Et finalement, c’est l’hiver qui arrive. Ça passe vite, une année. Au Japon, c’est quand les feuilles d’arbres deviennent jaunes ou rouges qu’on réalise que ça y est. Et rouges, elles sont.
À Kamakura et dans beaucoup de villes côtières toutefois, elles sont brunies par le sel répandu par les vents forts du dernier typhon. Un paysage un peu triste, on regrette ces couleurs vives sous le ciel bleu.
Chaque année ça me fait ça. Chaque année quand approche la date de mon départ, je me surprends à ne pas vouloir partir, un sentiment d’arrachement, à mes habitudes lentes et tranquilles dans ce pays, dans le quotidien que je m’y suis fait. Et toujours quand j’arrive en France, la première chose qui me vient à l’esprit est la même: comment peut-on vivre dans une telle saleté. La France est sale, les français sont sales.
Ça ressemble presqu’à un cliché, mais dans le monde entier, c’est ce que tout le monde dit. Mes premières années ici, je refusais totalement l’argument. Non, on se lave, que je pensais.
Mais en réalité, ce n’est pas de cela dont il s’agit. C’est bien plus profond, et j’ai fini par comprendre, comprendre notamment le regard japonais que j’ai fini par adopter.
Louis XIV avait fini par entendre les critiques sur les soldats français, de véritables soudards qui pillaient, violaient, incendiaient. Les peuples avaient une réelle peur de l’armée française, chose indigne à cette époque puisque les armées n’étaient sensées viser que les autres armées et non les peuples, ou en tout cas le moins possible. L’armée française n’était finalement qu’une espèce de bande de soudards. Alors il avait fait adopter un règlement: exécuter bonnement et simplement tout militaire qui ne se conduirait pas conformément aux usages. L’armée française a progressivement gagné une meilleure réputation et les peuples regardaient ces colonnes à pieds et à cheval avec crainte mais sans peur: ils ne faisaient désormais que passer et, au lieu de piller, demandaient la permission. Cet usage a bien entendu totalement été oublié lors des guerres napoléoniennes et encore plus lors des excursions coloniales. Mais bon, les monarques n’étaient plus, et les codes aristocratiques qui les encadraient non plus. L’armée française s’est tapée une réputation de gros soudards pendant assez longtemps. Elle n’est pas la seule.
Eh bien parmi d’autres choses, je rêve d’une prise de conscience à ce sujet. Comprendre qu’on est un peuple cradingue, qu’on se met le doigt dans l’oeil si on réduit la propreté à une douche et un coup d’aspirateur. On a beaucoup à apprendre et je rêve que nous changions.
Pour être propre, il faut commencer par accepter la saleté et ne pas en faire un tabou. La saleté, c’est naturel. Et si c’est naturel, ce n’est pas grave.
Pourquoi n’y a-t-il pas de toilettes publiques, en France? Et quand j’écris cela, je veux dire, pourquoi n’y en a-t-il pas plein, partout, et gratuits, comme c’est le cas ici? Pourquoi faut-il payer pour aller aux toilettes. Au Louvres, dans le Carousel, j’ai été choqué par ces « toilettes les plus propres du monde » (sic), dans lesquelles il faut payer 2 euros pour de simples chiottes qui puent la javel avec des effluves d’aromathérapie dans une déco sombre « hype », avec une potiche habillée en noir à l’entrée, visiblement pas celle qui se tape le ménage, ce dit en passant.
Les toilettes à Gajôen
Mais qu’elle vienne à Tokyo! À l’hôtel gajôen, et cela en accès libre et ouvert à tous, il y a des toilettes avec de l’aromathérapie et décorées comme une rue de l’ancien Tôkyô. C’est propre bien sûr, et c’est gratuit. Ce n’est qu’un exemple, mais ici, les toilettes, c’est un truc normal, c’est toujours gratuit, et en plus on en a des bien plus belles, bien mieux équipées et bien plus propres que ces chiottes avec leur blondasse en noir à deux euros. Et le mieux, c’est que ce sont les seules toilettes de tout le Carousel. Ici, on a des toilettes toutes les 100 mètres, et dans les centres commerciaux, il y en a partout!
En partant de toilettes, en Occident, on s’essuie avec du papier. Bon, je ne commente même pas sur le fait que quasiment personne ne se lave les mains après. Mais les français savent-ils que dans les pays du Maghreb, au Proche-Orient, en Asie, il y a un pommeau de douche pour se laver après, et que le papier, c’est pour s’essuyer après s’être lavé? Et que le Japon a poussé le raffinement avec ses célèbres Washlet qui permettent de se laver le derrière, avec réglage du jet, de sa température, mais également se laver devant pour les femmes? Oui, je sais, ça fait sourire, mais être propre, c’est aussi ça.
Au Japon, ensuite, on n’attend pas après la mairie pour nettoyer son quartier. Les japonais ramassent les feuilles, ramassent les trucs qui trainent, lavent devant chez eux. Le résultat, un sentiment de propreté qui contraste avec le côté incroyablement dégoutant des villes où visiblement tout le monde attend de la commune de nettoyer ses saletés. Les quartiers pauvres de Tôkyô gagnent en cela une incroyable dignité. C’est propre, et en plus les gens mettent des pots de fleurs, des plantes qu’ils entretiennent et arrosent. C’est pauvre, mais c’est incroyablement humain, et c’est propre. Au passage, cela démontre l’importance de la communauté, des liens de voisinages.
Il ne faut pas se tromper, je pense que les japonais auraient aussi beaucoup de choses à apprendre d’autres pays et d’autres cultures, et d’ailleurs ils montrent à cet égard une plus grande ouverture parfois que les français qui, eux, bien souvent, se considèrent comme le centre et la mesure de tout le monde. Je veux juste dire qu’en France, nous entretenons avec la propreté un rapport qui me semble névrotique, dans le sens où il consiste à cacher, ne pas accepter la saleté, à la mettre sous le tapis. À la parfumer pour ne pas la voir.
Ici, c’est assez célèbre, quand on rentre chez soi, c’est d’ailleurs traditionnellement la même chose dans les cultures asiatiques et arabes, on se déchausse. Quand on connait le penchant, en France, des propriétaires d’animaux de compagnie à faire chier et pisser leur chien absolument n’importe où, j’avoue, ce serait peut-être une bonne idée. À Tokyo, non seulement on se déchausse, mais en plus on ramasse les excréments de Toutou après, et on asperge le pipi d’un peu d’eau javellisée. Ça, c’est propre, non?
Les Japonais passent leur temps à laver, essuyer, astiquer. Le sur-emballage est un véritable fléau, ici, mais les Japonais recyclent plutôt bien, et en tout cas bien mieux que les Français. Dommage qu’ils n’aient pas conscience d’utiliser trop de plastique, trop d’emballage. Il faut dire qu’il y a une industrie qui les pousse à utiliser du plastique, et que cette même industrie finance les flots de publicité qui inondent les chaînes privées qui, elles aussi, sont de véritables poubelles. J’ai remarqué toutefois qu’en matière de télé-poubelle, la France était sur le point de rattraper son retard…
S’il y a un domaine où on voit la saleté, c’est sur l’état des trains, des bus. Crasse incrustée sur et sous les sièges, poussières incrustée à l’extérieur des rames, c’est sale, et on peut imaginer que les coupes budgétaires, ça a été d’abord de réduire le lavage des sol à une fois tous les trois jours, puis une fois par semaine, puis une fois par mois. Une fois, je suis rentré dans un train à Roissy, le wagon sentait une sorte de mélange de fauve, de crasse et de pisse qui m’a pris au nez. La crasse était incrustée partout, les couleurs des sièges étaient indescriptibles de crasse. Comment peut-on mépriser son peuple ainsi, et comment peut-on en attendre le moindre respect? J’ai eu « de la chance », mon train a été annulé comme ça arrive si souvent avec les RER, et bien qu’il m’ait fallu attendre 10 minutes supplémentaires, ce qui est un truc indescriptible, après avoir passé plus de 42 heures sans dormir dont 2 heures à un premier travail, puis 8 heures au travail, trois heures dans les transports, deux heures dans un aéroport, 12 heures dans un avion, 7 heures dans un autre aéroport, 6 heures dans un autre avion, mais cela m’a permis de voyager dans un train visiblement neuf, avec des couleurs choisies par des types qui visiblement oublient qu’ils portent des lunettes de soleil ou bien ont décidé de « mettre un peu de gaité », ce qui ne m’a pas empêché de constater qu’ici et là, la crasse faisait déjà son apparition.
L’état des rues, à Paris, m’a aussi laissé pantois. Que la Maire de Paris ait choisi de faire des travaux partout, elle a été élue, je ne commente pas ce choix de faire de Paris une bourgade de province avec des promenades plantées qui permettront aux Kiabi et autres Brioche dorée de prospérer comme dans n’importe promenade plantée de ville de province.
(NB, par province, j’entends la tartine d’anonymisation dans laquelle le centralisme bureaucratique républicain et l’industrialisation ont noyé les anciens pays, où autrefois s’exprimaient des langues, des savoir-faire, des traditions orales, culinaires, architecturales bref, tout le contraire de « province » avec leur préfets et sous-préfets à caleçons amidonnés et porte-chaussettes)
Mais que ses rêves de provincialisation de Paris l’empêchent de veiller au ramassage des ordures, à la réparation des chaussées laissées béantes par des travaux visiblement laissés en plan pour une durée indéterminée et cachés par ces monstrueuses façades vertes à moitié branlantes et calées à la va-comme-j’te-pousse par des blocs de bétons, ça me laisse dubitatif. Bon, c’est sûr, comme elle habite le 15ème et que c’est une provinciale (comme Delanoë, comme Tibéri, comme Chirac, et comme Macron, ce dit en passant), elle ne peut pas vraiment comprendre mon regard caustique sur la poubelle géante à laquelle ressemble Paris, mais quand même, des fois, je me demande si elle sort de sa voiture de fonction…
Surtout que comme les parisiens et les banlieusards se sont incroyablement appauvris, et que vestimentairement, c’est désormais incroyablement visible (le noir devenu gris passé, ces barbes de trois jours sur ces gueules de quatre mètres de long figées sur des téléphones de 10 ans d’âge ou des smartphones à pas cher dans les métros crasseux décrits plus haut), une impression de ville à l’abandon et de saleté domine absolument partout. Je passe sur l’agressivité ambiante, mais j’arrive à comprendre, quand on vit dans un truc pareil, ça donne pas le sourire, en tout cas pas vraiment.
Il me faut en général deux à trois jours pour m’y faire, et chaque fois il me semble que c’est pire que la précédente. Parisien, je suis toujours révolté par cette appellation de « parisien » qui domine à la télévision, truc réchauffé ad-nauseam depuis le début du mouvement social des Gilets Jaunes. Comme si la vie était facile, à Paris et en proche-banlieue, cette zone de relégation de la pauvreté qui en réalité définit la réalité de Paris aujourd’hui… Comme si les Macron, Philippe, Hollande, Chirac ou Hidalgo n’étaient pas des provinciaux. Bien sûr, je comprends l’exaspération dans la France profonde, mais j’aimerais les y voir, avec nos salaires à pas cher et des loyers de 600, 700, 800 euros pour des superficies moitié moins grandes qu’en province, avec ces transports bondés où règne la saleté, la promiscuité et les retards jamais expliqués. Gare du Nord, en 2014, j’attendais le RER qui allait à Roissy. 10 minutes, 15 minutes de retard, des changements en permanence sur les panneaux d’affichage, un peu comme si le personnel lui-même ne savait pas où irait le prochain train qui, de toute façon, n’arrivait pas. Et puis le train qui arrive, des annonces, même pas d’excuses, et trois fois des changements de destination. Il va à Roissy ou il n’y va pas, les gens rentrent, puis ressortent au gré des annonces criardes émises par des haut-parleurs pourris dans cette gare à la crasse visible qui sent la pisse ainsi que dans cette rame à l’odeur indéfinie à l’éclairage glauque qui souligne de façon particulière ce bleu passé devenu noir des banquettes fixées sur le sol plastique grisâtre à la crasse bien incrustée autours des rivets et autours de tout.
Je n’ai jamais vu ça, à Tôkyô. La France a une bien curieuse façon de dire au revoir à ses touristes, n’est-ce pas…
Tous, je dis bien tous les Français vivant hors de France vous le diront. C’est parfois un haut le coeur quand on arrive en France. Et puis on s’y fait. Moi, je fais comme mes étudiants, je me dis, « c’est la France », un sourire en coin dans mon cerveau…
Chaque année, je m’attends au pire, et cette année, il me faudra faire avec ce climat de guerre civile, fruit d’un abandon général vieux d’une bonne vingtaine d’années, d’une société brutalisée fatiguée, et d’un pouvoir politique dominé par un président narcissique, arrogant, cassant et hautain, élu avec l’appui des grands capitalistes propriétaires de chaines de télévisions et qui depuis cet été semblent prêts à l’abandonner, peut-être se sentent-ils un tropisme trumpien pour bénéficier d’encore plus de baisses d’impôts et d’une nouvelle fournée de dérégulation. Ça ne donne pas très envie d’y aller, mais bon, je vous ai raconté ma mésaventure pour l’Algérie.
Comme chaque année, dans les jours qui viennent, je vais nous trouver, ici, un peu plus attachants dans notre façon de nous essuyer les mains avec notre petite serviette éponge après nous les être lavés en sortant des toilettes, je vais nous trouver jolis dans notre façon de traverser la rue, tous ensemble, je vais nous trouver plus élégants, et pourtant on s’habille presque tous à Uniqlo mais bon, on a encore les moyens d’y aller. Ici, Uniqlo, c’est moins cher que Célio en France. Je vais nous trouver attachants, et bien que régulièrement je me sens ramené à mon statut d’étranger, je ne peux m’empêcher de m’aimer ici. Je me sens bien, ici, je me sens tranquille.
C’est peut-être pour cela que si j’habitais de nouveau à Paris, si je le pouvais, j’habiterais vers le 14ème arrondissement. La lumière y est belle, les avenues plus larges, et puis, ce n’est pas un quartier à la mode, il n’y a pas de ces trucs à intellos de gauche en sciences sociales habillés comme des clochards. Les restaurants et les cafés sont simples, ça en est presque élégant, et ce n’est pas bourgeois comme le quinzième. Il y a une tranquillité urbaine que j’aime bien, et puis visiblement Anne Hidalgo n’a pas de projet pour cet arrondissement, bref, ça ne ressemblera pas trop à une bourgade de province embourgeoisée. C’est dans le quatorzième que je m’arrêterai quelques jours lors de mon séjour cet hiver.
Encore dix jours ici, dix jours que je vais m’atteler à apprécier avant de venir vous dire bonjour à Paris ou ailleurs, car il y aura aussi un ailleurs. 10 jours à redouter, deux jours à m’adapter. Et finalement, et malgré tout, le reste du temps à vous aimer quand même et à trouver tout le reste, malgré cette saleté, finalement très attachant aussi.
À bientôt, Paris.
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