Ici, il faut avouer que la seule difficulté consiste à comprendre qu’on doit mettre l’argent dans la machine avant de choisir son ticket de métro. Une fois cela compris, ça marche. Réserver un billet de Shinkansen est enfantin. Et on peut payer en espèce comme par carte absolument partout. De toute façon, si on ne comprend pas, il y a des agents partout.
Je n’aime pas l’hiver à Tôkyô. Clair, net, précis. Le froid est sec, on a les lèvres qui gercent, on a des petits boutons ici et là, la peau tire. Et puis ce ciel bleu sur ces pelouses jaunies, ça me déprime.
Mais quand arrive le printemps, cette verdure puissante qui envahit tout, des mousses aux feuillages, c’est indescriptible. Des mousses, il y en a partout.
Les japonais n’entretiennent pas l’espace public comme en France on le fait. En France, on asphalte, on coupe tout ce qui dépasse, et quelques semaines après, il y a des mégots, quelques canettes et des pisses de chiens. Ici, l’asphalt est ancien, craquelé, ici et là des mauvaises herbes ont poussé mais personne ne les coupera à moins qu’elles n’empêchent de circuler. Personne ne jettera ni cannette ni mégot mais de toute façon une « patrouille » viendra nettoyer régulièrement les saletés.
Et puis dans certains quartiers, comme le miens, les habitants entreposent des plantes et des fleurs dans la rue, dans des pots, des bacs, des vieilles conserves, des verres, des récipients cassés pour le coup recyclés, ça déborde et à la base, dés le mois de mars la mousse envahit tout, c’est organique.
Mais qui donc a dit que le Japon était un pays moderne? Le Japon est un pays organique. Il fait bien trop humide pour échapper aux mousses envahissantes ou pour empêcher les taules, le fer et même l’acier d’être rongés pour finir par dépérir. Parfois, on voit des tôles toute cloquées, rouillées, grignotées ici et là. Prises à la terre, elles y retournent avec le temps qui passe, un peu comme tous ces vieux qui n’arrêtent pas de vieillir dans leur maison qui décrépit avec eux avant que la mort ne les emporte, et qu’un bulldozer ne vienne alors libérer l’espace.
Comment peut on être moderne quand ici personne ne comprend le concept d’éternité. Les immeubles à façade verre qui envahissent le nouveau quartier de la gare de Tôkyô sont ce qui se fait aujourd’hui, mais ils ne seront plus là dans 50 ans.
Oui, c’est du gâchis. Mais ce gâchis, ce ne sont pas les japonais qui l’ont inventés. Disons qu’ils s’y sont adaptés avec talent, dans leur obsession panique d’échapper à la colonisation… et pour le profit de quelques puissants groupes. Et ce gâchis des ressources auxquels ils se sont adaptés ne cadre avec rien de ce qui devrait se faire dans un pays si pauvre en ressources et où la fréquence des séisme devrait pousser à l’économie et à la légèreté. Mais bon, des fois, je me dis que cette obsession d’être parfait pousse le Japon à caricaturer les idéaux modernistes occidentaux.
La nourriture japonaise est incroyablement pauvre, très peu variée. Ce n’est pas un hasard s’il y a tant de pizzerias, de restaurants thaï ou français, de boulangeries, de pâtisseries.
Mais pour autant, avoir la possibilité, quand même, de pouvoir manger des tempuras, des sobas, des fritures diverses qu’ils savent si bien faire, de l’anguille, et toutes ces variétés de plats mijotés, il faut avouer, je ne m’en lasse pas. Je pourrais manger de l’aiguille tous les jours. Ce n’est pas très gentil pour l’aiguille, mais le jour où vous goûtez à unagi, vous ne pouvez plus vous en passer, c’est un des meilleurs plats que je connaisse.
Et pourtant, comme tout ce qui est japonais, c’est simple. Une anguille cuite à la vapeur, puis enchâssée dans des bâtons pour être grillée et enduite d’une sauce. Le secret, bien entendu, c’est cette sauce et un palais entraîné juste ce qu’il faut parvient à reconnaître ce qui fait un bon unagi-jyû d’un unagi-jyû remarquable. Il en va de même des tendons et autre sukiyaki. La sauce, tout est dans la sauce, composée de sauce soja, d’un peu de mirin, d’un peu de sake et de bouillon, peut être d’un peu de sucre, le tout dans des proportions gardées secrètes et des mode de préparation jalousement gardés. On est à l’opposé des cuisines indienne ou française, de leurs longues préparations sophistiquées. J’avoue, en France, désormais, ces goûts me manqueraient.
Les gens, c’est peut être la partie la plus complexe. Car qui dit « les japonais » s’aventure forcément dans un territoire où des jugements de valeur l’emportent.
J’ai pas mal donné là dedans.
Tout d’abord, quand on parle des habitants d’un pays, il faut tenter de ne pas trop généraliser. Il y a des traits communs, mais il y a beaucoup de différences aussi.
J’avoue que je me sens ici comme un poisson dans l’eau. Je suis habitué aux visages des japonais, à la couleur des cheveux, noirs ou décolorés auburn, aux coupes de cheveux, à cette dominante noire des costumes informes achetés à pas cher des employés de bureau, aux gestuelles, à leur position du corps dans le métro, aux façons de marcher, aux pantoufles des salariés quand ils vont acheter un truc à la supérette, aux grigris ridicules qui pendouillent de partout mais qui me manqueraient terriblement (pour tout dire, j’ai trouvé les parisiens incroyablement sales, tristes et grisâtres lors de mon dernier passage par Paris), je me berce dans la langue des conversations volées.
J’ai fini par mieux piger ce regard sur le détail qui fait le Japon. Ces boutiques de petits objets faits à la main en tissus de kimonos. Les trois feuilles de persil sur le moindre plat.
C’est peut-être pour cela que tout est si cucul. Les japonais aiment les détails, l’industrie leur en fourni du standardisé, à la chaîne et made in China. Des rubans sur le bord des chaussures, un filet de dentelle sur la jupe ou un tee-shirt. Une crotte quelconque sur un chapeau de vieille, une broderie de Mickey sur la veste… Les possibilité de mauvais goûts sont illimitées mais traduisent avant tout une grande sensibilité aux petites choses. Les gens qui ont du goût portent toujours THE tee-shirt avec THE motif qui tue, THE détail sur leur vêtement. Vous le direz que c’est comme cela partout, mais ici, THE truc, ce sera vraiment THE truc qui tue.
Les gâteaux des pâtissiers japonais sont ainsi d’une beauté absolument parfaite. Les plats des restaurants français sont très délicatement décorés. Ce sont des petits trucs auxquels on s’habitue.
Je rencontre des gens, souvent des vieux, parfois des plus jeunes. J’aime bien mes étudiants. Et comme eux maintenant je suis devenu plus sensible aux petites choses qu’à la big picture.
Visiter des jardins, c’est un plaisir qui ne me lasse pas. J’aime ces arbres à moitié dévorés par les lichens, parfois à moitié cassés et qui refleurissent chaque année, ces pins à la coupe si savamment étudiée, les mousses, toujours les mousses. Visiter les temples aussi, leur odeur, les œuvres d’art qu’on y voit.
Je suis de plus en plus convaincu que mon prochain changement sera partir vivre à Kyôto.
Depuis quelques mois je me sens de mieux en mieux ici. Les choses qui ne me plaisent pas m’amusent, et je relativise en pensant que tant la saleté des toilettes parisienne m’amuserait beaucoup moins…
Ainsi va ma vie ici, dans un environnement qui m’est devenu familier et représente plus d’un cinquième de mon existence. Le ronron japonais me manquerait, cette tranquillité partout… Dans une semaine, ce sera la Golden week, une semaine de congés. Les feuillages frais sous le ciel bleu et dans la lumière violente du printemps me feront un très grand bien dans ce qui ressemble à un été de six mois…
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