…,un intermède tellement prégnant à Kagurazaka, que cette course folle suivie de vacances m’ont presque fait oublier que j’habitais bel et bien à Asakusa…
Je suis dans le métro, il est un peu plus de onze heures, il fait beau, je vais retrouver Michiyo, lui donner une leçon, je suis débordé à l’école, je suis débordé le lundi, du matin au soir, très tard, je suis débordé le mardi, du matin au soir, très tard, je finis très tard, ce soir, ça ira mieux demain, enfin, je ne sais pas, à côté de moi un homme lit le journal, photo d’une zone en reconstruction, banal, c’est toujours mieux que Hashimoto le maire d’Osaka, j’en ai marre je n’ai toujours pas mis les pieds dans la nouvelle rame de la ligne Ginza, c’était bien la peine qu’ils fassent tout ce ramdam à son sujet, tout au plus l’ai je vu passer, dans l’autre sens, plusieurs fois, jamais monté dedans, tiens, et pourtant j’habite à Asakusa, je prends cette ligne tous les jours, plein de pubs GAP autours de moi, des photos de types et de meufs en jeans « Bright », bof, je suis sceptique… Je suis arrivé.
Midi vingt passés. La leçon a été rapide, une heure, cela passe vide. Des fois, je n’aimerais que cela, des cours particuliers, et plus l’école. Mais ce n’est qu’une vue de l’esprit, un fantasme vide de sens, qu’elle idée, arrêter de travailler pour passer mon temps dans des cafés…
Dans quelques mois, maintenant, j’aurai un nouveau visa. La nouvelle législation japonaise accorde des visas de cinq ans à la place de trois ans comme cela a été le cas jusqu’ici et c’est, pour le paranoïaque que je suis, un incroyable progrès. Je n’aime pas cet espèce d’entre d’eux qui s’ouvre quand vient le moment du renouvellement, j’ai trop en moi inscrit le calvaire que mon père subissait quand ce moment arrivait et qu’il partageait malgré tous ses efforts pour le dissimuler. Je me souvient, quand il avait perdu ses papiers… C’est inscrit en moi, je l’accepte. Autant dire que ce que j’avais appelé une transition il y a six mois prendra fin quand je serais en possession du nouveau visa. En attendant, je serais comme en sursis.
Avant les vacances, comme je vous l’ai expliqué, j’ai couru dans tous les sens. Je suis maintenant chez moi, mais il me reste maintenant à mettre de l’ordre car en fait, comme on le fait souvent quand on n’a guère le temps d’emménager, j’ai mis certaines choses en vrac et il me reste donc à terminer du classement. Je dois encore acheter un rangement pour la vaisselle. Cependant, pour tout dire, le plus gros est fait. J’ai encore beaucoup de mal à me faire à mon quartier. Tellement de souvenirs dans l’ancien, Kasai, et un intermède tellement prégnant à Kagurazaka, que cette course folle suivie de vacances m’ont presque fait oublier que j’habitais bel et bien à Asakusa… Finir ce rangement participera donc à mieux m’inscrire dans ce chez moi. Ce soir, promis, j’achète un plateau de sushis, je gonfle mon pneu arrière et je pars me balader, de nuit, dans le quartier avec mon appareil photo. Habiter là n’a de sens que comme cela. Oui, et aussi, je vais totalement débarrasser mon bureau des babioles qui l’encombrent pour n’y mettre que ce dont j’ai besoin pour y travailler.
Mon poids ne varie pas. Toujours la même alimentation. Je crois qu’il y a une zone de résistance importante dans ma tête et dans mon corps qui m’empêchent de reprendre ma perte de poids.
Je n’ai pas de grand miroir, chez moi. Je ne suis pas du genre à me regarder, je veux dire, dans un miroir. Saisir mon image dans une vitre, sur une photographie me semble plus intéressant car c’est d’une surprise et d’une pose inattendue que je surgis, comme un étranger à moi-même, me permettant de saisir mon image, la vraie. Par exemple, avant de perdre du poids, je le voyais bien, ce double menton, sur les photos que je prenais avec Jun. Pourtant, quand je me regardais dans un miroir, je ne le voyais pas. Toujours est il que je considère l’image que l’on vole de soi plus réelle et plus vraie que l’image que l’on fabrique de soi dans un miroir plein pieds devant lequel on prend la pose. À Kyôto, donc, dans la salle de bain de l’hôtel, j’ai saisi sur le très grand miroir l’image de mon corps et ce que j’ai vu m’a vraiment frappé.
J’ai perdu beaucoup de poids, ou plutôt, j’avais vraiment pris beaucoup de poids, et la perte ne pardonne pas, je dois rendre des muscles à mon abdomen. Mais surtout, ce qui m’a le plus frappé, l’espace d’une seconde, c’est la perspective de maigreur. Pas que je sois maigre, non. Mais, et c’est là que la psychologie a certainement quelque chose à voir avec ma stabilisation actuelle. Je pesais le même poids il y a dix ans, lors de ma contamination. De l’écrire, c’est comme de me libérer d’un poids. Car peut être y a t’il dans toute perte de poids un désir inconscient de remonter le temps, de retrouver ce qui n’est plus, et me concernant, je ne retrouverai jamais ma séronégativité, pas plus que je ne retrouverai mes cheveux ou la tonicité rebondie de ma chaire, c’est dans l’ordre des chose.
Je ne pense pas m’être lancé dans cette perte de poids pour cela, mais peut être y a t’il quelque chose de cet ordre quelque part enfoui dans un coin de mon cerveau.
Mon chat est mort il y a 13 ans, et alors je me suis mis à voyager beaucoup. J’ai habité à Londres, j’y allais dès que je pouvais, et puis en 2003 j’ai commencé à venir au Japon, malgré le calvaire, cette course sans fin, tiens, une autre course, une autre transition, admettre, se remettre, de ma séroconvertion. Finalement, mon premier séjour eu un effet apaisant. Le Japon m’a rendu une petite part de mon enfance en m’aidant à accepter ce que l’adulte que j’étais avait fait de sa vie. Tout prenait alors un sens. Je déblatère souvent au sujet des touristes qui s’agglutinent à Kyômizudera, mais c’est pourtant là, un jour de septembre, en descendant le chemin en face, couché de soleil rose-orangé, feuillages verts, que je me mis à pleurer de bonheur et que l’espace d’une seconde je ressentis la fierté que mon père aurait eu de me savoir là. La vie valait donc d’être vécue, puisqu’il y avait de tels moments… Je suis revenu du Japon grandi. Je vais donc reprendre mon installation à Kotobuki et la terminer vraiment, trier les papiers, acheter le rangement et vider mon bureau, mais aussi m’obliger à parcourir ses rues le soir puisque cela m’est impossible en journée.
Pour tout dire, l’enfant de septembre que je suis a toujours regardé l’automne comme le début de l’année, et le printemps comme la récompense des longs efforts accomplis. C’est mon côté scolaire. L’an dernier, est-ce l’effet du séisme en mars, j’ai commencé mon régime après y avoir mûrement réfléchi durant l’été. Et je m’y suis tenu à un tel point qu’il est devenu le nouveau normal. J’ai désormais de nouveaux horizons devant moi, et cela commence par finir ce rangement et gonfler mon pneu arrière. Pour tout dire, j’adore mon quartier, je dois donc y rendre ma présence indispensable, je dois l’habiter pour de vrai.
Je le sais.
Je suis à l’école, maintenant. Tout à l’heure, en descendant du train, j’ai été surpris par la chaleur. L’été se prolonge cette année en septembre. Pas de typhon en vue. Aucune secousse. Le calme avant la tempête? La télévision continue de revêtir cette allure désespérante du conflit militaire imminent entre puissances régionales. Et la faiblesse des partis politiques traditionnels laisse la place à un Le Pen local, le maire d’Osaka. Autant la France avait des verrous qui ont limité la progression du père, ici, être ultra nationaliste est banal, et c’est être pondéré sur les questions nationales qui est mal vu, en tout cas par les médias et l’établishment politique. En un mot, Teru Hashimoto peut exprimer ses vues sans être critiqué, au contraire. Et les seules critiques qui montent concernent ses origines sociales, son père yakuza et violent, peut être d’origine buraku, toutes qui éventuellement, me le rendraient plutôt sympathique. Car on n’est pas responsable de ses parents. Et parce que moi aussi, je suis un « mal né » (selon les critères racistes en vigueur dans certains milieux). Mais ici s’arrête mon peu de sympathie. Politiquement, il est extrêmement dangereux car son discours est autocratique, mélangeant Thatcher et Pinochet avec le zeste xénophobe de Le Pen. Je crois avoir écrit une fois que l’extrême droite, au Japon, ne serait pas dangereuse tant qu’elle ne ferait pas sa mue à l’européenne. Voilà qui est fait. Alors, l’alternance d’informations le concernant et des préparatifs de guerre entre la Chine et le Japon donne aux informations un côté désespérant, quand on sait qu’à tout moment la piscine du réacteur 4 peut s’effondrer, et que la montagne de dettes accumulées depuis 20 ans ne résistera pas longtemps ni à la récession dans laquelle nous entrons ni au déficit commercial qui se creuse depuis quelques mois pour la première fois depuis plusieurs dizaines d’années…
Autant dire que dans un tel pays, s’enraciner est un travail difficile qui a plus à faire avec la volonté qu’avec la simple réalité, particulièrement quand on appartient à une minorité : je n’ai même pas le mariage pour m’attacher à ce pays. C’est tout dans la tête.
Je vous le disais, je ne perds pas de poids depuis un mois et demi, et c’est un peu dans la tête. Mon corps, mon inconscient me demandent avec une insistance particulière si c’est bien ce que je veux. Et malgré la tentation parfois violent de craquer sur une baguette, je continue. Ma volonté dit « oui », tout comme la même volonté m’enracine ici. C’est la même chose. Je dois vouloir ce qui vient, que ce soit bien ou pas. Je dois vouloir mon avenir.
Quand j’ai commencé à écrire mon journal il y a des années, j’aimais l’intimité entre le papier, le stylo et moi, je me laissais aller à des confessions en ayant parfois le sentiment qu’on pouvait me surprendre, derrière mon épaule, et voler mes mots. Ici, c’est exactement la même chose, mais à l’envers. Je vous offre mes pensées comme elles me viennent, et je me relis en écrivant en me demandant si je ne vous fatigue pas à vous parler de moi comme cela. Mais c’est aussi cela, ce blog, c’est me raconter en décidant de ne pas tenir compte des conséquences, et pour une raison très simple. Je veux écrire sans limite. Et pour tout dire, dans mes divers projets, il y en a un qui est très insistant et qui complète ce projet de pousser mon récit à la première personne sur ce blog…
Bien. Ma prochaine étudiante va bientôt arriver. Et tout à l’heure, durant une autre pose, j’ai un autre travail à commencer. Envie de fainéanter. Je ne sais pas pourquoi, c’est depuis le séisme, je ne parviens pas à me concentrer. C’est comme manger n’importe comment et réapprendre à manger, une affaire de volonté. Je suis parvenu à perdre plus de 21 kilos sans même vraiment m’en rendre compte, il n’y a aucune raison que je ne puisse retrouver le fil décousu de ce que j’avais commencé, avec en plus la force acquise de tous ces changements récents. Non, aucune raison.
Allez, c’est la rentrée.
De Tôkyô,
Madjid
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