J’ai traversé cette époque seul et réfugié dans mon propre silence. J’étais Lancelot. Voilà pourquoi maintenant je vous saoule de mon trop plein de mots.
Il y a eu un Avant, il y a eu un Pendant, un très long Pendant, et il y a un Après dans lequel nous vivons avec. Cet après, d’ailleurs, nous pourrions l’appeler un Avec. Un Avant le VIH, où le virus était là, tapi dans l’ombre et fauchant ses premières victimes dans l’insouciance de leur vie, dans l’insouciance de nos vies à toutes et à tous. Et puis il y a eu le Pendant, la cruelle évidence que « something is wrong », et que plus rien ne serait jamais comme avant, des corps jeunes pourrissant, la peur de tout, la peur de tous, la peur en chaque instant, la peur de l’avoir, et puis la peur de le transmettre, et puis la peur d’être malade, la peur de souffrir plus encore que la peur de mourir, mais la peur de mourir aussi, 1983, 1984, 1985…, et puis la lente prise de conscience, la jeunesse déjà vieille à vingt ans, et puis la tristesse, et puis nos retrouvailles au Gay Tea Dance du Nouvel an, « t’as des nouvelles de Machin?, je ne le vois pas », « tu ne savais pas? », nos retrouvailles au Bal du Quai des Tournelles le 13 juillet au soir, « t’as des nouvelles de Machin, je ne le vois pas? », « tu ne savais pas? », les premiers préservatifs avec la queue qui débande et l’air con avec ce bout de plastique qui pendouille, et puis le coeur qui bat quand on va chercher le résultat d’un test, et puis les mots qui ne viennent pas quand un ami te dit que…, et puis le sentiment d’impuissance, et puis des visages familiers que l’on ne voit plus, une décennie, la nôtre, nos années 80, nos vingt ans, avec ses fêtes et nos espoirs, qui s’avachit, qui s’écroule, s’embrume dans un brouillard sombre, et puis ces amants à qui on n’en parle pas « mais on sait que », nos silences, silences de peur, silences de pudeur aussi, silences de respect, réapprendre à aimer, réapprendre à tout, et puis ce petit film indépendant qui moi me marque et me déchire en 1986, Parting glances, je suis presque seul dans la salle, je me sens seul, chacun d’entre nous se sent seul dans la salle, on se regarde en partant, silencieux, oui, le silence, 1986, 1987, 1988, 1989…
Et puis ACT UP qui le brise, ce silence, on s’engueule entre amis dans les dîners, en faisant les courses, il y a ceux qui sont pour, pas nombreux, il y a ceux, nombreux, qui sont contre, pour comprendre, c’est simple, remplace Didier Lestrade par Houria Bouteldja, et ACT UP par le PIR, vraiment, c’était ça, mais pour ou contre le silence est rompu, on dit le mot, SIDA, SIDA, SIDA, les victimes sortent de leur « joli rôle » de victimes et les voilà qui deviennent militant-e-s de leur propre vie, acteurs et actrices, libéré-e-s du poids du silence qui nous étouffait toutes et tous, porteu-r/se-s du virus et amis, amants et proches, le mot circule, SIDA, SIDA, SIDA, le petit bout de plastique qui pendouille devient une arme et même la seringues des toxicomanes devient une arme, on voit des politiques qui cèdent face à ce mot qui surgit, vengeur, SIDA, SIDA, SIDA, envisageant des distributions gratuites et anonymes aux toxicomanes, le mot s’impose dans le débat, et ACT UP a déjà gagné mais ne faiblit pas, car c’est le moment où l’hécatombe commence, alors ce mot, SIDA, que l’on peut enfin prononcer, ce statut, séropositif, que certain commencent à déclarer, et ce groupe qui continue de gueuler, ACT UP, divisent de moins en moins et tendent à fédérer, à devenir synonymes d’une même conscience. Pour reprendre Sartre, une même situation créée une même génération, avec les mêmes mots.
1990, 1991, 1992, 1993… On regarde ACT UP comme quelque chose d’acquis aujourd’hui, mais en réalité c’était très loin d’être le cas, ça a été une bataille tous azimuts de ses militants-e-s, une occupation du terrain, de tout le terrain. Je me souviens, la « grève des infirmières », devant le ministère de la santé. Oui, même ça. Dans les assemblées générales, des idées folles, écrire les tracts dans une multitude de langues pour toucher les populations immigrées, totalement absentes des campagnes de prévention. Travailler avec les prostitué-e-s où le virus commence à faire des ravages à cette époque. Et puis l’Afrique qui commence à surgir des discussion avec des chiffres dingues, manque d’information, d’hôpitaux, d’instruction, pauvreté. Le SIDA révélateur social d’un monde profondément inégal. Une rage sourde car vers cette époque, le virus tuait. Beaucoup.
Nos premiers décembre, souvenir du temps gris, souvenir de pas beaucoup de monde dans cette époque grise, et puis les pom-pom-pom boys d’ACT UP pour la Gay Pride 1991 avec leurs gros pompons roses sous le ciel gris sur le boulevard Saint Martin, parmi eux Denis « le suisse » (je connais beaucoup de Denis) que je revois comme s’il était là devant moi, et puis l’année d’après quand je traîne quelques socialistes « de gauche » (je n’étais plus au PS depuis des lustres) pour leur donner une leçon de militantisme, la baffe qui se lit sur leurs têtes, et puis l’année d’après, cette fantastique surprise, ce premier décembre du soir de semaine, on est des milliers place de la République, et ça, on ne s’y attendait pas, chaque fois j’y suis allé seul, de la façon dont j’ai traversé cette époque, alternant ma reprise d’études, mon retour à la vie et mes séances chez ma psy. Je me souviens un soir de semaine, ma séance s’était achevée un peu avant 18 heures, je me suis précipité sur une fin de manifestation, je sors du métro à Strasbourg Saint Denis et je tombe nez à nez face à Didier qui me dit « bonjour » avec le grand sourire qu’il donnait à tout le monde. Je me souviens mes grandes conversations avec Jean-Pierre, l’ami de Jacques qui est parti en 1992 et dont le décès m’a envoyé tout droit en analyse (je n’étais déjà vraiment pas bien cette année là, je sombrais, mais ce décès a été le truc en trop, je me suis mis non plus à fuir le monde, mais à me fuir moi-même, passant mes journées à fumer du shit chez moi, sans sortir, à me parler tout seul, et à trainer la nuit, seul, seul, toujours seul). Convoquer cette époque, c’est un peu faire tourner les tables et appeler des fantômes. Parmi eux, ce garçon rencontré par hasard, extrêmement doux, il ne m’a rien dit, mais je savais, on s’est vus quelques fois, mais il était trop demandant, je n’ai pas le caractère très chien, je suis plutôt un chat, et à cette époque, j’étais plutôt chat en très mauvais état tout juste convalescent, et puis on se croise le 1er décembre, j’étais avec Alain, on bavarde et puis je le laisse, je me retourne pour lui faire un signe de la main, et je saisis un regard d’une tristesse profonde, ce n’étais pas le regard de l’amour, fut-il déçu, c’était le regard de la solitude.
On pourra me dire que j’étais égoïste. Je ne sais pas. Allah a un grand livre paraît-il, tout y est écrit, consigné, il y a aussi tout ce qui ne se voit pas. Et ce qui ne se voit pas est que j’ai traversé cette époque seul, suicidaire, parfois avec de très fortes pulsions, dépressif et drogué, totalement perdu après le décès de mon père et alors que l’Algérie s’enfonçait dans le chaos. J’ai fait comme j’ai pu. J’ai donné des coups de main quand je pouvais, des picketings d’ACT UP, quelques actions, des collages d’affiches, avec les coups au café après où j’entendais des mecs de mon âge parler de la maladie de quelqu’un, et après, moi, seul sur le chemin du retour qui descendait mon ascenseur vers le néant. Allah seul sait, Allah jugera.
Mon seul vrai regret, vraiment, et qui m’a valu des séances entières chez ma psy, ça a été mon incapacité totale à voir Tim, à parler à Tim. J’aimais, j’aime d’ailleurs toujours beaucoup Tim, mais quand je le voyais, les mots ne venaient pas, c’était comme dans La mise à mort, ce roman d’Aragon, je n’étais qu’une composition de moi parce que j’étais absent. Les mots ne venaient pas et les pensées explosaient, alors quand je le voyais, je n’étais pas là, j’étais un fantôme et je me regardais être là, spectateur de moi-même, impuissant, incapable de dire simplement « je t’aime » sans que ces mots me semblent indécents. Je n’ai jamais dit « je t’aime » à mes parents, à mon frère.
J’ai traversé cette époque seul et réfugié dans mon propre silence. J’étais Lancelot. Voilà pourquoi maintenant je vous saoule de mon trop plein de mots.
Un jour, je lisais la page mode du Monde. J’aimerais retrouver cet article superbement écrit, ce devait être vers 1994, la couleur grise des défilés, les coupes simples, sans épaulettes. Pour la première fois, un article de mode parlait du SIDA, donnait des noms de couturiers morts, et disait qu’une transmission ne s’était pas faite, et qu’un vide était patent, et que ce gris, ces formes simples, c’était le deuil de la mode, la page qui se tournait. J’ai mis cet article dans un coin de ma tête. Et puis en 1996, il y a eu cet autre article qui parlait des trithérapies, et du « relapse », ces homosexuels qui commençaient à ne pas utiliser de préservatifs. Les deux articles se sont télescopés dans ma tête. Voilà, une page était tournée. Pour ma génération, ces quelques années avaient été une gigantesque tornade qui nous avait vieillis. J’en ai fait mon deuil, c’est mon côté chat, et puis c’est aussi cela, l’analyse. D’autre ne l’ont toujours pas fait…
Guillaume Dustan a été celui qui a annoncé la fin de partie, à sa façon. J’ai toujours regardé Dustan comme cela, et rien d’autre. C’est déjà beaucoup. Il n’y en a pas beaucoup qui ont voulu regarder Dustan comme cela, qui ont préféré regarder le côté « sulfureux », la surface. Quand en réalité, ses quelques livres (j’ai adoré Dans ma chambre, Je sors ce soir et j’ai lu avec plaisir Plus fort que moi, mais vraiment Nicolas Pagès, pour reprendre le mot de Diderot à propos de La nouvelle Éloise, « il y a deux cent pages de trop », mais toujours, dans ses bouquins, il y avait mes amis, Tim bien sûr, mais aussi Bernard, et même Pascal-Abel…) signifiaient qu’une époque s’achevait et que la parole était enfin libérée (merci ACT UP, au passage) au point de faire du SIDA non pas seulement un objet d’étude ou un sujet de fiction, mais un simple objet du quotidien dans une oeuvre de fiction, peu de monde a compris que nous entrions dans l’Après-SIDA. Je sais que le mot, même aujourd’hui, choquera et on me dira que le SIDA tue encore et patati et patata, mais avec la trithérapie, on est bel et bien entré dans une époque d’après, disons « au sens sartrien ».
Plus personne n’a à se définir par rapport au SIDA.
Didier Lestrade a été un des très rares à interroger ce tournant. Les médias, les milieux militants ont préféré réduire cela à une querelle entre Dustan et lui. Didier s’en est sorti à sa façon, Guillaume Dustan s’est lui laissé enfermer dans un bocal duquel il n’est jamais ressorti (j’aurais aimé à cette époque le rencontrer, histoire de lui fiche des baffes). Et pour les militants, ça a été business as usual. Enfin, pour ceux qui rentreraient dans le système du militantisme subventionné, car pour les autres, ça a petit à petit été le rameur. C’est ce qui arrive, quand on s’obstine à ne pas voir l’époque changer.
Les 1er décembre se sont réduits à n’être qu’une sorte d’institution officielle du SIDA, subventionnée et affichée par ceux-là même qui avaient ignoré la réalité de l’épidémie et s’étaient fait des donneurs de leçons à l’époque où la maladie tuait. Nombreus-e-s sont celles et ceux qui l’appellent ironiquement « la Saint SIDA ».
Et pourtant, malgré cela, c’est une date qui nous traverse et nous fait quelque chose. C’est un jour où l’on se souvient de ces DIE-IN, quand tout le monde se couchait dans le silence et dans le vacarme assourdissant des cornes de brume, juste avant que nous nous relevions, les yeux remplis de larmes et la tête pleine de colère et de haine envers ces politiques qui ne pigeaient pas, les mêmes qui continuent à gouverner en donnant des leçons sur « l’homophobie « de telle ou tel! C’est un jour où je repense à cette jeunesse que nous n’avons pas vraiment eu, et encore plus à ceux qui resteront jeunes pour toujours dans notre mémoire, jeunes et insouciants, et puis malades, et puis morts, et puis voilà.
Pour le 1er décembre 1990, la première grande initiative internationale sur le SIDA s’appelait RED HOT + BLUE. Une heure trente de vidéos d’artistes, de chanteurs reprenant des chansons de Cole Porter.
N’oubliez pas, n’oublie pas celles et ceux qui n’avaient que vingt ans, vingt cinq ans, et qui sont mort-e-s. N’oubliez pas, n’oublie pas, que celles et ceux qui aujourd’hui ont cinquante ans et qui ont traversé cette époque sont peut être un peu, beaucoup amoché-e-s, mais qu’iels n’en ont pas moins besoin de notre amour, de notre tendresse. N’oubliez pas, n’oubliez jamais, n’oublie jamais, la rage, la violence, le courage et l’obstination de celles et ceux qui, à ACT UP notamment, ont milité, refusé, dit NON, et ont imposé leur agenda, leurs mots, pour briser le silence et faire qu’une maladie, n’en déplaise à cette sous-merde de Finkelkraut, puisse être une cause politique.
N’oublie jamais d’aimer. N’oublie jamais de dire « je t’aime ».
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