C’est clair, net, précis : la couleur du ciel n’est plus la même, et la couleur de l’eau, dans l’estuaire de la rivière Ara que je traverse tous les jours en franchissant le grand pont qui sépare l’arrondissement d’Edogawa de l’arrondissement de Kôtô, est plus profonde, plus grise, un gris épais, aux reflets bruns. C’est étonnant comment la mer peut changer de couleur au gré des saisons. Je dis bien « des saisons » et non « du temps » car il y a une logique à ce qu’un ciel gris, une tempête ou une journée ensoleillée ne produiront pas la même lumière et donc que la couleur changera. Mais, je ne sais pas si c’est la même chose en France, la couleur de la mer, la couleur du fleuve dans l’estuaire est très différente en été et en hiver. La texture de l’eau a elle même l’air différente.
Cela vient de se produire, là, ces quinze derniers jours.
Le basculement se produit en mars, puis en octobre, il est rapide, et il coïncide avec le changement de la couleur du ciel bleu. À Tôkyô, le ciel bleu de l’été est en effet très différent du ciel bleu de l’hiver. Le ciel bleu de l’hiver est beaucoup plus clair, lumineux. C’est une lumière crue, blanche, très forte. Et elle aussi vient de revenir, je dirais, cette semaine. Peut être mardi ou mercredi, en tout cas, c’est en milieu de semaine que je l’ai remarqué.
Depuis deux semaines, déjà, j’ai recommencé à hydrater ma peau car j’ai bien senti un changement de ce côté la aussi.
Et donc ce matin, je regardais la baie, et c’était très net. L’eau à maintenant une couleur, une épaisseur dirais-je, de plomb. Adieu turquoise grisé du printemps. Décidément, j’espère ne pas un jour me retrouvé coincé dans une rame de métro sur ce grand pont quand survient un séisme comme cela m’est arrivé après le 11 mars. Quelle peur j’avais eu. Pas de mourir, non, juste que le wagon tombe et que je me retrouve dans cette eau glacée. Parce que sa couleur, son épaisseur, tout fait penser que l’immersion serait glacée.
Encore deux jours et ce sera novembre. Cette année, mon horloge interne est déréglée. Je sais que c’est novembre, je sais que l’hiver approche mais il y a quelque chose d’abstrait. L’année a passé très vite. Ce sentiment s’est estompé par rapport à l’été bien sûr, mais il en reste un petit quelque chose qui me dit, au fond de moi, déjà?
Novembre est en général un mois long, non pas que le temps y passe moins vite, mais plutôt parce que c’est le mois où on rentre dans l’hivers, aux alentours du 3.
Notre logique mathématique nous a appris à regarder l’hiver comme une marque du solstice, ce moment où le jour est le plus court, mais en fait, c’est une vision fausse. La coupure chinoise traditionnelle que les japonais avaient repris il y a plus de mille ans est bien plus juste : le solstice est la moitié de l’hiver, son apogée, si vous préférez.
De début novembre à fin décembre, la nature rentre lentement dans son grand endormissement. Les feuilles se mettent à tomber d’un coup. Une grosse averse, un coup de vent et voilà l’arbre qui en portait tant dénudé, un tapis brun à ses pieds, son année terminée.
Le pin, lui, rayonne au milieu de la désolation et les camélias commencent à bourgeonner : leur tour est arrivé. Le froid s’installe, à Tôkyô, cette lumière blanche du ciel bleu, l’air est plus sec, on a les côtés et les jambes qui démangent, vite de la crème! Et les jours, tous les jours, se font plus courts.
Tôkyô est très belle en hiver, et j’aime m’y promener car tout s’y ralentit insensiblement. Quand arrive les solstice, c’est Noël, et alors le Japon commence à s’endormir. Il se réveille ensuite au début du mois de janvier. C’est la deuxième moitié de l’hiver. Tous les jours désormais, les jours se font plus long. Le ciel est lumineux, les pins rayonnent et les camélias fleurissent partout, c’est très beau.
On regarde les arbres : l’hiver est la saison de l’espoir, mais l’espoir est un horizon lointain qui se fait attendre, et ainsi le froid domine alors que les arbres sont comme définitivement morts. On voit le Mont Fuji de loin et de partout.
Et puis, début février, alors que commencent à revenir quelques nuages et quelques pluies, on aperçoit les premiers bourgeons dans les pruniers et les pêchers. Les camélias sont eux, alors, dans leur triomphe. Et l’hiver, le vrai, celui de la nature, pas celui des astrophysiciens, est terminé. La saison qui s’ouvre est la première moitié du printemps, avec les fleurs de pruniers, les fleurs de pêchers, et puis cette fleur dont j’ignore le nom en français, mitsumata, et puis les premiers cerisiers, et des bourgeons partout.
Les premières pluies parfois, un peu de neige de temps en temps puisque l’air se fait plus humide. Il continue à faire froid, mais le ciel se fait plus souvent gris.
Et puis petit à petit, sans qu’on ne s’en rende compte, l’eau de la rivière Ara se fait comme plus légère, plus transparente, plus « turquoise ». On lève les yeux vers le ciel bleu et, ô surprise, c’est un ciel qui a quelque chose de plus bleu, et la lumière est moins forte dans le ciel, bien que les rayons du soleils se fassent, eux, plus forts, plus chaud : Tôkyô est au niveau de la Méditerranée, c’est un pays du sud. Quand on voit ce ciel bleu, alors, on sait que les cerisiers vont bientôt fleurir, et avec eux les autres fleurs du printemps triomphant.
J’ai regardé le ciel cette semaine, chaque jour en passant sur le pont, ce matin c’était très net : l’hiver est bien au rendez-vous, nous y rentreront bien la semaine prochaine, mais cela est, finalement, déjà fait. Je crois avoir entendu que les vents avaient tourné cette semaine, d’où la chute spectaculaire des températures, surtout la nuit, en milieu de semaine.
Ce matin, il faisait 13°.
Je ne sais pas qu’elle température il fait par chez vous, mais ma comparaison reste la semaine précédente : 19 ° au petit matin il y a deux semaines. C’est désormais la température l’après-midi. J’ai ressorti mon bombers.
Ce soir, je vais au théâtre. Je suis invité, c’est vraiment gentil de la part de Sylvain. J’écris son prénom, plusieurs de mes lecteurs le connaissent. Et demain, Jun et moi devrons nous réveiller de bonne heure : nous allons au matsuri de Nihonbashi que nous avions loupé l’an dernier. Je ne sais pas trop si c’est un défilé intéressant, mais il faut bien clore la saison des matsuri. On remettra cela jeudi 3 en allant au défilé de Asakusa.
C’est amusant, ce que je vous ai raconté au sujet des fleurs. En France, je ne les regardais pas, les fleurs : il n’y en a pas, à Paris. J’avais des plantes, deux fois je m’en suis séparé. Une fois en partant à Londres, la deuxième fois en venant ici, les pauvres. Je les ai données. Je sais que l’une d’elle orne désormais un salon de l’ambassade du Pakistan, je pense qu’on s’en occupe bien. Elle était déjà bien grande…
Il n’y a pas de fleurs, à Paris, si ce n’est chez les fleuristes. Et encore, quand je pense à fleuriste, je pense à cet espèce de MacDo de la fleur, Monceau-Fleurs. Paris est devenue une ville bien triste, quand j’y repense…
À Tôkyô, c’est très différent. Tout est contrôlé par l’homme, il y a des câbles, des fils partout, des pylônes, des tuyaux tous plus laids les uns que les autres enjambent les rivières visiblement polluées que surmontent des autoroutes, mais la ville est également incroyablement végétale.
Les parcs, bien sûr, y sont vastes et nombreux, mais également les jardins, les bordures de voix ferrées (gros point commun avec Londres, cet espace public inhabité, ces friches et ces bordures envahies de végétation sauvage), les devantures des maisons, les ruelles, tout respire la verdure. Et quand une maison est abandonnée, quand un cimetière sauvage de vélos s’est reconstitué quelque part, il y a comme un retour au biologique qui s’opère, une rouille minutieuse envahit la boite aux lettres ici, les guidons par là, le bois est rongé, divers plantes poussent, envahissent la façade ou s’entrelacent dans les rayons des roues.
Le végétal ici doit être dominé, ou c’est lui qui vous domine : je crois que c’est la façon de penser des japonais, celle qui explique qu’ils aient tout bétonné, bousillé les paysages au delà de toute imagination. Qu’importe, doivent ils penser, quand il n’y aura plus personne, tout sera envahi par des arbres, des fleurs, des ronces et des plantes.
Le Japon est un pays humide et chaud en été : tout y pousse avec une incroyable rapidité. J’ai vu des trottoirs bétonnés, craquelés avec des pissenlits qui poussaient sur les bords… Je veux dire, beaucoup de pissenlit.
Alors, obligatoirement, j’ai appris à regarder les fleurs, et même les oiseaux puisque Tôkyô est envahie d’une impressionnante variété d’oiseaux. En France, je ne savais pas nommer les fleurs, enfin, si, quelques unes. Ici, j’ai appris à le faire. Si j’ai une très grande facilité à les nommer en japonais, une incroyable fainéantise m’envahit quand il s’agit de les nommer en français, comme quoi, l’expérience…
Fin décembre, c’est la saison des camélias qui commence, une fleur dont je connaissais le nom mais que j’aurais été incapable de reconnaître. Cependant, il y en a ici deux grandes catégories.
Il y a 山茶花, sazanka (littéralement, fleur de théier des montagnes). Un camélias dont les pétales tombent une par une, aux fleurs ouvertes, généralement fushia. Plus tard, début février, c’est 椿, tsubaki (l’écriture confirme bien que dans la pensée ancienne japonaise et chinoise, le printemps était bien en février, car la décomposition du caractère chinois est arbre du printemps), le vrai camélia.
Il y a ミツマタ, mitsumata, avec ses petites fleurs minuscules en grappe ronde jaunes généralement, orangées parfois. Et puis alors toutes les variétés de prunier japonais, 梅, ume. Fin février, le pêcher, 桃, momo. Et les premiers cerisiers 桜, sakura.
Le moment du cerisiers est fin-mars/ début avril. Mais il y en a deux variétés, la plus tardive, le サメヨシ, sameyoshi, avec ses fleurs en grappes abondantes, est vraiment le plus beau, celui qui fait des cieux blancs de fleurs pour les picnics.
Avril, c’est le mois des fleurs, il y en a partout.
Mais quand vient la fin du mois, quand l’été réel se profile, que le soleil, aux rayons brulant est déja haut dans le ciel désormais bien bleu, on ne peut échapper aux 藤, fuji, la glycine, et encore moins aux divers variétés de ツツジ, tsutsuji qui décorent les allées des parcs en buissons plus ou moins hauts, avec ses fleurs rouges, fushia, blanches, et que les japonais taillent en boule. Certains à grandes fleurs, d’autres plus petites, certains aux feuilles minuscules, d’autres plus grandes.
Fin mai commence à fleurir la fleur qui triomphe en juin, la fleur de l’été. La fleur du temps chaud qui s’installe. 紫陽花, ajisai. Ne me demandez pas en français, j’oublie toujours. Là encore, beaucoup de variétés, avec leurs couleurs bleues, mauves, blanches. La promenade à Kamakura s’impose alors car il y en a absolument partout. Mais les vieilles des quartiers de l’est aussi bordent leurs maisons de leurs fleurs abondantes. J’adore.
Il y a bien sûr toutes ces fleurs de juin et juillet, notamment les スイセン, suisen, des fleurs ayant besoin de beaucoup d’eau, mauves, bleues…
Je passe mon temps à photographier les fleurs depuis que je vis ici. Il y en a partout, et je m’aperçois que si je n’en connais pas le nom en français, le nom me vient en japonais, simplement parce qu’ici, c’est une conversation naturelle. Comme le temps, d’ailleurs.
Dans la seconde version de son film おはよう, Bonjour!, Ozu met en scène deux enfants qui se moquent de la conversation des adultes après que leur père leur ait reproché de parler pour ne rien dire et de se taire. Le plus grand se met alors à mimer les grandes personnes s’échangeant des « Bonjour, ça va ? » « Oui, ça va, et vous ? » « Très beau, merci ! » « Il fait beau, n’est-ce pas ? » « Oui, comme il fait beau » « Ô oui, il fait beau », ce qui met le père en rage car ce type de conversation est la base de toute conversation polie et peut en soit constituer le fond d’une conversation sérieuse, car la façon dont on parlera, la possibilité de silences entre chaque réplique voire, une seconde fournée de répliques sur le temps, donneront cette densité au silence que les Japonais affectionnent parfois, ce partage de sentiments sans mots inutiles.
La scène suivante, sur le quai de la gare de Kita Kamakura, ce sont deux jeunes gens qui se connaissent assez peu encore. L’homme risque une première réflexion sur le temps, et la jeune femme (ou est ce l’inverse) répond avec enthousiasme. Il fait très beau, la lumière est très forte. Est-ce le mois d’avril ou l’hiver ? Toujours est il qu’Ozu, dans cette conversation qui n’a pour sujet que la beauté du temps, créé un effet comique et tendre à la fois, car sans que rien ne soit dit sur le sujet, on comprend bien que, peut être, ces deux là éprouvent quelque chose l’un pour l’autre…
Donc, savoir un peu parler du temps, le ciel, la température, et savoir dire qu’une fleur est jolie font partie de la sociabilité classique japonaise. Je ne croise pas beaucoup de jeunes dans les jardins que je visite, je ne sais pas si ceux ci, devenus plus âgés, se convertiront à la contemplation des petites choses comme je m’y suis converti. Mais c’est pour moi un réel plaisir
Dans son livre Cheikh, Didier Lestrade décrit sa vie à la campagne. Je serais plutôt dans le genre village dans Tôkyô.
Mon rêve serait, par exemple, une vieille maison dans Yanaka, pas besoin de jardin, je cultiverais mes fleurs sur le trottoir et nourrirais les chats du quartier : Yanaka est un quartier de cimetières, les chats y sont nombreux. Dans mon quartier, il n’y aurait presque pas de voitures, mais en revanche, le dimanche, une odeur d’encens venant des temples environnant remplirait le salon dont j’aurais ouvert les fenêtres en grand pour y faire entrer le chant des oiseaux.
J’échangerais des conversations avec les vieilles à côté de chez moi, des conversations profondes, le petit tremblement de terre de la veille, avec force onomatopées pour être précis, la couleur du ciel, la lumière sur les fleurs, la fatigue la nuit en été quand il fait trop chaud et, comme je suis français, je leur apporterais des parts de gâteaux puisque depuis que je suis ici je cuisine souvent. On tomberait en extase devant la beauté de nos fleurs, et comme je ne suis pas japonais, je leur dirais que je ne sais pas jardiner comme elle, leur permettant de me dire que non, vraiment, je suis un fantastique jardinier. Des conversations interminables et profondes qui leur permettrait, ensuite, de parler avec une autre voisine en rapportant des bribes de notre conversation fondamentale…
Bien sûr, pour parvenir à la perfection de ce type d’échange, dans le quartier de Yanaka, il faut être extrêmement rigoureux avec les poubelles. Bien trier, et surtout, pour le papier, faire le petits paquets compacts, séparés du carton, etc… Passé ce test est un véritable défi pour les étrangers, qui donc renoncent à habiter pas là bas, quand ce ne sont pas les propriétaires qui boycottent les étrangers, ces espèces de sauvages qui gardent leurs chaussures à la maison et, pire que tout, ne séparent pas le carton du papier, mélangent le déchets organiques et les autres déchets ni ne font de cadeaux à leurs voisins quand ils emménagent ou vers le 3 janvier. Pour un français, par exemple, des galettes Saint Michel, un pot de Miel ou un assortiment de trois confitures Bonne Maman.
Je ne me revois pas vivre en France, en tout cas plus à Paris. Je ne saurais pas dire pourquoi. Paris est pourtant infiniment plus belle que Tôkyô. Le rêve total serait Kyôto, cette grande ville remplie d’histoire et de patrimoine, entourée de la nature verdoyante du Kansai. Ce serait le grand luxe. Si vous avez un travail à me proposer par là-bas, j’avoue que je considérerais sérieusement…
Bien. C’est samedi midi. J’ai écrit le plus gros de ce message ce matin, dans le train, puis à l’école puisque mon premier étudiant n’est pas venu. Je suis en pause déjeuner.
De Tôkyô,
Madjid
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