A Dubai, je me sens bien en tant qu’arabe, le voile noir des femmes aux guichets ne me derange pas et de toute facon les hommes eux meme portent la coiffe, l’appel a la priere rythme la journee jusque dans l’aeroport.
Alors que la date mon prochain voyage approche maintenant rapidement, c’est pour decembre, je constate une tres grande excitation, une excitation que je n’avais pas ressenti lors des deux precedentes fois. Peut etre parce que cette fois-ci, les choses sont claires, je ne vais pas au Royaume-Uni avec l’idee de peut etre retourner y vivre. Ce n’est pas une question de Brexit, c’est une question reglee il y a deux ans. J’adore Londres, je vis et pense en anglais plus encore qu’en japonais depuis plusieurs annees, le francais n’etant plus pour moi qu’une langue secondaire que je ne parle plus du tout, souvent, les mots me manquent, vous savez, ce blanc d’un dixieme de seconde, non, vous ne savez pas, ce n’est pas grave.
C’est une excitation particuliere, pas tant pour la destination que pour le voyage lui-meme, et en particulier pour cet arret a Dubai. Il est difficile de comprendre pourquoi je tiens tant a m’arreter dans ce pays pourtant non democratique et ignorant tout du droit social comme du respect elementaire du aux individus, surtout les individus de couleur venus du sous continent asiatique, Sri-lanka, Inde, Pakistan et Bangladesh.
Je sais parfaitement.
Tout comme vous savez parfaitement que chaque annee, aux USA, 15.000 meurtres sont commis, et que la police a la gachette facile envers les noirs, et ca ne vous empeche pas d’y aller en celebrant l’energie et la vitalite de la societe americaine, ce sur quoi vous avez certainement raison. Tout comme vous savez certainement que dans ces restaurant « cool » de l’est parisien, dans les cuisines, ce sont des travailleurs pakistanais, sri-lankais et bangalis sans papiers qui travaillent pour la moitie du SMIC dans des conditions de travail, de precarite et de securite aleatoires assorties a leurs conditions de logements dans des taudis insalubres, ce qui ne vous empeche pas d’aller y parler de l’infame politique antisociale de Francois Hollande et des conditions de vie degueulasses des travailleurs pakistanais au Qatar. Tout comme vous n’ignorez pas que les personnels d’entretien de plusieurs chaines d’hotelleries, souvent des africains de l’ouest, se mettent regulierement en greve pour protester contre les conditions de travail, horaires decalles, heures supplementaires non payees, contrats de un mois via des agences d’interim. Tout comme vous ne pouvez pas ne pas savoir que c’est la meme chose pour le personnel d’entretien du metro et de la SNCF, voire meme du personnel sous traitant de nos reacteurs nucleaires.
Vous le savez, n’est-ce pas?
Bref, ne regardant pas Dubai comme cet ilot infernal que certains pointent du doigt, mais plus comme un revelateur de l’ultra-capitalisme de nos societes avancees, une sorte de super-Suisse new-look de la deregulation, je m’y arrete comme d’autres vont faire un break a New York ou plus communement une pause dans un de ces cafes « genre bistrot parisien cool » du 11eme ou du 20eme arrondissement. De toute façon, je ne m’y arrête qu’un jour, et c’est inclus dans le prix du billet.
Car, et c’est cela le paradoxe du lieu, Dubai n’est pas seulement le lieu de l’exploitation des travailleurs pakistanais et srilankais, ce n’est pas uniquement le lieu ou s’exhibe une richesse debridee, c’est aussi le hub qui accueille tous les pauvres de la terre dans leurs voyages vers ou de l’Europe, vers ou de l’Afrique ou le Maghreb. Je ne voyage pas avec Emirates parce que c’est chic, je voyage avec Emirates parce que c’est moins cher, et cette difference de prix me permet de digerer, comme tous les autres clients, le long temps d’attente lors des correspondance. Les critiques sur Dubai ne m’effleurent donc pas pour la simple raison qu’en realite, je sais que c’est aussi la que tous les pauvres de la terre convergent, pour y travailler ou pour voyager.
Mais aussi, et c’est ce qui y est fascinant, une escale a Dubai ne se resume pas qu’a cela, c’est aussi tres bien fait, c’est propre, et partout le service est au dessus de correct, et c’est tres moderne. Voila pour l’aspect fonctionnel sur lequel glissent ces critiques un peu rapides qui visiblement ignorent que ce pays n’est qu’un chainon parmi d’autres du capitalisme mondial.
J’avoue, j’ai un autre truc, avec Dubai, et avec Emirates, et ce n’est pas un hasard si la compagnie et si le pays attirent celles et ceux qui, comme moi, ont des parents venus du Maghreb.
Houria Bouteldja expedie un peu rapidement dans son livre le luxe tape a l’oeil, le cote bling bling des monarchies du Golfe (dans lesquelles je n’incluerai pas l’Arabie Saoudite, qui est encore un autre genre et sur laquelle continue de flotter une image archaique). Elle a politiquement et culturellement raison. Bien sur, ce que ces monarchies produisent n’a rien a voir avec ce que l’Iran, l’Iraq et la Syrie, le Liban ou l’Egypte, et meme le Maghreb ont pu produire de philosophie, de science et de poesie, de reelle diversite culturelle et religieuse. Oui, vraiment rien a voir avec ces monarchies qui il y a encore 100 ans n’etaient que de petits ports de peche important des epices et exportant des perles et des dattes vers l’Inde et l’Empire Ottoman.
Mais pour un quelconque Abdel Machin comme moi, il n’en reste pas moins quelque chose de fascinant. Voici des va-nu-pieds-illetres, des bicots, des crouilles, des ratons, des cafards, des egorgeurs-de-moutons, des qui-voilent-leurs-femmes-et-qui-font-des-dizaines-de-gamins, des Arabes, quoi, qui batissent non seulement les plus hauts batiments du monde, non seulement les compagnies aeriennes les plus grosses du monde, mais qui en plus le fond dans le luxe, l’opulence et avec les apparences les plus criantes de la modernite. On peut trouver ca cheap, tape-a-l’oeil, mais cela n’en reste pas moins fascinant. Ma premiere escale a fini de laver toutes les humiliations, toutes les insultes.
Nous ne sommes pas des va-nu-pieds-illetres, et les ratons, ils ont rachete ta boite et ils t’emmerdent.
Je suis sur que plus d’un d’entre nous a ressenti cela en posant les pieds a Dubai. Le Japon a prouve au monde que la modernite n’etait pas occidentale, les monarchies du Golfe le confirment mais en plus demontrent s’il en etait besoin que des arabes peuvent donner des lecons de proprete a Paris.
A Dubai, je me sens bien en tant qu’arabe, le voile noir des femmes aux guichets ne me derange pas et de toute facon les hommes eux meme portent la coiffe, l’appel a la priere rythme la journee jusque dans l’aeroport. Quand je traverse l’aeroport ou la ville, c’est comme si j’etais de retour chez moi. Je ne pourrais certainement pas y vivre, je ne suis pas un emirati et je suis beaucoup trop attache a ma liberte individuelle, mais la ville me reconcilie avec moi-meme. En fait, Dubai est une sorte d’erzats de ce voyage a Alger dont je retarde l’echeance.
Alger, qui est bien loin de la modernite ou de la proprete de Dubai, certainement aussi bien plus profonde, bien plus reelle et bien plus humaine, mais dont je devine de facon claire qu’elle porte en elle quelque chose qui me manque, tout comme le pays qui l’entoure, l’Algerie.
Dubai, c’est la porte entr’ouverte sur un possible pour nos pays longtemps ecrases, humilies, colonises, c’est une route esquissee vers un horizon different. Dubai, c’est la preuve tangible que nous ne sommes ni des crouilles, ni des ratons, et que nous pouvons etres belles et beaux meme avec les costumes des pays du Golfe, et que nous pourrions l’etre meme encore plus avec ces costumes anciens d’avant la colonisation, c’est l’evidence que nos modes de vie d’avant n’etaient pas barbares, que nous avions nous aussi l’elegance et le raffinement, et la culture, et qu’il nous appartient de retrouver la fierte d’etre nous meme.
C’est quoi, « la difference », quand la seule image que l’on a de soi, c’est un pere mal sape qui trime dans une usine bourree d’amiante ou une societe de nettoyage, qui se fait virer au premier ajustement economique, a qui on balance en permanence de « rentrer dans ton pays », avec le tutoiement qui va avec? C’est quoi le « multiculturalisme », quand la seule image que l’on a de sa propre culture, c’est l’image de nos pays d’origine destructures par la colonisation, reduits a la pauvrete et a l’illetrisme, tentant, tant bien que mal depuis ces independances si cherement acquises, de panser les plaies d’un passe beant dans lequel nous nous noyons encore sous le poids de regimes bien souvent installes par l’ancienne puissance occupante? C’est quoi « rejeter le racisme » quand nous meme ne nous aimons pas, ne nous connaissons pas et sommes incapable d’effleurer ne serait-ce qu’un instant, les splendeurs du passe qui seules nous demontreraient que nous sommes capables, que nous sommes beaux, que nous sommes nobles, que nous avons donc un avenir et que le monde a besoin de nous?
Les jeunes aiment Dubai, Abu-Dhabi ou Doha pour ca. Soudain, s’appeler AbdelMachin, c’est normal, et partout autours, c’est moderne, c’est propre, les metros sont des metros automatiques qui parlent en arabe et en anglais, les touristes occidentaux sont ebahis et ravis.
J’ai beau avoir depasse les cinquante ans, je la porte, la blessure. La plaie s’est refermee, elle est cicatrisee, la douleur elle meme s’est estompee. Mais je reste aussi persuade que cette incapacite que j’ai a concretiser ces idees geniales que j’ai des fois, ces intuitions brillantes (laissez moi assumer ces adjectifs car je suis desormais convaincu de mon talent), eh bien, c’est l’image que la societe m’a renvoye de moi, plus en fonction de mon origine ethnique que de mon origine sociale, tout en reconnaissant que la combinaison des deux est loin d’avoir aide.
Je resumerai a un souvenir que je crois ici avoir partage. Ma tante Virginie. J’ai 14 ans, je discute avec elle et soudain j’exprime un profond desaccord avec elle. Elle me regarde, me devisage, et elle me dit soudain « tu as grandi, tu es devenu moche comme ton pere ». J’ai encaisse, je l’ai dit a mon pere, il m’a dit de ne pas insister, mais ca a ete la derniere fois que nous les avons visites.
Des comme ca, j’en ai entendues des tonnes. Ce n’est pas tres bon pour l’ego.
La meme chose en tant qu’homosexuel. Entendre tous ces « blancs », dire en permanence que untel « a une tete a se faire sauter par les arabes », « les arabes ils ne se font pas sauter », etc, j’avoue, ca a ete retoutable sur ma libido.
Je suis comme ne pour une seconde fois au Japon. Et Dubai a nettoye toutes les saletes entendues ici et la, et plus encore, celles que mon pere a encaissees.
A Dubai, la premiere fois, j’ai pense que je devrais faire le Hadj, le pelerinage a La Mecque. Pas pour moi, mais pour lui, en le lui dedicacant. On n’avait pas d’argent, et puis il a ete gravement malade, mais je sais qu’il voulait le faire, alors qu’il meritait vraiment de realiser ce voyage plus que beaucoup de gens pour qui ce n’est que le cout d’un simple billet d’avion. Bon, je sais, c’est un peu une idee tordue, mais vous voyez, une escale a Dubai, quand on s’appelle Madjid, c’est aussi l’occasion d’une fantastique reconciliation avec soi-meme. Et c’est un peu de l’horizon qui s’eclaircit.
Je passerai donc encore une fois un jour a Dubai, et cette fois dans un hotel 5 etoiles avec deux piscines dont une transparente au dessus du hall d’entree et des restaurant.
Et j’ai aussi decide de la date et de la destination de mon prochain voyage, et cette fois, ce ne sera pas l’erzatz. Ce sera the real thing.
De Tokyo, Madjid
Merci
J’imagine que les visites algériennes se font de plus en plus nombreuses sur le site ! Je suis depuis déjà une année un de vos fervents lecteurs et, je me suis toujours dit que sa dernière étape, son dernier voyage sera ce « logique » retour aux sources… Ne vous contentez pas d’Alger, explorez les taudis misérables, explorez les montagnes nues, les villages moches et si loin du pittoresque orientalisme qu’on nous sert, mais explorez les vastes plateaux encore authentiques fréquentés par les nomades au bord des contreforts de l’Atlas Saharien, et goûtez au repos éternel au bord d’un oued saharien, dans une casbah telle que Taghit. Je pense qu’il est temps de retrouver l’Algérie qui est en vous, loin des arabesques, mais celle-ci, mauresque et saharienne.
Merci beaucoup pour ce commentaire, les commentaires venus d’Algérie me touchent particulièrement. J’ai en effet un vaste territoire face a moi. Enfant, c’était toujours vers la Kabylie bien sur. Une fois seulement, je suis reste a Alger une semaine, Oran 4 ou 5 jours et puis Tlemcen deux ou trois jours.
Le premier voyage sera Alger seulement, rien qu’Alger, pour boucler cette boucle d’il y a longtemps, un séjour a Alger que je n’ai pas fait quand je suis allé enterrer mon père en Kabylie. J’aurais voulu rester seul dans la capitale pour penser seul a ce pays, sans mon père qui avait donne tant d’amour et sa jeunesse pour ce pays. Je sais aussi que sitôt le premier voyage effectue, ce sera extrêmement plus simple d’y retourner, on passe tous par la. Et alors en effet il y aura tant a découvrir.
Merci beaucoup de me lire. Amities de Tokyo.