Le Blog de Suppaiku, journal bloggué de Madjid Ben Chikh, à Tokyo.

C’était Heisei (1): au temps de Hamasaki Ayumi


Hamasaki Ayumi a peut été l’une des premières, et qui sait même, LA première vraie chanteuse pop de l’ère internet.

Le 30 avril 2019, l’Empereur Heisei 平成天皇, Akihito, laissera la place à son successeur. Avec lui s’achèvera l’ère Heisei 平成時代, commencée après le décès de son père, l’empereur Shôwa 昭和天皇, Hirohito.
L’ère Shôwa avait d’abord vu le Japon se lancer dans la guerre, envahissant l’Asie avant de tenter de prendre le contrôle du Pacifique sous la poussée d’un régime militaro-nationaliste gouvernant dans l’intérêt des grands groupes industriels-financiers Mitsubishi et Mitsui, pour ensuite après la défaite devenir la seconde puissance économique mondiale, accueillant en 1964 les jeux olympiques dans un pays reconstruit puis, en 1970, l’exposition universelle, prémices de la domination sur les industries électroniques dans les années 80.
Les accords du Plaza, en 1986, allaient consacrer cette position centrale et faire doubler la valeur de la monnaie japonaise, déclenchant des mouvements de capitaux vers l’archipel et entrainant la formation d’une bulle financière spéculative d’une ampleur sans précédent, avec le prix de l’immobilier et de la bourse doublant chaque année, avec une abondance d’argent et de crédit pas cher, de spéculation sans limite. De 9000 points en 1986, la bourse atteignait 36000 points fin 1989 et on racontait que la surface d’un billet de 100 dollars à Ginza valait plus de 1000 dollars. Une économie en surchauffe qui accueillait les derniers baby boomers, avides de voyages à l’étranger et de produits de marques occidentales dans un pays où un simple restaurant italien était considéré encore comme un luxe élégant. Dans toute cette folie, on s’endettait pour acheter son appartement, ou simplement pour placer en bourse: les japonais sont très joueurs. C’est alors que le Japon était au sommet de cette bulle, alors que par calcul de parité de monnaie, le Japon venait de devenir la première puissance économique mondiale, que l’empereur mourut. L’ère Heisei, qui démarrait ainsi dans l’euphorie économique, ne tarda pas pourtant, après seulement quelques mois, quand la bourse s’effondra, à devenir synonyme de la plus longue période de déflation économique de l’histoire récente, je veux dire par là, des deux cent dernières années.

Derrière la façade de la déflation bien réelle, avec une dette publique passée de 30% à plus de 250% et un déficit public supérieur à 7% destinés à supporter une économie fortement clientéliste à bout de bras dans un pays vieillissant, où à trois reprises ont frappé des séismes destructeurs, l’un à Kôbe en 1995, un autre à Kumamoto en 2016, sans oublier le plus violent, dans la région du nord, le Tohoku, suivi d’un tsunami d’une force vertigineuse et d’une catastrophe nucléaire toujours en cours, la société japonaise s’est transformée en profondeur.
Le complexe d’infériorité vis-à-vis de l’occident a diminué et les jeunes sont beaucoup moins envieux de la vie à l’étranger, le tourisme insulaire s’est fortement développé, la gastronomie japonaise est désormais prisée, les japonais s’aiment plus pour de vraies raisons, et un peu moins par pur nationalisme, les jeunes portent plus souvent le yukata, et, parallèlement, beaucoup plus de japonais parlent anglais, ils écoutent beaucoup plus de musique venue de l’étranger, notamment de Corée, le tourisme vers l’Asie a beaucoup progressé et surtout, à Tôkyô, désormais, on peut acheter du pain absolument partout et manger français, italien ou espagnol est devenu presque ordinaire et très souvent abordable.

Une artiste a traversé cette époque de ses débuts à nos jours et elle sera certainement celle qui la résumera le mieux. Cette artiste, c’est Hamasaki Ayumi.

En aparté pour commencer

Une des caractéristiques principales de l’art japonais, et qui résume à merveille un des aspects profond de la culture de ce pays, c’est un goût très particulier pour l’irrégularité, pour ce qui serait considéré en Europe comme de l’imperfection. Ici, ce qui n’est pas totalement parfait peut être regardé comme reflétant une plus grande perfection.

Ainsi, le kintsugi 金継ぎ, réparation à l’or: une assiette, un bol ébréché réparé non pas de façon invisible, mais au contraire, en soulignant la cassure par une réparation à l’aide d’un peu d’or. Une pièce de vaisselle ainsi réparée n’en aura que plus de valeur et certaines réparations sont regardée comme de véritables chef-d’œuvres pour l’oeil.

Ainsi le shamisen 三味線, instrument venu de Chine par les îles de l’archipel Ryukyu (Okinawa): l’instrument a été modifié et une de ses trois cordes frotte le manche, créant une sonorité bruyante et « sale », caractéristique de l’instrument japonais et qui le distingue très nettement de l’original, permettant une plus grande expressivité, voire une plus grande violence dans le jeu de l’artiste. J’adore le shamisen, surtout dans la musique du nord, le Tohoku.

Ainsi le biwa 琵琶, autre instrument venu de Chine (« pipa », l’ancêtre du Oud arabe puis du luth européen), et qui au Japon est devenu un instrument d’une très grande sécheresse sonore, pouvant créer de véritables différences d’amplitude du son, renforçant l’expressivité du jeu car s’étant principalement développé au 13ème siècle pour accompagner la narration tragique du clan Heike 平家, moment qui marque la fin de l’ »Antiquité » japonaise (l’époque extrêmement raffinée de la culture de cour de Heian, 平安, nom ancien de Kyoto, alors capitale d’environ 780 à 1192) et le début de son « moyen-âge », avec ses guerres incessantes menées par de puissants guerriers et leurs hommes liges, les samuraï, amorcé avec le transfert de la capitale politique à Kamakura en 1192 (je n’utilise ici le terme de « moyen-âge » que pour donner une idée, les équivalences historiques étant particulièrement maladroites d’une part, et le terme « moyen-âge » étant lui-même une construction idéologique en elle-même très contestable).
Cette année là, une famille entière « sortie de rien » et qui avait fini par dominer le pouvoir par la force durant quarante années, qui était parvenue à s’imposer face à la très puissante et très raffinée aristocratie, a été entièrement décimée, hommes, femmes, enfants, vieillards, lors d’une bataille qui a fait pas moins de 100.000 morts, marquant la fin d’un monde en une parabole bouddhique de retour au néant. L’imagination du peuple a nourri ce récit et ce sont des moines errant, allant de villages en villages, qui ont raconté ce récit tragique, s’accompagnant de cet instrument à la sonorité sèche et expressive.
De cette histoire, les japonais tirent une affection particulière pour les losers magnifiques à la fin tragique.

Ainsi les mousses dans les jardins 苔, ainsi ces arbres cassés et réparés, aux formes torturées portant la marque de leur histoire et de leur propre mort.

La poterie japonaise n’est pas en reste et on appréciera avant tout ici une irrégularité, un dégouliné de la céramique voire une déformation savamment étudiée et qui aura nécessité des décennies de laborieux apprentissage auprès d’un maître.

Le Japon est le royaume des savoirs faire, des gestes précis et méticuleux, mais avec la très unique particularité qu’ici on cherchera au terme d’un long parcours de transmission à se libérer de ce carcan pour produire une œuvre unique à l’imperfection dépassant tous les cadres supposés universels de la perfection.

Le sale et l’irrégulier, pourvu qu’ils portent la marque du temps qui est passé et d’une volonté délibérée de dépassement, sont cultivés avec soin.

Ce que les japonais accordent à l’art, ils l’accordent aux gens. L’expression « courage » se dit ici « accroche-toi » 頑張れ, et parmi les marques de courage il y a ce que l’on confesse de sa propre imperfection, sa propre capacité à reconnaître ses erreurs et à les porter publiquement. C’est avant tout cela, ces excuses publiques de PDG de société, de stars et de politiciens s’inclinant, voire pleurant, plus ou moins sincèrement, devant les caméras de télévision.

Dans l’espace culturel monothéiste, ces excuses publiques ne peuvent pas vraiment servir à grand chose puisqu’en dernier ressort il n’y a que Dieu qui peut pardonner, mais dans un pays comme le Japon, où il n’y a pas de Dieu « rempli de miséricorde », mais des milliers et des milliers de divinités à l’humeur très aléatoire, il n’y a que les autres pour le faire. Et cela donne parfois à celui qui sait choisir les bons mots et la bonne attitude une aura particulière, un peu comme ce bol ébréché: on reconnaîtra la valeur morale supérieure de celui qui aura su avouer son imperfection, son crime et en assumer toutes les conséquences.

Beaucoup en profitent, bien entendu, comme les yakuza. Mais l’histoire et la littérature du Japon sont remplies d’histoires d’individus qui en avouant leur corruption ont révélé une beauté supplémentaire.

Le bouddha lui-même n’est pas en reste, il est généralement, dans le bouddhisme du « grand véhicule », représenté sur un lotus, une fleur qui pousse au milieu des eaux sales. Ainsi une prostituée, généralement perçue comme une personne « souillée » par la réalité du monde (et par conséquent considérée comme « nécessaire »), peut avoir infiniment plus de mérite qu’une « honnête femme » pourvu que son cœur soit pur, et le kabuki regorge de ces histoires… Un jour, elle se retirera du monde et, telle un lotus, elle fleurira. Aucun jugement moral, la voie bouddhique est ouverte à toutes et tous. Le monothéisme enseigne dans le fond la même morale, mais les rigueurs qui se sont construites au fil des siècles ont tendu à l’ignorer devant la force d’un dieu « vengeur », allégorie des pouvoirs politiques qui ont mis la main sur la religion, la façonnant pour leur propre besoin. Cette mainmise n’a pas eu lieu en Asie en général, ni au Japon en en ce qui concerne le bouddhisme.

Bien, cette introduction étant écrite, je dois donc venir au cœur de mon propos, à savoir avouer une imperfection. Une sorte de tare…

Je confesse. Oui, j’ai écouté Ayumi Hamasaki. 大変もし訳ございません!

Me posant la question de savoir comment j’avais pu tomber musicalement aussi bas, je me suis penché sur la question, et j’ai exhumé toute une époque pas si lointaine, le cœur amusé je le confesse.

Bon, après cette introduction, là, c’est un peu comme faire un grand badaboum dans une bassine remplie de gloubiboulga, mais je ne voyais pas trop comment arriver à mon sujet, et puis ça m’est venu comme ça, et j’ai trouvé ça très intéressant, en tout cas pour moi. Je passe mon temps à dire « Vivaldi ceci », « la basse continue cela », certains doivent se dire que je suis un mec super sérieux et vraiment trop calé en musique, sans aucune tâche dessus.

He ben non, je le confesse, il m’arrive aussi d’écouter des trucs légers, et même de véritables horreurs, de la merde, quoi. Nul n’est parfait, hein… Vous voilà rassurés, vous pouvez arrêter d’écouter Céline Dion ou Mylène Farmer en cachette (je précise quand même que je ne les ai jamais écoutées, ces deux là).

Ayu

Ayumi Hamasaki est un pur produit de maison de disque, une lessive comme la pop japonaise en produit à la chaîne jusqu’à en vomir, et de la daube, elle en vomit, particulièrement depuis quelques années, ce sont des trucs tous plus mauvais les uns que les autres, une sorte de concours pour descendre toujours plus bas, dans le plus mauvais, avec un côté clonage fortement prononcé, et bientôt, la Ayu, ce sera une très grande artiste comparée aux pucelles professionnelles en jupettes d’écolières et aux lavaces en sacs à patates et dentelles beiges, burk!

Sa carrière est entrée depuis quelques années dans une sorte de crépuscule pathétique rythmé par deux mariages foireux, l’un avec un mannequin/ acteur australien vivant aux USA, l’autre un américain, suivis des divorces qui vont avec. Il y a quelques mois, le twitter japonais bruissait de photos et de commentaires tous plus méchants les uns que les autres où il semblait que la chanteuse avait pris quelques kilos… D’autres remarquaient que sans Photoshop, elle accusait vilainement son âge et les épreuves de la vie. Les gens sont méchants…

Elle est archi-nulle, la Ayu, ça, on le sait bien, je le sais bien, hein, mais quelque part, aussi, je l’aime bien, elle s’accroche comme une dingue pour ne pas tomber, la petite fille d’un bled paumé de l’ouest du Japon, la gamine qui n’a quasiment pas connu son père et qui durant quelques années, une bonne dizaine quand même, ce qui ici est une longévité canonique, s’est retrouvée propulsée reine de la pop au Japon, sorte de Madonna locale.

Elle a su acquérir un statut particulier. Tout d’abord, elle a certainement été, de façon très inattendue, la première chanteuse japonaise véritablement planétaire. Ensuite, contrairement à presque toutes les autres, elle a su durer, durer, durer, durer, et cela, ce n’est pas rien dans un pays où sitôt mariées, elles disparaissent. Enfin, elle a su survivre avec une rage particulière en acquérant progressivement, et en l’assumant, le statut de gay icône et de chanteuse border line assez unique dans le royaume des lessives de maisons de disques. Une Madonna locale, je vous dis. Très locale, hein, faut pas déconner non plus.

Une carrière pas linéaire

Il y a en fait deux carrières distinctes, une première qui voit une jeune gamine de Kyûshû, l’île à l’ouest du Japon, entrer le marché des « modèles » (mineures) posant en maillots de bain dans des vidéos tout en amorçant une carrière de chanteuse à deux balles, coiffée et habillée comme toutes les « idoles » des années 1993-1996, et apparaissant même au cinéma.

Et puis après ces débuts foireux, l’acharnement, un départ aux USA, et un retour en 1998, le visage « passablement » refait (le nez débarrassé de son épatement et répondant désormais aux critères de la beauté japonaise c’est à dire finement busqué, les yeux « agrandis », le menton affiné, bref tout). Ce doit être le moment où elle signe chez Avex, la maison de disque qui monte à l’époque, celle de Namie Amuro 安室奈美恵 et d’un groupe alors en plein boom, Every Little Thing, ELT.

La maison de disque est notamment spécialisée dans la reconversion d’idoles, pour tout dire: Namie Amuro a débuté au début des années 90 dans un girl band d’adolescentes, Super Monkeys, et la chanteuse de ELT Kaori Mochida, vaguement actrice et « mannequin » ainsi que chanteuse elle aussi dans un girl band, Kurobuta All Stars.

Il n’est donc pas surprenant qu’Ayu ait signé elle aussi chez Avex. La légende raconte qu’elle a rencontré le producteur à Shibuya dans un café. Sur cette légende se greffe d’autres rumeurs vous imaginez.

Son premier album sorti début 1999, A song for XXX, (Poker face, premier single, suivi de You puis de Trust ) la place sur le même créneau que ces jeunes chanteuses de la seconde moitié des années 90, une sorte de sous-ELT, avec des orchestrations assez pauvres réalisées sur synthés de bastringue, vous voyez ce que je veux dire.
Elle a toutefois eu dès le départ une originalité qui l’a distingue de toutes les autres idoles japonaises: c’est elle qui écrit ses textes et même certaines musiques, encouragée par son producteur.
Avec son deuxième album sorti fin 1999, Loveppears, (c’est l’époque de Depend on you, de To be  et puis bien sûr du méga tube Fly high, ou bien encore Boys and girls) elle parvient à affirmer une personnalité et à se distinguer des autres idoles. Et en 2000, avec Duty, son univers et son style sont définitivement en place (notamment Surreal ). La maison de disque commence à réaliser de coûteuses vidéos, et les arrangements, la production sont nettement meilleurs. Cette année là, ELT sort son meilleur (ou moins mauvais, hein, ça dépend de la perspective) single, Rescue me avant de s’éclipser face au bulldozer Ayu. Si vous pensez que Rescue me est nul, sachez juste que le reste est très nettement pire. Croyez-moi!

Son succès lui vaut désormais d’être THE LA mannequin des cosmétiques Kose, des appareils photos Panasonic, des baladeurs Panasonic et des chaines Panasonic, des biscuits Morinaga, de compléments alimentaires, de Mister Donuts, des eaux minérales vitaminées Kirin, du café Boss Suntory, des scooters Giorno Honda, des boissons aromatisées JT, des bonbons Morinaga Hi-Chew du réseau mobile TU-KA, de la clinique esthétique Takano Yuri… et comme sa maison de disque, Avex, travaille avec des DJ techno européens, elle est rapidement remixée à toutes les sauces.

Ayu, c’est très simple, tous ceux qui avaient à cette époque un vague intérêt pour le Japon, on en a tous bouffé! Et pour une raison extrêmement simple, finalement.

C’est qu’en fait son succès a coïncidé avec quelque chose que personne n’avait prévu, surtout pas le très insulaire Japon, un pays spécialisé dans l’exportation de produits uniquement destinés à l’exportation et qui garde pour lui tout le reste. Tiens, la console de jeu Neo Geo, par exemple, sortie en 1993, celle qui a fait rêver tous les gamers du monde entier, et dont la publicité  présentait pour la première fois une jeune idole alors quasiment inconnue… Eh oui, Ayu herself! La meilleure console de jeu, qu’il se disait, meilleure que Séga, meilleure que Nintendo, et que le fabriquant s’est obstiné à ne pas exporter. Et hop, exit Neo-Geo…
Avec cette politique insulaire débile pour un pays exportateur comme le Japon, ils ont flingué leur industrie du téléphone mobile, la plus avancée au début de la décennie 2000, il y a plus de 15 ans, comme ça, gardant pour eux ces bijoux 3G  à clapet qui faisaient photo, vidéo, télévision, internet, transmission Bluetooth des données, sonneries mp3, jeux, navigation GPS et lecteurs mp3, visio, quand en Europe on en était encore au Nokia noir et blanc pourri en 2G, tatadan’da tatadan’da tatadan’dadaaaa…

Ce quelque chose, c’est Internet.

Hamasaki Ayumi est peut être l’une des premières, et qui sait même, LA première vraie chanteuse pop de l’ère internet.

Voilà ainsi un pays insulaire, lointain, fermé, soudainement ouvert malgré lui par la grâce du téléchargement illégal, et à l’autre bout, il y avait une jeune chanteuse qui perçait.

Car son succès au Japon coïncide avec l’arrivée dans sa vingtaine d’année de la génération sevrée au Club Dorothée, à Dragon Ball, Ken, Le collège fou fou fou, Albator et autres Chevaliers du zodiaque ainsi qu’aux consoles de jeux Sega et Nintendo…

Un engouement réel pour un pays coupé du monde et qui n’avait jamais pensé à « exporter » sa culture, au moment même où Takeshi Kitano et Kurosawa Kiyoshi commençaient à percer au cinéma et où un flot de traductions de romanciers commençait enfin à remplir les rayons de librairies. Piquier, dans la seconde moitié des années 90, c’était encore très nouveau.

Quand je me suis inscrit à l’Inalco en 2001, c’était juste incroyable les centaines de jeunes qui s’inscrivaient en japonais…

Bref, la culture du Japon commençait à s’étendre au delà de l’archipel. Et voilà qu’avec internet, et malgré nos modems ultra-lents, nous pouvions télécharger de sa musique pop. Et généralement, le premier artiste qui se présentait alors, eh bien, c’était Ayumi Hamasaki. Voilà.

Toutes, tous, on en a bouffé, du Ayu, et j’ai beau être parfaitement lucide sur la qualité, je serais bien ingrat de ne pas la mettre à part des autres car elle a su, plus que tous les autres, être à ce moment très précis la première porte sur la pop culture de masse.

Bien sûr, elle n’était pas la première. Il y avait eu des trucs pour les snobs parisiens comme moi, YMO, ou bien Fantastic Plastic Machine, Pizzicato Five, Cornelius l’ancien chanteur de Flipper’s guitar, Towa Tei (le DJ de Dee Lite), et même les génériques de certains animés comme Cowboy bebop, mais là c’est autre chose, on est dans une pop forcément un peu plus sophistiquée et au profil, disons, mondial.

Il y avait bien eu, à l’époque de Danièle Gilbert et des chanteurs freluquets qui s’appelaient tous François quelque chose, un freluquet venu du Japon, Sawada Kenji  , qui avait connu le succès en France avec une chanson.

Alors mettre la main sur cette chanteuse pop décolorée blonde au moment où à Shibuya déambulaient des filles hyper bronzées au maquillage métallisé, les ganguro 顔黒, littéralement visage noir, c’était comme faire entrer le Japon, le vrai, à la maison. Avec ses publicités, avec ses vidéos, et pour tous les comme moi, qui voulaient s’immerger, comprendre, entendre, voir, la langue, l’esthétique, comme un contact direct et non déformé. On en a tous bouffé, du Ayu, je vous dis. Et il faut avouer que quand vers 2002 est sorti son album I am, que sa maison de disque et son producteur ont mis le paquet, on a été quand même assez bluffés, car l’album est très bien produit. C’est pas bon, mais bon… il faut avouer, c’était ça ou Morning Musume. dont je vous mets ici les débuts en 1997 pour vous éviter la suite, vers 2000. Oh, et puis non, regardez ça! Des chanteuses pour puceaux, les ancêtres de AKB48, le girl band des 48 pucelles professionnelles.
Le choix était vite fait.

Je me revois, devant l’ordinateur de Nicolas, en train de télécharger les premiers trucs de Ayu, à des vitesses de 1ko par seconde, et soudain, une semaine plus tard, le téléchargement terminé, voir apparaître la chanteuse émergeant d’un bain de boue pour la clinique Takano Yuri   sur l’air de Duty… La passion pour quelque chose est s’apparentée à une folie très proche de la folie de l’artiste, une soif qui ne s’épanche pas, qui en redemande. Et internet nous a fournis alors ce robinet qui manquait tant à ceux qui, tombés dans le Japon quand ils étaient petits, en avait une soif insatiable, illimitée, et ce robinet du net nous fournissait notre dose de Ayu, tantôt blonde, tantôt brune , mais toujours à l’image de ce Japon de l’époque, jeune, réel.

Pas une idole, ni une lessive comme les autres. Elle est le OMO de la pop japonaise.

Tout d’abord, ce n’est pas une fille de. Elle n’est pas, comme Utada Hikaru, sa rivale de l’époque, la fille d’une actrice chanteuse de variété et d’un musicien de jazz, élevée aux USA. Elle a quasiment jamais connu son père et elle a du poser quasiment à poil pour pouvoir « monter à Tôkyô ». Là, elle a tenté sa chance et elle s’est gaufrée, trop de filles sur le marché, souvent bien plus douées. Elle est partie aux USA pour étudier le chant, mais là non plus ça n’a pas été très fort, elle est revenue au Japon et a fini par rencontrer son producteur, le producteur de Avex. Il l’a laissée écrire ses textes. La maison de disque était à la recherche de nouveaux talents pour continuer son ascension, elle est arrivé au bon moment.

L’ascension a été continue de 1998 et jusque 2001, jusque la sortie de l’album I am. Là, elle domine tout, elle lance les modes comme aucune autre, les filles copient son style, son nail art fait référence chez les gamines, elle triomphe dans des remix techno et le net commence à la diffuser dans le monde entier. Mais voilà que Utada Hikaru, déjà deux albums à son actif et, il faut bien l’avouer, bien plus de talent, et qui en plus vient d’être invitée par le premier ministre Koizumi pour rencontrer le président Bush, sort un troisième album en juin 2002.

La puissante maison de disque (Toshiba- EMI Japan) a mis le paquet, les clips sont visiblement coûteux  , la production est superbe. Deep river   est définitivement le meilleur album de Utada Hikaru et, au passage, le meilleur album de pop grand public de l’année 2002 au Japon. La plupart des morceaux servent pour des publicités, notamment pour la gamme FOMA 3G, c’est le début de la visio

La spécialité de Utada Hikaru étant le RnB (à la japonaise…),se sentant menacée, voilà Ayu qui s’y essaie, à sa façon. Le résultat est pathétique  et son album Rainbow qui sort en décembre 2002 la relègue au rang de ringarde malgré le succès du titre Voyage (une ballade, of course) qui sert au générique du feuilleton télévisé My little chef.

L’humiliation totale finit par arriver avec la chanson titre elle-même, Rainbow quand au même moment sort THE LE meilleur morceau EVER de Utada Hikaru, Colors, avec une Utada Hikaru presque réinventée, plus adulte, évoluant dans un clip abstrait multipliant les références artistiques, sobre et simple, se mariant avec un titre lui aussi très simple, à la mélodie doucement répétitive cadrant parfaitement avec sa façon très particulière de chanter le japonais, une façon très anglo-saxonne. Rainbow va peiner à surnager quand Colors va se vendre et dominer pendant trois mois. Au même moment, c’est l’offensive des brunes sensuelles comme Nakashima Mika, dont le Yuki no hana va cartonner fin 2003, un besoin de changement peut-être…

Plutôt qu’abandonner, chercher à courir après le succès, ou s’entêter, Ayu va opérer une sorte de remise à plat, va changer son apparence de manière très délicate pour coller à son âge. Peut-être en effet y avait-il un décalage entre l’ancienne idole et la jeune femme qu’elle était devenue.

Musicalement, elle décide de faire dans la fraîcheur et de revenir à la base et notamment à ce en quoi elle a toujours excellé dans un genre qui plaît beaucoup au Japon: la ballade. Un incroyable come back qui étonne tout le monde. Écrasée fin 2002, laminée début 2003, la voilà qui ré-émerge, redevenant une nouvelle chanteuse à elle toute seule, loin de cette espèce de sophistication cheap de l’album précédent. On découvre alors qu’il y a en Ayu quelque chose de Madonna.
Vers 2004/ 2005, elle enchaine les succès, totalement réinventée, comme le montre la vidéo surprenante à l’époque de Because of you. À l’été 2005, enfin, après deux années de travail monumental, elle a enfin le méga tube qu’elle n’avait pas connu depuis plus de trois ans. C’est Fairyland. Cet été là, des Hamasaki Ayumi en geisha de 30 mètres de haut dominent des immeubles pour faire la publicité des appareils photo Lumix.

Avec le temps je me suis lassé. La pop, c’est avant tout de la culture jetable, ce n’est pas fait pour être bon. J’ai observé de loin sa carrière, amusé parfois.

Les années qui ont suivi, bien qu’il ait fallu faire face à un changement dans la pop japonaise grand public et à la percée d’artistes étrangers, elle a su surnager, tantôt « femme« , tantôt revenant à la « ballade » tantôt très « Ayumi« , tantôt avec un boys band chinois, tantôt s’essayant à rivaliser avec Lady Gaga, sans jamais manquer d’humour   et toujours avec cette façon qu’elle a de se dédoubler dans ses vidéos, voire même de se démultiplier

Ça, j’avoue, ça a toujours été ce qui m’a le plus fasciné avec elle, sa capacité à ne jamais avoir la même tête, mais d’avoir au moins deux visages, l’un très ouvert et radieux, l’autre boudeur et très fermé, sa capacité à jouer avec des identités multiples comme aucune autre artiste, pas même la Gaga ou la Madonna. Ayu, en réalité, est avant tout une actrice plus qu’une chanteuse.

Avec les ans, elle a acquis un statut très particulier et assez unique. La Team Ayu, ce sont avant tout les musiciens qui l’accompagnent depuis des années, ce sont des choristes. Et ce sont aussi des danseurs et danseuses qui ont été là dans les hauts et les bas de sa carrière, même après cet accident qui l’a privée d’une oreille et qui fait que parfois, elle chante si faux. Ces danseurs sont ouvertement homosexuels, et il n’est pas rare qu’Ayumi s’amuse avec les genres dans ses vidéos, ce qui est unique au Japon. Elle est finalement en train, avec les ans, de devenir une sorte de gay icône.
Je vous avais écrit au début de ce (long) texte qu’actrice, justement, elle s’y était essayée.
En 1995, elle a joué dans un film japonais racontant une histoire centrée autours d’un jeune homosexuel découvrant sa sexualité, l’impossibilité d’en parler, son envie d’aimer. Grain de sable. Elle y tenait le rôle d’une jeune fille à problème, solitaire (une « fille à pd »). Un très joli film, très délicat, remarqué à Cannes.

Elle est aujourd’hui totalement dans le paysage, presqu’oubliée, sorte d’icône taboue d’une époque qui s’achève, mais avec toujours ses fans fidèles, et même certainement des comme moi qui sans ni l’aimer ni l’écouter ont pour elle une certaine tendresse. L’an prochain, elle entrera dans l’histoire comme la principale chanteuse de l’époque Heisei. Avec elle, avec ces presque trente ans d’histoire, nous auront vieilli. Nous pourrons regarder en arrière avec frayeur et tendresse, exactement comme dans cette vidéo de 2010 où aux deux Ayu d’âge mûr se superpose l’image de la jeune idole qui, en 1999, s’apprêtait à conquérir le Japon mais ne le savait pas encore.
Alors malgré tout, et avec un très gros malgré, je le confesse bien humblement. Aimer Ayu, c’est aimer une part de mon histoire et c’est donc un peu m’aimer moi-même. Merci Ayu.

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Commentaires

4 réponses à “C’était Heisei (1): au temps de Hamasaki Ayumi”

  1. salut. je decouvre votre plume par pure hasard. le titre m a intrigue mais le theme fait clairement parti de ce que je fuis dans la culture nippone. Mais quel article ! merci. je vais aller roder du coter de votre blog bcp plus serieusement.

    1. Avatar de Madjid Ben Chikh
      Madjid Ben Chikh

      Merci beaucoup pour ce message.
      Amitié.

  2. salut. je decouvre votre plume par pure hasard. le titre m a intrigue mais le theme fait clairement parti de ce que je fuis dans la culture nippone. Mais quel article ! merci. je vais aller roder du coter de votre blog bcp plus serieusement.

    1. Avatar de Madjid Ben Chikh
      Madjid Ben Chikh

      Merci beaucoup pour ce message.
      Amitié.

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