Et pourtant, je pense que notre génération à un récit à faire émerger, un testament, nous sommes les passeurs d’une époque qui n’existe plus et qui disparaitra avec nous, et que nous avons le devoir moral de transmettre pour donner les clés vers d’autres possibles.
Écrire, ça commence forcément comme ça. On a beau avoir des trucs plein la tête, ça commence par une feuille ou par un écran blanc. Je regrette l’époque où j’écrivais sur du papier, quand rien ne venait, je me mettais à dessiner, et puis je tournais la page et je commençais à écrire. Des dessins, comme ça, j’en ai fait des milliers. Et puis, je peux vous faire un aveux, je tape généralement à deux doigts, très vite, mais je tape à deux doigts. Je sais taper avec tous mes doigts, d’ailleurs, comme je vous en parle, je me suis mis à taper avec tous mes doigts, mais c’est étrange, quand je tape avec tous mes doigts je fais plus de fautes de frappes qu’à deux doigts, alors généralement très vite, je me remets à taper à deux ou trois doigts. Je crois que c’est parce que j’utilise trois types de claviers, un japonais, un américain et, comme maintenant, un clavier français que Yann m’a rapporté il y a trois ans. Plus le clavier du iPad qui est encore différent, tant pour les ponctuations que pour les accents. Je m’y perds un peu, alors je reviens toujours à deux doigts. Je dis deux doigts, pour être plus du côté de la vérité je devrais dire quatre doigts, et le pouce pour les espaces, parfois… Ça ne m’empêche pas d’écrire très vite ni de ne pas regarder le clavier, je suis en réalité fixé sur l’écran, je crois juste que c’est comme ça que je me suis mis à l’aise avec l’ordinateur quand j’ai abandonné le cahier.
L’iPad a ajouté à la complication, pour tout dire, c’est devenu mon clavier préféré, c’est tellement simple, pour écrire dans le métro…
Là, alors que j’écris ces lignes, je m’oblige à écrire avec mes dix doigts, c’est horrible, impression d’être handicapé, de devoir regarder le clavier sous peine de tomber, je suis plus lent, je ralentis ma pensée… Mais je devrais m’y mettre, j’écris très vite à quelques doigts, ce serait encore plus rapide avec dix, non?
Vous me direz, le problème de l’écriture n’est pas vraiment l’écriture, chacun ses techniques. Parfois, j’aimerais par exemple revenir au papier, on peut raturer, et puis reprendre ce qui a été raturé et qui est à jamais perdu sur un ordinateur, quel gâchis. Non, la vraie difficulté est ailleurs. Pour moi, c’est une difficulté qui est double et qui se combine dans une troisième difficulté. La concentration, la relecture/ correction, le tout dans la problématique du temps.
La concentration est nécessaire, pour écrire, il faut rester dans ce que l’on écrit. Moi, des fois, je malaxe bien dans ma tête, je tourne et retourne mes pensées, des personnages, des situations et quand je commence à écrire, tout est prêt, c’est presque automatique. Des fois, je prends quelques notes et me les envoie par e-mail que je recopie tel quel avant de retravailler, comme ça, ce n’est pas perdu. Des fois c’est sur un bout de papier. Mais hélas, il m’arrive de perdre cette concentration, et vraiment, je n’en suis pas responsable même si je culpabilise à mort…
La relecture, la correction, ça, c’est le pire, je crois que c’est pour ça que je ne reviendrai jamais au papier. Pour ne pas avoir à recopier. Relire, c’est pire qu’écrire, en réalité, les fautes apparaissent, crues, cruelles, les périphrases, les redites, les trucs inutiles, les trucs ampoulés, les machins qui ne veulent rien dire, les fautes d’accords du participe passé, les conjugaisons problématiques, ce subjonctif à la con inutile mais qu’on a mis là parce que oui, on peut utiliser le subjonctif dans ce cas bien que ce ne soit pas nécessaire mais peut être dans une des cases de mon cerveau y’a écrit que ça fait mieux, que ça jette, alors vas-y, envoie-le, ton subjonctif, ta daaaaa! Mais à la relecture, soudain, les artifices se dégonflent et il faut corriger. Bon, je l’avoue, quand je me relis, ce n’est pas à ce point-là, mais s’il s’agit d’un texte très long, alors oui, il y a un côté comme ça. Et comme je suis un peu perfectionniste, je relis d’abord, et je corrige ensuite. Double boulot, mais je crois que c’est nécessaire, la relecture pour prendre une certaine distance avec l’écriture et me faire une idée du travail qui reste à faire, et puis la correction, et là, je vais vous avouer un truc, cela peut être un puit sans fond…
Mais écrire et reprendre ne seraient rien si j’avais le temps, or, le temps est justement le problème. Si j’écris un long texte, je dois à tout pris le mettre dans un coin de ma tête en tâche de fond afin de le reprendre plus tard exactement là où je l’avais laissé. Le problème est que je travaille. Et parfois, je me retrouve très fatigué, voire stressé, et au lieu de me remettre au travail, à écrire, je n’ai qu’une envie, débrancher. Tant qu’il s’agit d’écrire, toutefois, ce n’est pas trop problématique car en réalité je parviens assez bien à garder le fil, mais quand il s’agit de corriger, alors un incroyable découragement me saisit. Mon boulot n’est pourtant pas si prenant, mais le temps de transport et surtout mes horaires ne facilitent pas la tâche.
Parce qu’en réalité « je ne suis pas né dedans ». Je suis un fils de prolo, algérien de surcroît. J’ai mis des années pour construire le détachement nécessaire, la gratuité d’être qui est innée chez les gamins d’intellos mais véritablement inexistante dans mon milieu social, où avoir un bon travail et acheter les choses qui vont avec est un truc totalement obligatoire. Je ne pschitt même plus. Le pschitt, c’est cette histoire de mon amie Maria, qui partie pour acheter un fer à repasser vapeur, avait fini par acheter une centrale vapeur, Singer © bien sûr. Un truc qui sert à rien, compulsif à souhait. Depuis, elle et moi parlons de nos pschitts, de nos achats inutiles. Un truc de prolo, le pschitt, les riches, eux, ils s’en foutent, des pschitts, ils se foutent de l’argent, ils en ont les moyens! Ben moi, je ne pschitte plus. Je fais des achats normaux avec une bonne raison, et je ne finis plus avec le truc qui coûte plus cher parce que gnagnagna.
Autre truc qu’il m’a fallu totalement reconstruire, c’est me concevoir dans ma complexité comme une personne unique et géniale, oui, rien que ça. Quand je dis géniale, je parle à mes propres yeux, vous, forcément, vous me jugerez autrement, c’est normal, mais pour un individu, avoir cette solidité en dedans, regarder ce qui semble se contredire comme une force, comme une combinaison unique dont rien n’est à cacher mais tout à révéler, c’est une véritable force. Alors seulement je peux considérer mes propos, mes écrits, mes pensées comme des objects importants, qui peuvent être discutés, et ainsi regarder monsieur Mariani ou monsieur Hollande, mais aussi Simone de Beauvoir ou Jean-Paul Sartre comme des égaux, et réaliser alors qu’il ne tient qu’à moi de le démontrer voire même de les dépasser. Aucune mégalomanie en cela, c’est cela, l’exacte définition de la liberté. Et d’ailleurs, c’est parce que je pense ainsi que malgré ce terrible handicap que représente le manque de temps, un travail qui me bouffe quand même une quarantaine d’heures chaque semaine, je ne peux prendre le manque de temps comme un prétexte à ne pas avancer. Pas plus que mon origine sociale, pas plus que mon statut sérologique, que mon origine ethnique ou ma sexualité. En réalité, c’est ce qui me rend unique. Faut faire avec, et des fois, pris d’une certaine sympathie pour moi-même, je pense que je n’ai pas fait si mal. Reste à en faire quelque chose…
Écrire, c’est un exercice très particulier, surtout quand il s’agit de fiction, soudain, des personnages prennent vie. En soi.
Alors quand au hasard de mes lecture je me retrouve nez à nez avec un roman puissant, mes sens sont comme démultipliés, je reconnais cette sensation, le truc qui se passe dedans. Et c’est exactement ce qui m’est arrivé ces derniers jours en lisant Vernon Subutex de Virginie Despentes.
Virginie Despentes raconte des gens de mon âge, de ma génération, des parcours que je connais bien, des pensées et des renoncements aussi. Elle le fait avec brillot. Je me souviens, quand j’étais allé regarder Baise-moi, je ne la connaissais pas, je ne l’avais jamais lu, mais le film avait été comme une immense baffe, quelqu’un enfin me ravalait à mon statut de mec, de dominant, avec tout ce qu’il y a d’abject dedans. C’était punk, au vrai sens du terme, une nana s’était enfin permise de nous doser comme les mecs osent habituellement doser. Je me souviens, la première scène de cul, il y avait des vieux dans la salle, certainement attirés par ça, justement, et privés des salles de films pornographiques qui avaient toutes fermé les unes apres les autres, et progressivement ces vieux qui s’etaient cassés. Apres trente minutes, il n’y en avait plus un, ils avaient compris le message, c’était pas un film de boules, c’était un coup de poing. Ne restaient plus qu’une dizaine de personnes dans la salle, et quand ça a été fini, après la scène finale qui nous avait tordus de rire, on s’est tous regardés, mecs, nanas, et il n’y avait pas un sourire, une armoire normande nous était tombée sur les épaules, on l’a abandonnée avec le générique de fin, mais il a fallu faire avec les courbatures. J’ai retenu le nom de Virginie Despentes. J’aimais pas la voir à la television, pas à cause d’elle, mais à cause de tout le bavardage que la télévision produit avant de passer à autre chose. À cette époque, c’était le Loft, ça donne une idée de l’autre chose…
Avec Vernon Subutex, j’ai eu l’impression de lire une sorte de Balzac qui se serait réincarné en un Marcel Proust sevré au polar. Il y a le contexte, la société thatchérienne qui nous réduit à des merdes pathétiques tout juste bonnes à survivre en pensant sortir du lot, les uns donnant dans le bio pendant que d’autres atterrissent sous les ponts, les ambitions et la médiocrité qui guettent en faisant souvent bon ménage, il y a la désillusion post-baby boom, un truc de ma génération et qui rappelle chez Balzac cette ombre de la révolution qui plane dans toute l’oeuvre, et puis il y a ce moi omniprésent, ce truc de Proust, ce dialogue intérieur qui explique tout, les actions individuelles, les petites lâchetés, les gros abandons et le monde. Et enfin cette narration tout droit sortie d’un polar, un vocabulaire de mec, aucune pitié pour les personnages et les situations, pas un pour racheter l’autre, tous pris dans une histoire dont ils sont à la fois les victimes, les coupables et les clés.
Comme moi, Virginie Despentes aime sa génération, notre génération. Nous, les post-boomers. Dans le livre flotte une nostalgie que j’ai au fond de moi, ce truc qui finalement explique mieux que tout le reste pourquoi j’ai quitté Paris. La nostalgie d’une époque où on était ensembles, pas comme les baby-boomers, tous pareils avec les mêmes cheveux longs et les mêmes délires, non. Tous ensembles comme des tribus différentes mais mues par la même soif d’être ensemble et de pouvoir circuler les uns au milieux des autres. C’était ça, les années 80, ce n’est pas qu’une question de jeunesse.
Pour faire simple, on était débarrassés des utopies débiles de mai 68 mais on pouvait nager dans l’incroyable créativité sociale et culturelle qui en étaient sorties. Comme elle, je regarde les annees 90 comme le turning point à partir duquel tout est devenu sérieux, l’argent a tout envahi, Thatcher a gagné: elle a enrichi une bande de sales gosses dans les années 80, et leur morale de nouveaux riches est devenue la norme, le tout propulsé par l’hédonisme « cool » des soixant’huitards ayant atteint la quarantaine. Le bio, le design, les vêtements cool, le design, tout s’est démocratisé pour donner au dernier plouc middle class de province l’illusion de « se réaliser » et d’être quelqu’un. Tout cela, bien entendu, n’a été rendu possible que par l’externalisation de pans entiers de la production et des délocalisations ainsi que par la généralisation de la production à bas prix en Chine. Tous ces trucs design du quotidien, ces pacotilles cools, c’est fait en Chine. Et as a result, des pans entiers de la société française se sont appauvris, privés de travail. Et pour acheter toutes cette camelotte bio-design-cool sans augmenter les salaires, on a baissé les impôts. Nos boomers arrivent désormais à la retraite, beaucoup d’entre eux sont protégés, mais nous, les post-boomers, on aura rien. Vernon Subutex se retrouve à la rue. Du boulot, il n’y en a plus, alors pour un type de 50 ans…
Vous voyez, je vous écrivais que je ne pouvais pas rentrer en France parce que tout ce qui m’attendait était de me retrouver à la rue. SDF. Et que donc je me résignais au Japon. Eh bien Virginie Despentes me le livre sur un plateau, ce destin, et avec quel talent… J’ai été RMiste, chômeur, j’ai vécu cet enfermement sur soi-meme, ne plus pouvoir parler aux autres, compter les centimes en allant faire les courses, faire des cauchemars en me demandant comment nourrir mon chat, m’enfermer dans le shit, la dépression, l’envie que ça s’arrête parce que ça faisait trop mal, l’incompréhension des autres aussi, à qui je ne pouvais pas tout dire parce qu’il n’y avait pas de mots, tout simplement. Je serais devenu quoi, si ma mère n’avait pas eu cette pièce dans laquelle j’ai habité, à Bonne Nouvelle. Je ne serais même pas ici, à écrire sur mon MacBook Pro Retina. Je serais mort, tout simplement. Ça, je le sais depuis très longtemps.
Ce roman, car il s’agit bel et bien d’un roman, est bien entendu tendu vers un dénouement dont la fin du tome deux ne laisse à aucun moment entrevoir ce qu’il peut être. Mais il est aussi un miroir sur une génération. Et là encore, elle marque des points. J’ai vu ainsi que Thomas Piketti avait signé l’appel pour une primaire à gauche, et j’ai pensé qu’il était con, car ceux qui sont derrière cet appel sont avant tout des boomers, et que le vrai probleme qui est posé est avant tout de rompre avec les boomers. Pas parce qu’ils sont méchants ou gnagnagna… C’est bon, à l’âge qu’ils ont on peut laisser aux historiens le soin de faire leur bilan.
Mais parce que nous, qui avons moins de 50 ans, on n’a ni connu la même société, et on n’a pas le même destin que les boomers. Notre situation est differente. Les 40/55 ans ont longtemps eu les yeux tournés vers les boomers, mais force est de constater que nos routes ont bifurqué il y a bien longtemps. C’est intéressant de voir qu’aussi bien en Espagne (Podemos), au UK, en Écosse, aux USA (Sanders), cette cassure est actée politiquement, parce que le ressenti de la précarité sociale est plus nette chez les moins de 50 ans, et qu’en France, cela reste encore très balbutiant, non formulé. Eh bien, la lecture de Vernon Subutex m’a plongé dans cette idée avec beaucoup de force. Une incroyable sympathie m’a pris pour ma génération. On n’a pas eu le plein emploi, on a eu le chômage de masse, toutes les places prises partout, le SIDA, et quand enfin des places ont commencé à se libérer, ce sont les gosses de boomers qui les ont prises après etre passés par ces grandes écoles où leurs parents les ont envoyés… On n’aura pas de retraite…
Nous, on ne compte pas. On n’a jamais compté. On a juste été la chaire à voter du mitterrandisme, les colleurs d’affiche de SOS et de la Génération Mitterrand, des traines savattes tout juste bons à se mobiliser pour « faire barrage au Front National »… Et pourtant, je pense que notre génération à un récit à faire émerger, un testament, nous sommes les passeurs d’une époque qui n’existe plus et qui disparaitra avec nous, et que nous avons le devoir moral de transmettre pour donner les clés vers d’autres possibles.
Je ne suis pas parti de Paris par hasard, mais des fois, je rêve que tous les comme moi reviendront de leur long voyage à l’étranger ou en province, et nous sommes nombreux, et qu’une fois encore avant de mourir, nous donneront une de ces fêtes que nous aimions tant, sans videur à oreillette, avec des fringues faits par nous même ou trouvés dans un dépôt quelconque, avec des alliages de musique dont nous seuls avons le secret, avec la gratuité insouciante du temps d’avant les baisses d’impôts et le thatchérisme triomphant. Cette fête ne verra jamais le jour, mais je suis incroyablement heureux d’avoir lu qu’au moins une personne sur cette planète, Virginie Despentes, la porte en elle.
Je laisse « l’union nationale » aux ringards. Nous, nous sommes ensembles.
L’écriture est un truc formidable…
(dans la rubrique Auteur de ce site, mais aussi en Musique, vous trouverez des textes tournant autours des mêmes sujets)
Vidéo: Phaeton (tragédie lyrique en 5 actes, 1684), Jean-Baptiste Lully (livret de Philippe Quinault), air « Heureuse une âme indifférente » – Les Talents Lyrique, dir. Christophe Rousset, soprano Gaëlle Arquez.
Heureuse une ame indifferente
Le tranquille bonheur, dont j’étais si contente,
Ne me sera-t-il point rendu?
Dans ces beaux lieux tout est paisible;
Hélas! que ne me-t-il possible
D’y trouver le repos que mon coeur a perdu!