Nous sommes normalement en pleine « saison des pluies », ce court intermède entre le printemps et les chaleurs de l’été, qui commence habituellement à mi juin et s’achève vers le 20 juillet. Mais cette année, décidément, rien ne se décide à être habituel et après un printemps ressemblant à un interminable mois de mars, nous sommes rentré d’un coup, fin mai, dans la saison des pluies. Certains élèves m’ont dit que ce n’est pas possible, mais pourtant, cette moiteur, cette bruine, les températures qui montaient, tout s’apparentait à une entrée précoce dans le 梅雨. Eh bien, depuis une semaine, malgré une météorologie nationale qui nous annonce chaque jour des pluies et de la grisaille pour la journée prochaine, rien n’y fait : pas ou peu de pluie, une humidité ambiante relativement basse pour la saison des pluies, et une surprenante tendance à faire beau. La nuit dernière, je suis parvenu à dormir fenêtre ouverte et sans air conditionné, preuve s’il en était besoin que l’humidité est relativement basse. Au contraire, nous avons eu une petite pluie d’été qui a rafraichi l’air et fait circuler un peu de vent. J’ai très bien dormi et ne me sens pas aussi fatigué que la semaine dernière. Je ne pense pas me tromper en affirmant que la saison des pluies est terminée. Mais bon, cette année nous a réservé tellement de surprises, peut être je me trompe… J’ai juste pensé qu’un tremblement de terre, maintenant, ce serait vraiment la catastrophe. On pourrait toujours aller se baigner dans un des nombreux fleuves ou à la mer, mais quand même…
Dimanche, justement, j’avais proposé à Jun de rester vers chez moi, à Kasai, car la météo annonçait des nuages et peut être même de la pluie. J’avais envie de me reposer, aussi. Alors une promenade dans le grand parc qui borde la mer, au sud, me semblait être une bonne idée. Finalement, il fit extrêmement beau et chaud. Des nuages certes, mais une dominante bien ensoleillée, et du vent à profusion sur la baie. Jun me confia qu’il gardait un mauvais souvenir de l’endroit. Et pour cause, nous y allâmes à l’époque où, au chômage et sans argent, je m’étais foulé le pied. Et une autre fois, après la faillite de Lehman Brothers, un peu comme si cet endroit était lié au chômage et à l’incertitude. La promenade de dimanche vint démentir ce ressenti. Ce parc est simplement magnifique et s’il n’était séparé du centre-ville par des barres de HLM alternant avec des entrepôts à n’en plus finir, je pense qu’il mériterait vraiment que j’y passe mon temps libre. C’est vert, c’est très vaste, et la mer donne ce sentiment d’ouverture sur l’infini. Les vagues, les quelques baigneurs téméraires, des coquillages, le vent iodé, Kôtô Ku au loin, des bateaux à l’horizon. La mer, quoi. Le parc lui même recèle des courbes, des collines, des marais protégés où on peut observer des oiseaux sauvages, un bois très dense, des tables propices au pic-nique, une grande roue, de grandes aires désertes où les enfants font du vélos et les parents bavardent sur l’herbe. Pour Tôkyô, une ville totalement repliée sur elle même et coupée de la mer (et en cela si différente de l’accueillante Yokohama), un endroit unique. À une trentaine de minutes à pied de chez moi. Un très beau dimanche sous le grand beau temps.
Hier encore, la météo annonçait des nuages et de la pluie. Et puis non, il a fait beau. Dimanche soir, après que Jun fut parti, j’ai longuement bavardé avec Yann. Le Japon n’est pas un pays facile. Lui comme moi, comme tous les étrangers soufrons d’une solitude réelle. Ainsi, bien que je ne puisse pas dire qu’à Londres je m’étais fait une masse d’amis, je m’étais fait, au moins, des connaissances, ce qui, en quelques mois, était déjà pas mal. Et puis, la vie social, à Londres, est une réalité. Les endroits où sortir sont nombreux. Il y avait trois bars gay dans le quartier où j’habitais, Lewisham, ce morceau de Londres situé à l’est entre Greenwish et New Cross. Je prenais le train bien souvent tard le soir, à Charing-Cross et découvrit ainsi par hasard un des plus célèbres lieux de drague gay de la capitale. Avant, j’étais sorti au Compton’s, Underbar, à moins que je ne me fus aventuré dans un bar que je ne connaissais pas ou que je ne me fus promené avec mon appareil photo. Londres est étonnante, la nuit, certaines ruelles sont si anciennes, on y retrouve l’atmosphère des romans de Doyle, Poe. Jack l’éventreur… Les façades de l’époque du roi Georges, la nuit, me fascinaient. Classicisme en briques rouges.
Tokyo est en revanche une ville moche. Magique la nuit à cause de ses néons, mais il faut avouer qu’il n’y a rien de fascinant en soi. Ce dont Yann comme moi-même sommes victimes toutefois n’a rien à voir avec l’architecture, ni même avec la taille tentaculaire de la mégalopole. Après tout, Londres aussi est immense. C’est l’incapacité des Japonais à communiquer simplement, entre eux, mais surtout avec des étrangers. À parler. À ne pas envisager, quand ils sont gay, leur vie dans la durée ni dans la visibilité. Beaucoup de gays, ici, regardent les étrangers comme des gadgets. Et cela amplifie le malaise communicatif. Le Japon est un paradis pour les hétérosexuels. L’image qui fait du Japon un pays de tous les possibles dans la sexualité n’est pas totalement fausse, mais même sous cet angle là, il faut avouer que le pays est relativement pauvre. Les Japonais ne sont pas non plus des champions de sensualité. Beaucoup trop inhibés. Alors si ni l’amitié. Ni l’amour, ni le sexe et, finalement, ni les perspectives professionnelles sont au rendez-vous, soit parce que le recrutement repose ici sur le principe de la préférence nationale, soit parce que ce pays a entamé un irréversible déclin à force de se penser comme le centre du monde, on en arrive à conclure : pourquoi ici, quelle illusion ? J’ai un travail, de merde cette, mais un travail. Et j’ai Jun. Yann n’a personne et donc, par moment, se demande si son travail vaut vraiment la peine. Il se tâte, il veut partir. S’il part, ce sera un peu comme un petit frère qui s’en va. Je lui ai juste conseillé de ne pas reculer : quitte à quitter le Japon, autant revenir une bonne fois pour toute en France.
Je sais que certains expatriés ne comprendront pas. Pour certains, il y a eu le mariage et ils se sont habitué à cette sensation de devoir s’accrocher coûte que coûte, comme une seconde nature. Ils ont fini par refouler l’insouciance qui peut être caractérisa leur vie d’avant le mariage : je n’envie pas les hétérosexuels mariés au Japon car beaucoup vivent une espèce de vie de survivant, avec une peur au ventre : échouer, et perdre leur enfant, leurs enfants. C’est une des très nombreuses faces cachées de ce pays en effet, un contentieux diplomatique majeur enrobé d’un immense tabou : l’an dernier, pas moins de 3 Français se sont donnés la mort dans le Kansai pour raison familiale. J’ai appris ça par hasard, dans un de ces mails d’associations d’expatriés, rappelant que tout avait été fait, que des assistances psychologiques étaient en place dans différents centres. J’ai beau trouver l’effort notable, je reste scandalisé que de tels différents entre les deux pays soient esquivés, car 3 personnes pour le Kansai, l’an dernier, cela fait combien de personnes pour le Japon en entier ? Et l’année avant ?
Mais quand donc la France mettra une bonne fois ces contentieux sur la table, et obligera les gouvernements à changer leur politique à l’égard des parents de couples mixtes après un divorce. Car ici, l’autre, le non Japonais se voit soudain privé de tout droit, il perd sa carte de résident permanente et retombe dans le statut précaire du renouvellement périodique. À ce déclassement administratif se double bien souvent un droit automatique pour la famille japonaise de garder l’enfant sans obligation de visite régulière à l’autre parent. Cette législation est impitoyable avec les couples japonais, elle est discriminatoire pour des pères étrangers. Le sort des Français hétérosexuel au Japon, tout à fait enviable quand leur couple va bien, n’a rien a envier, au contraire même, au sort des homosexuels qui se voient contraints à vivre le silence d’une société. 3 suicides. J’imagine la détresse des familles en France, l’incompréhension devant le geste. Et c’est une honte, une de plus encore, pour la France. Comment acceptons nous cela ? Ces morts sont ils le prix à payer pour attirer les investissements japonais ?
Beaucoup de ce qui fait notre vie ici est une très grande incertitude. Mais comme cela revient bien souvent, ce qui est le plus blessant est que notre amour pour la culture de ce pays, sa langue, rien n’y fait. Nous restons des êtres de seconde zone, impropres au travail quand on voit pourtant partout de véritables crétins occuper des postes (je me souviens de ces attentes interminables quand, de Paris, j’appelais une banque à Tôkyô, déclenchant un vent de panique dans un back-office où visiblement personne ne savait parler anglais; et que dire de ces businessman à l’esprit conformiste…), interdit de parole crédible (on nous demande notre avis comme quelque chose d’exotique car bien souvent, ce qui est recherché par l’interlocuteur, c’est une validation de ses préjugés et une mise en avant d’une spécificité purement japonaise),…
Comme de nombreux expatriés ici, je reste car j’aime quelqu’un, qui m’aime. Je ne me sens toutefois pas piégé, je n’ai pas d’enfants. Et même si mon travail me fatigue, il reste très correct, m’offre le temps nécessaire pour faire d’autres choses : si je ne les fais pas, j’en suis le seul responsable, et le Japon n’a rien à voir là dedans.
Grand beau temps aujourd’hui, donc. Lumière de l’été.
De Tôkyô
Madjid
Vers chez moi par un bel après-midi de dimanche ensoleillé…
V