Billet de poupées russes

B

Tout, dedans, m’y oppresse

Ligne Denentoshi, le soir. Et me revoilà à reprendre un billet repris auparavant sur un autre billet écrit précédemment. C’est comme ce roman d’Aragon, La mise à mort, tiens, et des fois je me dis que le jour où je le finirai, ben tiens, il se passera quelque chose dans ma vie… mais que voulez vous, il m’étouffe, ce livre, impossible d’en dépasser les cent premières pages, peur de trop savoir ce que je vais y lire. Alors je le laisse m’étouffer, puis encombrer mon sac pendant une semaine, et puis je le laisse sur un coin de table jusqu’à ce qu’il m’encombre et que je ne le range jusqu’à une prochaine tentative.

Tout, dedans, m’y oppresse.
Les mots me font comme une de ces poésies de Léo Ferret, une poésie qui ne s’arrêterait pas. Il n’y a plus rien, par exemple, ou L’espoir, ou La mémoire et la mer, je ne sais pas, ou Ton Style, tiens. Des mots qui disent la douleur sans jamais en prononcer le mot.
Avec une nappe à carreau Vichy, le Front Populaire, et l’ombre de Staline sur le destin de l’écrivain qui, plus qu’aucun autre en France, a donné sa vie et sa plume « au Parti ».
Je sais bien, pourquoi ce livre m’étouffe. Cinquante ans d’histoire de la France, cinquante ans d’histoire de la gauche, cinquante ans d’histoire de l’art s’y concentrent et se télescopent sous la plus sotte interrogation qu’Aragon ait pu s’adresser : un roman réaliste, c’est quoi ? Ô, le cruel Aragon, le pauvre Aragon contemplant du haut de sa vieillesse le piège dans lequel il s’est lui-même laissé enfermer. J’ai ressenti cette oppression dès le départ, ces mots impossible, comme certains airs de Bach ou Vivaldi, non, non, tu peux pas écrire ça, on devrait les interdire, ces harmoniques. Cela blesse donc, une harmonique, cela arrache donc des larmes ? Alors des mots, comme c’est cruel, et comme cela fait mal.

Et comme je brûle de le lire, ce livre.

Ce billet, ce sont des poupées russes. J’ai décidé d’agréger tous les billets que j’écrirais en un seul billet jusqu’à ce que je publie enfin le résultat. Alors, je suis sûr que je pourrai recommencer à écrire.
Mais que voulez vous, je n’y arrive plus, à écrire. Cela me semble vain, futile, inutile, stérile, égocentrique, narcissique, égoïste. Je n’y arrive plus. Je dois puiser en moi tout ce que j’ai d’égoïsme pour faire émerger une vague envie d’écrire. Je dis égoïsme, car en fait je dois me remettre à écrire pour moi. Vous me direz, c’est bien, un écrivain qui écrit pour les autres s’est un peu perdu, quelque part, il cherche à séduire, à flatter. Il ment.
C’est un menteur.
Je me fais l’impression d’être un faussaire, un dissimulateur. J’écris, la belle affaire. Pour le prix d’un ordinateur et d’une confection internet, tous écrivains, tous concierges, on brade! Solde sur les mots, réduction sur le subjonctif. Laborieux.

« Les mots, lorsque je te les laisse, et que tu ne les attrapes pas » « Ces mots, qui valent ce qu’ils valent, mais en tout cas, ce sont les miens » (Mama Béa)… Alors, maintenant cette introduction passée, je vous laisse avec mon billet précédent, enveloppant des billets écrits précédemment…

« Ligne Hanzômon, vers midi cinquante.

De deux choses l’une, ou bien je poste un nouveau billet, ou bien je poste les anciens. Voilà une représentation banale de l’esprit binaire dans lequel on nous apprend à penser. C’est blanc, c’est noir. Et si ce n’est ni noir ni blanc, c’est forcément gris et, que voulez vous, gris, ce n’est pas beau, ce n’est même pas une couleur, tiens, oui, ça fait un peu comme ces vieilles télévisions d’un autre âge avec des speakerines en chignon, ridicule. Un billet gris, je vous ficherais, moi!
Et pourtant, entre le noir et le blanc, on peut voir autre chose que du gris, et pour cela, il suffit de sortir et du noir, et du blanc. Et alors, il y a les couleurs, et avouons le franchement, ça a une toute autre gueule, hein, soudain, c’est libre, ça virevolte, et si j’en crois les informations concernant mon moniteur, il existe semble t’il des millions de couleurs. Et encore cela ne doit être qu’une limitation liée aux technologies, peut être en existe t-il même des milliards, et peut être même encore plus, qui sait ?
Alors, aujourd’hui, un billet poupées russes. À savoir, non pas un nouveau billet, ou un ancien billet, mais un enchevêtrement des deux. Et pour tout dire même, encore mieux, un ancien billet, cité dans un billet plus récent, enveloppé dans ce billet d’aujourd’hui.
Mais pourquoi donc faudrait il donc choisir une saveur quand on peut goulûment profiter de plusieurs. Ça vous donnera une vue plus complète des deux dernières semaines, du déménagement, et à moi la satisfaction d’avoir publié ces bribes en en formant un tout cohérent. Tiens, oui, pourquoi faut il toujours opposer, trancher, quand on peut former une représentation un peu plus complexe. Colorée…
Alors voilà ce que j’écrivais mardi matin, bien persuadé à poster ce billet le jour même.

« Un billet de … Au travail!

Voilà, le déménagement est passé. La semaine dernière a été une semaine rapide et longue à la fois. Rapide car on n’est jamais assez prêt pour quand les déménageurs arrivent, et parce qu’entre le travail, mais aussi l’électricité, le gaz, l’eau et l’internet à couper, les cartons à faire, les choses à jeter, le temps n’est pas élastique et semble passer comme un grand tourbillon. Longue car elle m’a paru interminable, cette semaine, avec ses cartons, le ménage à faire, les va et viens de l’un à l’autre appartement pour transporter ce dont j’avais besoin jusqu’au dernier moment… J’avais commencé à écrire un billet la semaine dernière, dont je vous livre ici le contenu.

« Un billet nomade

Ligne Ôedo, vers midi. Grand beau temps un peu frais mais léger et printanier. Ça va être juste pour aller au travail, très très juste, mais bon.
Je viens de signer mon contrat de location pour ma guesthouse à Kagurazaka. Alors, malgré le fait que ce soit très très juste, j’y vais. Je veux y prendre l’air, en ressentir l’atmosphère sous ce grand soleil pour apaiser le cœur lourd : j’ai tant de souvenirs à Kasai, tant et tant. De bons, de moins bons et des mauvais aussi, et cela crée, comme l’amitié, des liens très forts. Il était souhaitable que j’en parte, et cela faisait longtemps que j’en ressentais le besoin. En fait, malgré un confort qui va me manquer, je m’y sentais trop enraciné. La preuve, malgré une ferme volonté de déménager il y a presque deux ans, je ne l’ai pas fait. Ce qui vient de se passer, cette obligation de diminuer mes dépenses, est finalement une opportunité, aussi, de ré-envisager l’avenir, car une guesthouse, quelque fut le quartier, ne saurait être un état définitif. Une transition, comme je le disais. »

Voilà, je m’arrêtai là. Grande fatigue cette semaine là, et puis, à l’école, je ne sais pas pourquoi, encore plus d’étudiants, des cours qui s’enchaînent à n’en plus finir. La golden week, dans un mois, ne sera pas de trop.

Alors voilà, tout est globalement en place. Je dois encore aller à la mairie pour enregistrer mon changement d’adresse, et s’en sera terminé. J’ai encore un ou deux cartons, beaucoup de choses à ranger, mais le plus gros est fait. Après, il me restera à reprendre ce rangement et nettoyer les carreaux, les grandes moustiquaires aux fenêtres, sous les tatamis, bref, faire un grand ménage de printemps, mais il s’agit là d’une chose plus simple et plus banale. Il me restera aussi à me débarrasser de plein d’emballages utilisés pour le déménagement, ce qui, à Tôkyô, est quelque chose de toujours problématique : la gestion des déchets est, ici, un vrai casse-tête, c’est en fait très mal organisé, et le moindre encombrant se révèle coûteux. Je comprends mieux pourquoi les gens entassent de vieux frigos, de vieilles machines à laver et autres objets inutilisables dans leur jardin ou sous le porche de leur maison. Pour ma machine à laver, son enlèvement m’a coûté 5.000 yens, mon sommier 1.600 yens. Mais bon, voilà, c’est terminé, et mon nouveau chez moi prend forme.

J’habite donc dans cette ultra vieille maison où je passai mes vacances à l’hiver 2004-2005, puis lors de mon arrivée ici en 2006. Elle est vieille et elle appartient au réseau Sakura House, qui loue à des prix incroyablement élevés des logements aux étrangers de passage. Je dis incroyablement élevés non pas eu égard au prix lui-même, mais égard à la surface et à l’ancienneté des logements. Cela étant, c’est une solution pratique à titre temporaire, et le fait que le loyer inclue les charges balance ce jugement. Cela ne peut présenter une solution définitive, c’est une bonne solution à titre transitoire. Beaucoup d’étrangers, jeunes, y trouvent également une sorte de communauté étrangère pratique quand la plupart ne sont, en fait, pas encore vraiment sevrés (hé hé hé). Celle où je suis est certainement la plus vieille du catalogue. Une maison comme celle que je photographiais l’an dernier et où vécu l’écrivain Hayashi Fumiko. Jun à un peu fait la tête… Et pourtant, c’est incroyable comme je m’y sens bien. Le prix n’est donc pas du vol. J’ai étrenné mon premier séisme dedans, force 3, et elle m’a semblé incroyablement « lourde », massive et solide tout en étant élastique comme il faut. On verra bien. Seul l’escalier qui conduit à l’étage où je me trouve me pose des soucis. Un arbre à ma fenêtre où des oiseaux chantent le matin, les petites clochettes qui se balancent au vent, très fort en ce moment, les cris des enfants de l’école à côté. Non, ce n’est pas l’enfer… Je m’y sens bien. La vieille dame qui habite à côté et qui je pense est également la propriétaire, est gentille comme tout, elle se souvenait de moi. Et puis, sitôt sorti, ce n’est pas mon triste Kasai, c’est un quartier comme je les aime, où les chats se promènent en été, écrasés pas la chaleur et l’humidité, se pavanant, ventre à l’air… »

Ecrit, donc, mardi dernier. Et laissé en plan.

Il a fait incroyablement beau ces derniers jours. Cela n’a rien d’incroyable en soi, mais c’était une sensation que l’on avait presque oublié. Et puis aussi ce premier vent de printemps qui, habituellement, souffle en février, a fini par passer en début de semaine. Tiens, juste le jour où je rendais les clefs, quel hasard, bon vent! Du balais!
Ça a été quelque chose, ce départ. J’ai pris ma décision de déménager en 1 minutes après l’incident du mois dernier, et depuis c’est allé incroyablement vite. Je n’aime pas les déménagements, mais je me suis plutôt bien débrouillé. Et je continue de penser que la chance a été, une fois encore, de la partie en libérant, presque comme par magie, cette chambre où je suis resté déjà deux fois auparavant.
J’ai fait le ménage le week-end à Kasai. La jeune femme de l’agence immobilière est passée, et puis voilà, c’était fini. En rendant les clefs, j’ai regardé une dernière fois cette forte que j’ai ouverte tant de fois, il y avait un poids dans mon ventre. M’est revenue ma première visite, un jour de beau temps, fin août, il y a presque six ans. C’était la même jeune femme. M’est revenue ma première visite, seul, après avoir eu les clefs, le lendemain. Cette incroyable clarté, le coup de foudre pour la répartition de l’espace dans un lieu pourtant si petit, 23 mètres carrés. C’était tout neuf. La satisfaction d’être chez moi, mes courses à IKEA. J’ai regardé la porte, j’ai compris que je n’avais plus les clefs, que c’était fini. Il faisait gris. Nous avons descendu les escaliers, nous nous sommes salués.
Jusqu’au bout, tout s’est déroulé comme prévu : mon dernier voyage, ce serait pour ramener mon vélo. Je suis monté dessus, suis allé à la poste faire router mon courrier, et puis c’est parti. J’ai mitraillé avec mon iPhone, inondé mon mur Facebook, mon Twitter, mon Instagram et mon Tumblr. Ce faisant, je figeais pour toujours la fin d’une aventure. Déménager, quand on n’a pas la fibre mobile, comme moi, c’est un déracinement. Alors ça a été comme un exercice de re-enracinement. Dans mon nouveau territoire. Il y a eu le grand pont, traversé tant de fois. J’ai regardé Kasai une dernière fois et remercié ses divinités tutélaires d’en avoir fait la ville qui m’a appris Tôkyô. Il ne faut jamais renier ses racines. Il faut les respecter, les louer, les reconnaitre. Je dois beaucoup à Kasai. Ma part Tokyoïte y est née.
J’ai repris ma route, et ça a été Kôtô Ku. J’ai bifurqué vers Kiba où j’ai eu le bonheur de jouir des cerisiers précoces, en pleine floraison, avec retard. Au même endroit, l’an dernier, Jun et moi avions essayé d’oublier le séisme. J’ai continué la route, photographiant tout et partout.

Je suis arrivé à Kyôbashi pour y donner un cours particulier, et en soirée je suis reparti, et à la fin de mon voyage, voilà, c’était fait, j’habitais à Kagurazaka. La nostalgie avait disparu, ne restait qu’un avenir qui s’enracine dans ce quartier.

Ligne Hanzômon, le soir, vers dix-neuf heures quarante.

Je reprends. Et puis non, pas comme ça. Comment ne pas parler aussi de ce qui s’est passé à Toulouse, du triple drame. Les tueries, d’abord, qui ont fauché des civils, comme toujours. Et puis la violence de l’intervention policière montée comme un spectacle, comme une production Endemol, avec tout ce qu’il faut de suspens, de caméras et de directs pour nous faire voir ce que l’on voulait bien nous faire voir, ou même, pour être précis, pour nous suggérer de façon subliminale que nous pouvions voir ce qui était invisible. Et puis le triple drame, c’est cette mise en épingle orchestrée par le pouvoir avec la perspective d’une limitation drastique des libertés publiques que Louis Napoléon n’aurait pas renié puisque la jeune deuxième république vota les mêmes dispositions qui conduisirent au coup d’état de Décembre. »

Voilà. On est aujourd’hui jeudi 29 mars, et il a fait très beau…  »

De Tokyo, lundi 2 avril 2012,

Madjid

Commentaires

  • Non pas : Pourquoi ?, mais : Pourquoi pas ? (vivre, écrire, que sais-je encore).
    Vain, futile, inutile, stérile, égocentrique, narcissique, égoïste, faussaire et dissimulateur, comme tout le monde ? : et alors ? ce n’est pas comme si on pouvait faire autrement.
    Cheer up!
    Et Aragon : plutôt Anicet ou le Paysan. Romans de jeunesse, poèmes de vieillesse. Même si Hourra l’Oural ça dépote.

  • Non pas : Pourquoi ?, mais : Pourquoi pas ? (vivre, écrire, que sais-je encore).
    Vain, futile, inutile, stérile, égocentrique, narcissique, égoïste, faussaire et dissimulateur, comme tout le monde ? : et alors ? ce n’est pas comme si on pouvait faire autrement.
    Cheer up!
    Et Aragon : plutôt Anicet ou le Paysan. Romans de jeunesse, poèmes de vieillesse. Même si Hourra l’Oural ça dépote.

    • Bonjour Madjid,

       

      Vous, imposteur ? mais les pires imposteurs sont ceux
      qui sont convaincus de leur importance, ceux qui ne doutent jamais de ce qu’ils
      font… moi ce qui me fait revenir vers votre blog c’est cette impression de voir
      se construire une voix, parfois dans la douleur, parfois laborieusement, mais
      entêtée et sans tricher. Avec l’humilité de reconnaître ses limites et ses
      manques – mais c’est ça aussi qui en fait une voix singulière, qui vaut d’être
      entendue.

  • Bonjour Madjid,

     

    Vous, imposteur ? mais les pires imposteurs sont ceux
    qui sont convaincus de leur importance, ceux qui ne doutent jamais de ce qu’ils
    font… moi ce qui me fait revenir vers votre blog c’est cette impression de voir
    se construire une voix, parfois dans la douleur, parfois laborieusement, mais
    entêtée et sans tricher. Avec l’humilité de reconnaître ses limites et ses
    manques – mais c’est ça aussi qui en fait une voix singulière, qui vaut d’être
    entendue.

  • Bonjour Madjid,

     

    Vous, imposteur ? mais les pires imposteurs sont ceux
    qui sont convaincus de leur importance, ceux qui ne doutent jamais de ce qu’ils
    font… moi ce qui me fait revenir vers votre blog c’est cette impression de voir
    se construire une voix, parfois dans la douleur, parfois laborieusement, mais
    entêtée et sans tricher. Avec l’humilité de reconnaître ses limites et ses
    manques – mais c’est ça aussi qui en fait une voix singulière, qui vaut d’être
    entendue.

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