Je parle souvent de politique, souvent de tels et tels sujets qui m’évitent de parler un peu de moi, or, quand j’écrivais dans ce blog il y a bien longtemps, c’était de moi que j’aimais y parler. D’un autre côté, un blog révèle celui qui l’écrit avec une très grande facilité quand on se donne la peine d’y lire entre les lignes. Je ne parle pas de moi peut être simplement parce que je suis noué en dedans. Je serais bien présomptueux de hurler à la joie de vivre. Mon malêtre, je vous en donne une idée quand je vous dis que mon travail me fatigue, la belle affaire. Ce n’est pas tant le travail qui me fatigue qu’une fatigue profonde face à une situation devenue bien compliquée depuis que l’employeur pour lequel je suis venu ici a fait faillite il y a trois ans. Car malgré le fait que j’ai retrouvé un travail, d’abord à Lehman puis dans mon école actuelle, ma situation a sensiblement changé. Mon employeur payait mal, mais l’actuel paie moins bien encore. Je dois maintenant enchainer des trajets de une heure quand autrefois cela ne prenait que vingt minutes : il m’arrivait d’y aller à vélo. J’aimais mes collègues, nous nous amusions beaucoup, ce qui nous permettait de décompresser un peu ; c’est impossible où je suis actuellement. Beaucoup me diront qu’un mauvais boulot, tout le monde en a. Certes. Ça me fait une belle jambe. D’autres me diront que « tu vis au Japon », oui, c’est vrai, mais comme la crise économique sévit gravement en France, on ne peut pas dire non plus que j’aie beaucoup le choix. Et puis il y a Jun, et ça complique bougrement les choses.
Ah, comme c’est difficile d’écrire sur soi quand cela fait si longtemps qu’on s’est abrité derrière d’autres sujets. Pourtant il y a une chose fondamentale que mes chômages répétés ont changé : je suis en interruption de traitement depuis deux ans. On peut dire que la faillite de Lehman m’a bien compliqué la vie. Il faut avouer aussi que j’ai très mal géré cette histoire.
Je n’ai pas demandé à être contaminé, je sais bien que j’avais eu une période très dissipée, mais j’en avais eu d’autres avant et cela n’avait jamais prêté à conséquences car autrefois, tout le monde faisait attention. Il y a une dizaine d’années pourtant, les comportements ont changé. Moi, on m’a éjaculé dans la bouche sans me demander mon avis. Une pratique inconnue durant les années 90. D’après mon médecin, il devait être lui-même en primo infection car j’ai fait une angine de deux mois. Bon, je passerais ici sur des histoires abracadabrantes qui me sont arrivées avec mon idiote de généraliste qui a essayé de m’expliquer ma situation quand c’était moi qui avait demandé, quelle conne, celle-là ! J’ai du me faire re tester car elle voulait me laisser le temps de digérer et ne m’a pas donné le résultat. D’un malheur, ça n’a pas été si mauvais car c’est comme ça que j’ai fait connaissance de mon médecin, dans la catégorie quatre étoiles, une heure de consultation. Bon, je suis un grand garçon, mes dix années d’analyse m’avaient apportées les outils nécessaires pour regarder la situation en face, gérer, accepter. Et continuer à vivre sans flirter avec cette envie de suicide qui me hantait inconsciemment dans ma jeunesse. Il y a juste un sentiment de révolte au fond de moi. Pas à l’égard du type, un pauvre con. Mais plutôt par rapport à moi. Pas une révolte destructrice, plutôt de l’énergie brute difficilement canalisable, et qui signifierait que si je n’ai pas choisi cette situation, je choisirai tout le reste. Je bâtirai ce que je souhaite bâtir. C’est celle qui m’a conduit au Japon. Je l’aurais fait sans cela, mais j’ai eu une raison de plus.
Le terme « choisir » cette situation en étonnera beaucoup. Je me permettrai juste de rappeler que la prévention et la connaissance de la maladie devraient désormais rendre quasiment impossible une telle situation. J’ai eu des amants positifs, d’autres dont je ne connaissais pas le statut, et je n’ai jamais rencontré le virus. Nous sommes nombreux dans ce cas. Il y avait un « pacte de confiance » entre gays, autrefois. C’est ce que j’entends par « choisir ». Je n’ai pas choisi. J’ai appris à vivre avec, et je refuse que cela influe sur mes choix.
Bienheureux séropositifs des pays européens. Pour vous, médecine gratuite, prise en charge : on a bien milité, en Europe, on a encore la sécurité sociale, et puis grâce aux associations, on peut discuter le traitement avec son médecin et on a accès aux meilleures molécules. On en oublie que ce n’est pas ainsi partout, que par exemple, où je vis, au Japon, c’est coûteux, et qu’il faut aller ici, puis là, puis là encore pour obtenir une aide sociale permettant de réduire le coût qui reste, au final, proche de 200 euros…
D’où ma très grande sensibilité aux discours de prévention des risques (traitement comme prévention, possibilités diverses de rapports non protégés) qui sont à mon avis d’abord des politiques de petits bourgeois des pays riches, parrainées par les grands laboratoires qui y trouvent une source de profits inépuisables. On en a oublié que c’est une affection grave, qu’on en meurt encore, que tout le monde n’a pas accès aux soins dans les conditions aussi confortables qu’elles présentent désormais dans les pays développés d’Europe occidentale. On oublie qu’une maladie chronique, qu’elle qu’elle soit, fragilise celui ou celle qu’elle touche, même sous traitement, surtout si celui ci vaut environ 1200 euros par mois (il n’y a pas de faute de frappe, c’est le prix). Je trouve les discours et les non discours sur la reprise de l’épidémie dénués de toute prise sur la réalité. Dans quel monde vivent-ils donc…
Je ne me plains pas, n’ayez crainte. Il y a dans ce que je vis une part de choix. J’aurais pu rentrer en France, par exemple. Mais pour avoir quelle vie ? Ma vie ici ne me déplait pas, malgré des difficultés au quotidien que je ne manquerais pas de rencontrer en France également. Je m’ennuyais terriblement à Paris. Dés que je débarquais à Londres, toujours je revivais. Mon ami Alain acceptait toujours de me recevoir, libérait du temps pour voir une expo ici, aller au restaurant là, et m’accompagner dans les bars si souvent. Le Marais m’assommait, les bars de Soho me faisaient rire, et me faisaient même danser. Je suis venu à Tôkyô, mais j’aurais quitté la France si l’opportunité ne s’était pas présentée de venir ici. Mon suivi médical aurait été plus aisé à Londres, où tout est gratuit.
Je ne pense pas être le seul à me retrouver dans une situation si incertaine, mais après avoir fait envoyer mon traitement pendant deux ans, il est arrivé un moment où je ne pouvais continuer : je ne voulais profiter ni du médecin, ni de l’ami qui s’occupait de l’envoi. Ma situation est à l’image des précarités, dans mon cas, la crise économique l’a compliquée.
J’ai du travail à la rentrée.
Ce billet fort inhabituel (si vous cherchez, ça fait bien trois ans que je n’ai pas abordé le sujet), c’est à Didier Lestrade que vous le devez. Pas du tout pour ce que vous croyez. Juste parce qu’il fait un énorme travail d’archivage et de numérisation de ses archives que je suis avec curiosité car il a des merveilles. Dimanche soir, il m’a envoyé un truc qui m’a inspiré une très grande tendresse. La photographie d’un jeune garçon de 16 ou 17 ans. Le visage est brûlé à cause du flash, mais on le distingue bien. Ma première réaction a été, mais putain qu’est-ce que j’étais mince ! Et puis j’ai regardé, et j’ai été attendri. Et j’ai pensé à moi maintenant et moi à cette époque. C’était étonnant, la grande tendresse qui m’a submergé. J’étais un adolescent qui ne s’aimait pas, comme beaucoup de jeunes homos. Je focalisais sur mon poids, je me trouvais moche. Je regarde cette photo, et je me trouve mignon, joli plutôt. J’ai repensé à mon amie Maria qui regrette sa chevelure quand elle regarde ses ancienne photos. Elle en a jeté des tonnes, des photos, un jour de colère, un jour où elle devait en vouloir à Philippe d’avec qui elle venait de se séparer, de s’être suicidé en la laissant seule avec des questions qui ne trouveraient jamais de réponses, avec des mots qui ne trouveraient jamais les oreilles auxquelles ils étaient destinés, avec des piles de photo d’un passé comme autant d’évidences qu’on ne retourne jamais en arrière. Cette photo de moi, c’est un retour à un moment important dans ma vie, un gros nœud que j’ai passé des années à dénouer, un moment que je peux regarder avec tendresse et sans angoisse d’y trouver quelque surprise. Je me suis revu avec plaisir, malgré ces complexes qui me bouffaient la vie, malgré l’ambiance à la maison qui était un enfer total avec des parents qui ne se parlaient presque plus, le chômage de mon père et la religion qui lui permettait de survivre, malgré ma tante qui m’avait dit que j’étais moche comme mon père. Je peux me regarder avec tendresse parce que malgré tout cela, j’ai finalement appris à m’aimer. J’aurais mis beaucoup de temps, mais c’est bien ce que je sais de ce post adolescent photographié par Didier.
Et ainsi, le billet de ce jour est venu tout seul. J’ai des amis formidables, j’ai un ami adorable. Et en fait, je m’aime pas mal. Pas trop, mais suffisamment pour savoir que je vais devoir revenir à un traitement, et que j’ai perdu suffisamment de temps. Malgré le coût, malgré la difficulté ici.
Le billet écrit, il me semble presque ridicule. Je suis très timide, vous savez…
J’ai commencé à écrire il y a quelques temps, et cette photographie ratée, brûlée, va être source d’inspiration. C’est une stimulation bienfaisante.
Et puis il y a Kyôto dans dix jours, et Kyôto est une ville idéale pour arrêter le temps, remettre les choses à leur place, en regardant passer ses fantômes…
Nous rangerons ce billets dans la série des billets d’honnêteté, ça faisait longtemps que je ne m’étais pas livré à cet exercice qui est, pour moi, rafraîchissant. Je me suis promis il y a huit ans, quand j’ai quitté ma psy, que je resterai fidèle au garçon boudeur que j’étais quand j’avais l’âge que j’ai sur cette photo. Plus qu’à aucun autre âge, parce qu’avant ou après, c’est différent.
La psychanalyse réveille l’enfance, les mots lui redonne son sens, les odeurs et les sons ensevelis sous les nœuds que l’on fait au gré du temps qui passe. C’est incroyable, les sensations qui refont surface en parlant et en écoutant ses propres mots. On dépeint souvent l’analyse comme quelque chose de terrible, on a tort car le plaisir aussi est là, et pas seulement le plaisir d’être délivré. Moi, j’y ai trouvé avec plusieurs années de retard l’amour maladroit de mes parents, l’affection généreuse de mes amis qui m’ont passé bien des caprices et tant de maladresses. On passe souvent à côté de tant de bonheur et de choses simples.
À l’âge adulte, tout est déjà bien engagé, la vie suit désormais son cours. Moi, j’avais appris à faire l’autruche, à ne pas toujours regarder la réalité en face, la mienne, en particulier. Militer m’a permis de rester dans le monde réel comme être un rocker m’en a délivré. J’ai commencé mon long dérapage à l’âge de 25 ans, pour sombrer corps et âme à 27 ans. Je ne savais alors plus du tout qui j’étais, avec pour seules amies la musique la littérature, Et j’ai mis du temps à recoller les morceaux. Ce qui m’est arrivé en 2003, donc, n’a pas interrompu ma course même si cela l’a pas mal bousculé. D’autres attrapent un cancer. C’est ce que je me suis dit, mais quand même, je n’ai pu m’empêcher de penser à Jacques, qui y était resté, à Tim qui avait traversé cela si tôt, et j’ai pensé aussi à une sorte de Didier Lestrade imaginaire qui m’aurait traité de pôv’ fille, mais bien entendu, là, c’était moi qui me parlait ; alors je me rappelle, j’ai souri, et je me suis dit que ce sont des trucs qui arrivent. J’ai juste du mettre beaucoup de rage pour relancer la machine à rêve sans laquelle on ne peut vivre, et puis c’est comme le reste, on s’habitue à tout.
Alors c’est amusant, une photo de moi à cet âge là. Parce que je n’étais pas encore adulte, et que la vie ne faisait que commencer. 17 ans. Et je n’étais plus un enfant. J’avais déjà une expérience de la sexualité bien supérieure à la moyenne pour un gosse de mon âge. Un jeune pédé de 17 ans.
C’est au garçon dessus que j’ai fait la promesse d’être fidèle, de ne pas le laisser tomber, de l’assumer. D’être fier pour lui qui ne l’était pas, d’être fort pour lui qui ne l’était pas, d’être heureux pour lui qui ne l’était pas tant, et d’accepter d’être aimé comme il en était incapable. J’ai passé un moment à le regarder, à me sentir totalement détaché de lui, à l’observer comme un être que je ne suis pas, mais en le regardant avec un amour qu’il n’aurait jamais accepté de personne, et qu’avec presque trente ans d’écart, je me dois de lui donner. Cette année là, Madjid, tu avais bien mérité ces longues vacances à sortir, t’amuser et coucher, aller au Broad ou aux Tuileries, la nuit. Sortir avec Freddie et Maria, commencer a trainer avec Olivier. Tu avais bien mérité d’aller passer ta soirée su 13 juillet au Quai des Tournelles. Fils d’ouvrier immigré au chômage, tu avais, comme moins de 1% des enfants du même milieu, eu ton bac, en manquant la mention à cause de cette idiote de professeur d’anglais qui avait refusé de signer ta liste de textes d’anglais, te valant une perte de 4 points. Les 12 points de la mention… Survivant du grand écrémage social. Je ne pouvais pas imaginer ce que seraient les gosses de la bourgeoisie en Université, ceux qui ont une bibliothèque à la maison, et que j’allais rencontrer quelques mois plus tard, et aux côtés desquels je me sentirai bêtes, inculte et stupide, gauche, maladroit. Cet été là, je fus libre.
Je te suis fidèle, Madjid. Et merci à Didier Lestrade pour le mail et pour cette photo que voici, repassée sous LR…
Bon, maintenant, il va falloir que je m’occupe un peu de moi.
De Tôkyô, ligne Tôzai,
Sur mon iPad,
Madjid
Laisser un commentaire