– Merde… T’as fait une grosse connerie, là, tu ne peux plus revenir en arrière… T’as pas l’air con…
Mardi 7 février 2006, comment ne pas me souvenir de ce jour là, après avoir passé des semaines à vendre presque tous mes livres, disques, donné le reste, jeté des tonnes de choses et placé le reste chez Nicolas ou Frédérique, envoyé trois colis vers le Japon à ma nouvelle adresse, dictionnaires, quelques livres et photos, mon journal, oui, mon journal, tout, tout avait été rapide, une sorte de tourbillon, vider, vider, vider, tout réduire au minimum, une grosse valise, dire au revoir aux collègues, et puis ce jour, donc, être prêt, le billet d’avion JAL surclassé grâce à une promotion sur les points de fidélité, seulement 27000 points, je les avais, et comme dans une tornade voilà qu’à cinq heures de l’après midi je suis en train de dire au revoir à Alain, Nicolas et Stéphane qui m’ont accompagné pour les au-revoirs dans un café dégueulasse de Roissy, dernières photos, et hop, je file, la sécurité, le « lounge », à peine le temps de prendre le journal on appelle mon vol, même pas le temps d’un café ou d’un sandwich que me retrouve à l’étage du 747, une hôtesse me propose de prendre mon manteau, je m’assieds, je teste le fauteuil, la position semi-couchée du « flat-seat », l’écran, l’avion décolle, ça va être long mais je suis véritablement excité, j’arrive pas encore tout à fait à y croire, service, tiens, je ne me souviens même pas de ce qu’il y a manger alors, mon cerveau doit être ailleurs, dans un quelconque métro à courir pour voir untel ou unetelle, il faut faire vite, revoir tout le monde, courir à l’ambassade, visa, donner les dernières babioles, oui, c’est ça, mon cerveau doit encore être dans un métro, ou bien encore en train de lire le contrat avec NOVA le jour de la signature, ou même encore à cet instant fin novembre où j’ai reçu le mail m’annonçant que ma candidature était acceptée et que le départ était pour février, l’impossibilité de contenir ma joie alors que je suis au travail, oui, ce doit être ça, et puis l’obscurité se fait enfin dans cet espace de seulement quelques sièges, j’ouvre mon macbook blanc, mon grand copain de cette époque, celui qui m’a accompagné à Kyôto l’été précédent, puis je vais aux toilettes, je me rafraîchis le visage, je me regarde dans la glace et c’est à ce moment-là seulement qu’enfin le temps qui s’était accéléré depuis ce jour de novembre décide enfin de s’arrêter,
– Merde… T’as fait une grosse connerie, là, tu ne peux plus revenir en arrière… T’as pas l’air con…
Une envie de pleurer commence à me prendre, et puis je me regarde encore, et puis je me souris. Voilà, j’ai enfin vraiment 40 ans, et j’ai tout quitté pour aller vivre au Japon, mon rêve de gosse, et je suis en Business-class sur un vol Japan Airlines.
-On verra bien…
Je suis retourné à mon siège, j’ai regardé « les demoiselles de Rochefort » bien calé dans mon siège, une incroyable tendresse m’a rempli, et puis je me suis couché. Quand mes yeux se sont ouverts, j’avais manqué le déjeuner et l’avion préparait sa descente. J’ai eu un vague regret de n’avoir ni profité du lounge, ni réellement profité des services de la Business, mais ce n’était pas grave. Je crois que c’est de cette traversée véritablement parfaite que je garde l’idée que je ne quitterai le japon que pour passer par la grande porte, une sorte d’idée de moi-même a comme commencé à germer. Ce n’est pas de l’orgueil, plutôt une fierté, parce que tout cela, finalement, au départ, n’était pas très évident. En écrivant ce billet aujourd’hui, je comprends mieux cela.
Ce billet, hier, sur Hamasaki Ayumi, était écrit depuis la fin de l’an dernier, mais je ne voulais pas le poster sans ni le relire, ni en vérifier les liens une dernière fois, ni surtout en en faisant une sorte d’acte isolé, sans suite. Ce billet, je l’ai posté 12 ans jours pour jour après mon départ. Et ce billet-ci, que vous lisez, je le poste 12 ans jour pour jour après mon arrivée.
J’avais un peu perdu le fil de ce blog, cet anniversaire est une fantastique occasion de le ressaisir dans son incroyable simplicité. Un billet du jour qui se couche, et le billet du jour qui se lève.
Mon avion est arrivé à Narita en début d’après-midi, j’ai pris le bus vers l’agence Sakura House pour prendre les clés de mon appartement. J’avais opté pour rester dans la même maison que lors de l’hiver 2004-2005, loyer correct, quartier pratique et chic, Kagurazaka, à 20 minutes du travail en train. Je suis arrivé avec ma grosse valise et mes sacs, et puis j’ai pris le métro, et puis je suis arrivé chez moi. La soirée a du filer vite, je ne m’en souviens pas.

Le lendemain, et le surlendemain, je me suis levé tôt, le matin, j’avais des tas de choses à faire, et notamment aller à une orientation professionnelle, et puis à la mairie pour m’inscrire, et puis ouvrir un compte en banque, et puis m’acheter un téléphone. J’avais craqué sur un modèle bien avant mon départ, le Casio CA31W chez AU, un modèle de la saison précédente, qui faisait des photos de 3,1mpix, avec un mode 16-9, qui faisait des vidéo 320, qui faisait lecteur mp3, qui avait un browser pour le web, qui éditait les pdf, etc Il coutait 1 yen, avec contrat sur deux ans. J’ai enchainé les promenades et la ville m’a paru splendide, magnifique.
Pourquoi ne pas lire le billet de blog de ces jours-là?
Je ne le savais pas encore, mais c’était le début de quelque chose qui dure, d’une chance dont j’ai parfois oublié de profiter, car on s’habitue à tout, même à la chance que l’on a quand on réalise un rêve profond.
Il m’arrive d’être injuste avec ce pays, car en réalité, et malgré toutes mes résistances, et en dépit de toutes les siennes, ce pays m’a finalement plus ou moins adopté. À sa façon, avec un gros écriteau indélébile punaisé sur mon front, « gaijin », mais force est de constater que c’est comme cela que les japonais nous adopte et que c’est, finalement, parfaitement leur droit: ils n’ont pas demandé à « s’ouvrir au monde », le Japon ne s’est « ouvert » que sous la menace d’une destruction de sa capitale. Comment ne pas être finalement un peu un intrut, dans ces conditions là, et non pas un invité…
Peu avant mon départ pour la France, en décembre dernier, j’ai ressenti comme une sorte d’arrachement à mon quotidien, ici, comme si partir pour la France relevait plus d’une obligation que d’un désir. J’aime ma vie ici, je m’y suis non seulement habitué, mais j’y ai trouvé une tranquillité que je n’avais pas en France. L’épisode du pick-pocket qui a volé son portefeuille à Jun le dernier jour à Paris est venu me le rappeler, j’aime cette tranquillité, cette propreté partout, cette politesse, cette attention au détail, toutes ces petites choses qui désormais m’environnent et qui compensent tout ce qui m’agace, m’insupporte et me sort par les trous de nez.
Plus jamais je ne laisserai derrière moi un pan entier de ma vie comme je l’ai fait, car avec la vie au passé, on laisse également des amis qui continuent leur vie sans que l’on puisse réellement partager tout cela. Et c’est dommage, et c’est douloureux aussi.
Je ne sais pas comment mon ami Yann a vécu ces trois dernières années, loin du Japon où il a vécu douze années. Yann, que je revois le jour où je suis arrivé à Nova et qui est presque synonyme de ces 12 années qui s’achèvent, bien qu’il soit parti à la fin de 2014. Hier, je saluais Ayumi Hamasaki pour comme finir un cycle, puisqu’en Asie, 12 années correspondent à un cycle du zodiaque.
Aujourd’hui que je commence mon second cycle ici, je nous revois, Yann et moi, l’été 2006, à la terrasse d’un bar de 2-chôme, puis dans un karaoke, à chanter du Ayumi, je nous revois avec Pierre dans ce restaurant de Omotesandô puis au même karaoke, puis dans ce petit bar de Shinjuku, soûls tous les trois. Et de la même façon que je pense à Ayumi avec une certaine tendresse pour ce qu’elle a pu représenter à une certaine époque, je repense à ces années où Yann était là avec beaucoup de tendresse, il était comme un petit frère, et sa présence me manque.
12 années derrière moi. 12 années qui commencent, inch’Allah. Je suis arrivé pour l’année du chien, et c’est de nouveau l’année du chien. Une boucle est bouclée. Voilà, c’était il y a douze ans. Voilà, c’est aujourd’hui.
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