J’appartiens à un tout petit groupe d’une génération, un tout petit groupe qui a visité très tôt les ombres tristes du désespoir, comme si nous avions eu le pressentiment d’un monde à venir sans issue dans lequel il nous faudrait survivre, ou bien choisir de mourir. Finalement, peut-être si nous nous replongeons au coeur de nous-mêmes tels que nous étions alors, peut-être, oui, peut-être sommes les mieux armés, les plus solides, les plus forts désormais.
À presque 50 ans, je pense avoir enfin trouvé et le calme, et le bonheur. Ce matin, j’ai envie de retrouver ce moi-même d’alors, l’émotion, le désespoir noir est intact. Et alors, je souris.
C’est par ces mots, et avec la voix de Ian Curtis dans les oreilles que j’avais démarré le samedi 16 mai, en route, très tôt, vers le travail, en un court message sur Facebook.
Dans l’avion qui me ramenait vers Tôkyô, je le sentais bien, le changement en moi, et pour tout dire je l’avais senti s’installer tout au long de la fin de l’année dernière. Les attentats de janvier m’ont attristé, ils ne m’ont pas atteint. Le désespoir m’a quitté, je le sais, j’en suis même certain. Je peux être triste, je peux pleurer aussi, je peux me sentir seul mais je sais désormais que ce n’est qu’un moment dans la vie, et qu’il y aura un encore un matin. Alors après les avoir écrits sur ma TimeLine ©, je les ai recopiés ici en me disant que j’avais là le fil qu’il me faudrait reprendre car en quelques lignes j’avais trouvé ce qui me définissait le mieux à ce moment.
J’approche de mes 50 ans, cela ne me fait pas peur car je sens de nouveau en moi l’adolescent que je fus, ses passions et ses rêves, ses craintes et ses peurs. Il s’est enveloppé du long manteau qu’est la vie. C’est mon histoire qui me fait tel que je suis, et je ne rougis pas du tout du long parcours qui me sépare de l’adolescent introverti et boutonneux que j’étais. Il est moi, et j’étais déjà potentiellement en lui.
Ce billet a mis du temps à venir, dix jours me séparent de son premier jet. J’avais écrit cela, en coupant des redites et autres banalités qui m’éloignent du propos:
« Ça aura mis du temps mais c’est peut être cela, arriver à la cinquantaine. On prend un certain recul.
Et puis, il faut avouer, j’ai l’incroyable chance de vivre où j’avais si longtemps rêvé de vivre, d’y avoir un certain temps pour moi même si je reste assez occupé par mon travail, de traverser une sorte d’été qui n’en finit pas de mai à octobre dans un pays incroyablement calme et facile à vivre. J’écris la chance car la France est devenu un pays incroyablement difficile à vivre pour beaucoup de gens (…) Ma génération a été finalement peu gâtée, on a eu le chômage de masse et le SIDA quand on avait grandi dans l’utopie d’un progrès infini et les effluves soixante-huitardes du sexe dit « libéré ». Tout semble instable désormais, précaire, en voie de dépérissement, de fin de quelque chose, et cela ajoute au stress, aux tensions.
Au tournant des années 80, c’était exactement le sentiment dominant de la new wave. Peut-être pas pour les plus âgés d’entre ceux qui écoutaient cette musique, les boomers, ceux qui avaient connu les années 70. Mais pour ceux qui, comme moi, les premiers « post-boomers », n’avaient pas connu les années 70, cela était une réalité. Reagan et Thatcher étaient décidés à en découdre avec la Russie au risque de déclencher une guerre atomique, tout en poursuivant des politiques économiques qui avaient fait s’envoler le chômage à des niveaux que nous n’imaginions même pas, s’employant à masquer ce désastre par des changement des méthodes de comptage encore en vigueur aujourd’hui et en enrobant le tout d’un discours idéologique qui prospère de nos jours même à gauche.
Ma génération a eu beau faire, tenter de s’adapter, croire qu’une amélioration était en vue (nous avons vraiment cru à l’Europe par exemple), bref, coller aux rêves des boomers nos ainés qu’il nous arrivait de détester aussi, rien n’y a fait. Vu de Tôkyô, la France, mais pas seulement elle, offre donc un spectacle affligeant, une sorte de naufrage dans sa propre survivance. »
Poster un billet introduit par Joy Division, cet insurpassable tombeau de la tristesse d’une génération, c’est un peu comme un manifeste, pour moi. Je n’écoute quasiment plus de pop, d’ailleurs en fond sonore en ce moment, c’est mon amant de toujours, Vivaldi. Mais c’est un manifeste car je signe mon âge, ma génération, une posture d’alors, faite d’une sorte de pessimisme joyeux.
Je suis heureux. Je n’ai plus peur ni de le penser, ni de l’écrire. Je suis optimiste, je regarde l’avenir. Il sera noir ou coloré qu’importe, l’avenir sera. Je suis très heureux de ne pas avoir été Charlie. Je me suis libéré du dernier poids, celui qui me pesait plus que tout politiquement. Je suis enfin sorti des limbes mitterrandiennes. Je suis un esprit revenu à la liberté.
C’est pour cela que je sens de nouveau l’adolescent en moi. Je lui avais rendu sa place mais comment pouvais-je penser librement quand j’avais encore un appui dans un passé qui n’est plus. C’est en acceptant que l’adolescent en moi n’est plus, que chaque jour est une mort définitive, irrémédiable, irrévocable que je me donne une chance d’être, c’est à dire de choisir. L’adolescent en moi, je le sens en moi car je sais qu’il est mort, qu’il n’est plus, tout comme celui en moi qui écrivait il y a 5 minutes n’est plus. Je suis un instant, cet instant a une histoire que je peux regarder mais qui n’engage en rien mon avenir. En revanche, cette histoire, ce passé en moi sont une force, une expérience pour mieux faire, pour mieux décider, pour mieux choisir. Tuer ce qui est mort en soi, c’est un peu le rendre à la vie, c’est lui donner la chance de sa propre sympathie, de sa tendresse.
J’écoute Joy Division, et soudain mes 15 ans, mes 16 ans, je les ai, l’émotion est intacte, mais j’arrive à 50 ans et je ressens une incroyable tendresse pour ce que je fus. Le même sentiment en moi quand je pense à mes pires errances, sexuelles ou solitaires, mes addictions, ma dépression, tout.
En cet instant, alors que Vivaldi baigne cette matinée de mai, j’ai un avenir comme une autoroute, même si un séisme venait à tout faire bifurquer. Parce qu’il y a toujours un matin, et c’est le matin qui est en moi. La vie est un matin tous les jours renouvelés.
Vous allez peut-être penser il raconte n’importe quoi. Peut-être vous avez raison. Mais écrire, c’est un peu comme vivre, cela demande de savoir, aussi, improviser, laisser aller, et expérimenter. Elle est là, l’autoroute. Demain, tout-à-l’heure, j’écrirai peut-être autre chose, je serai plus sérieux, mais là, assis devant mon vieil iMac, je voulais mettre des mots sur ce bonheur en moi, un bonheur si longtemps refusé. Racontez le bonheur, essayez, et vous allez voir, c’est impossible. Je ne trouve pas d’autre terme que celui de tendresse, une tendresse pour soi, parce que sans cette tendresse pour soi, il n’y a pas de tendresse pour l’autre, et sans tendresse pour soi ni tendresse pour l’autre, il n’y a ni amour, ni affection. Pour soi, pour l’autre. Et qu’une vie vécue égoïstement pour soi et pour soi seul sans tendresse ni affection est stérile, sèche, inutile. Pathétique. C’est juste une enfilade de jours, un compte à rebours vers la mort.
Tendre pour moi, en moi, j’ai 5 ans, je cours dans la cours de ma maternelle, j’ai ma petite blouse en Nylon © imprimé tartan rouge, j’ai 8 ans et je fais ma première sieste à Bondy où je ne veux pas habiter, je ferme les yeux très fort en espérant me réveiller à Pontault Combault chez mon oncle et ma tante, j’ai treize ans et je marche jusqu’à Rosny II, tout tout pour échapper au climat à la maison, j’étouffe, j’ère dans la centre commercial, je m’attarde chez le marchand de journaux où je lis Gay Pied en cachette. J’ai 15 ans, et j’ère dans Paris, et j’enchaine les rencontres d’une heure, d’un soir, je découche. J’ai 16 ans, je vais au Broad. Paradis perdu… J’ai 18 ans et juste quelques heures et je vais passer ma première nuit chez moi à Paris, la pièce sent le Palmolive du précédent locataire. J’ai 18 ans et je n’aime pas ces légumeux blancs de classe moyenne avec leurs têtes à la Télérama qui m’entourent à la fac. J’ai 20 ans, j’adhère au PS et là c’est comme une tornade, je ne maitrise plus ni le temps ni ma trajectoire mais j’aime la camaraderie. J’ai 21 ans, et Tim m’apprends qu’il est séropositif, il est 6 heures du matin, le petit jour baigne la rue du BH vers lequel nous nous sommes rencontrés trois ans auparavant et où nous nous dirigeons, et je ne sais pas quoi dire et, comme l’a écrit Beauvoir, c’est pour toute l’éternité.
J’ai 27 ans, et je commence mon analyse après ne pas m’être suicidé. J’ai 28 ans, et je vais à la fac, et je revis enfin. J’ai trente ans et au petit matin, après avoir commencé la soirée chez Pascal Abel et Bertrand à manger du gâteau au shit avant d’aller se perdre au quai des Tournelles pour le bal gay du 14 juillet, au petit matin j’attéris pour draguer au quai Sully, et je m’allonge, j’écoute le bruit des vaguelettes et je m’endors, avant d’être réveillé par une main qui caresse gentiment mon front, je me réveille comme les canards sur l’eau, et pendant une heure nous faisons l’amour au bord de l’eau sans trop nous soucier du regard des autres, et cela aussi, c’est pour toute l’éternité en moi… J’ai 32 ans, et Julien et moi faisons une soirée rai à la maison, combien y viennent, cinquante, cent, je ne sais plus… J’ai 34 ans, et je suis à Londres… J’ai 37 ans, et j’ai envie de bouffer cette conne de docteur de merde qui tourne autours du pot pour me dire que je suis séropositif, une connasse avec une tronche d’ancienne soixante-huitarde sortie d’une BD de Brétécher. J’ai 40 ans, je suis en business class dans un 747 Japan Airline et je vais aller vivre à Tôkyô, et je me regarde dans le miroir des toilettes, « je l’ai fait, there is no way back ». Et en moi encore la fierté de ce jour là, mêlé à la peur d’avoir enfin eu le courage de sauter dans l’inconnu.
En moi, j’ai tous ces âges et encore beaucoup d’autres, des âges bonheur et des âges malheur. Toujours la force de vie en moi. J’aime la vie. Je n’aime pas tout dans ma vie, mais j’aime ma vie. C’est peut être pour cela que je la raconte, que je la partage. Je crois avoir en réalité toujours eu la clé de ce bonheur que je sens en moi, et cela aussi j’aimerais le partager.
En moi résonne la voix de Ian Curtis, le chanteur de Joy Division. Mais en moi, aussi, enfin la fin d’un long parcours idéologique. J’ai enfin compris qu’il n’y avait pas d’autre avenir pour moi, ou pour ma génération, que loin des boomers. Qu’il nous faut, qu’il me faut inventer, créer, imaginer des repères nouveaux, bousculer mes propres certitudes pour mieux coller à ce qui me motive au cœur. C’est un chemin dans lequel j’ai avancé à tâtons et que j’ai enfin trouvé. J’écris pour les gamins. C’est ça, le bonheur.
Video: Joy Division – New Dawn Fades (1979)
A change of speed, a change of style.
A change of scene, with no regrets,
A chance to watch, admire the distance,
Still occupied, though you forget.
Different colors, different shades,
Over each mistakes were made.
I took the blame.
Directionless so plain to see,
A loaded gun won’t set you free.
So you say.
We’ll share a drink and step outside,
An angry voice and one who cried,
‘We’ll give you everything and more,
The strain’s too much, can’t take much more.’
Oh, I’ve walked on water, run through fire,
Can’t seem to feel it anymore.
It was me, waiting for me,
Hoping for something more,
Me, seeing me this time, hoping for something else.
Joy Division, cet horizon indépassable de la New Wave. Le groupe a continué après le suicide du chanteur Ian Curtis en mai 1980 sous le nom de New Order.
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