…penser la violence comme un phénomène interne à la société algérienne et non la réduire à l’islamisme qui n’a fait que la canaliser, ou à un système militaire qui l’a utilisée à ses fins.
Article publié sur Al Huffington Post Algérie. Dans la décennie 90, l’Algérie a traversé une vague de violence sans précédent. Les différentes lois de « concorde nationale » et de « pardon » n’ont pas empêché ces derniers jours de faire ressurgir le spectre des meurtres de masses qui nous ont endeuillés.
Certains opposants dirent « qui tue ? », pointant du doigt le pouvoir, d’autres voyant dans cette question une approbation tacite de ceux qu’ils désignaient comme coupables.
Vingt ans nous séparent de cette décennie et peut être l’effroi causé par l’exécution de Hervé Gourdel nous offre-t-il l’occasion d’apporter une réponse débarrassée des pièges des années 90. Qui était responsable des tueries?
La responsabilité d’individus entrainés en Afghanistan auprès de ce qui allait devenir Al Qaida dans le cycle de violences des années 90 est évidente. Ils ont rapporté des camps où ils furent entrainés par la CIA des méthodes et un fanatisme qui fut utile pour constituer le noyaux de groupes terroristes. Mais leur présence suffit-elle a expliquer ce qui s’est passé?
Le FLN a entrainé le pays dans sa lente désagrégation après le décès de Houari Boumedienne. Les différents clans qui jusqu’alors s’opposaient se sont déchirés de plus en plus clairement pour aboutir à la grande manipulation d’octobre 1988 destinée à prendre le contrôle du FLN. La violence de ces événements a dépassé de très loin ce que le pouvoir escomptait. La déliquescence du parti unique peut-elle donc à elle seule fournir une réponse?
Cette violence venue des quartiers populaires en 1988 plonge ses racines dans la construction de l’état algérien à la sortie de l’indépendance. Les dirigeants historiques les plus capables, de Messali Hadj à Mohammed Boudiaf ou Hocine Ait Ahmed pour les plus connus, furent exclus les uns après les autres quand ils ne furent pas simplement assassinés par ceux qui prirent le pouvoir. Ces derniers, pour assoir leur légitimité, discutable, promurent un système basé sur le clientélisme, excluant de fait bon nombres de militants de la guerre d’indépendance et installant de fait à tous les échelons de la société cooptation et copinage. Une élite illégitime.
Le coup d’état de Houari Boumedienne figea cette situation en renforçant le pouvoir de l’état sur l’administration et l’économie au nom du « socialisme ».
De fait, des incompétents prirent des postes clés quand la masse laborieuse de trouvait réduite de fait à la plus simple obéissance. Nous avons ici la racine de la « tchitchi », puis de la « hogra », expression d’une violence de classe. Mais alors, pourquoi a-il fallu attendre les années 80/90 pour que la violence s’exprime?
L’Algérie de Houari Boumedienne masquait ses déséquilibres à l’aide d’une politique étrangère active s’appuyant sur l’aura de la guerre d’indépendance, et à l’aide d’une politique économique interventionniste reposant sur la rente pétrolière. Mais les fondations même sur lesquelles fut construite l’Algérie moderne ne remettaient pas en cause des conceptions héritées de l’ancienne puissance coloniale.
L’Algérie s’est développée sous la forme d’un état centralisé. Pourtant, rien dans l’histoire de l’Algérie ne justifie un gouvernement centralisé si ce n’est qu’il s’agit d’une conception française. Il y a en Algérie de quoi faire plusieurs, avec leurs variétés de langues, de cultures, de pratiques religieuses. L’Algérie est potentiellement une confédération, une idée de ce que pourrait être un grand Maghreb unifié. Or, la centralisation revient à imposer un modèle « supérieur » sans aucun respect ni pour l’histoire ni l’identité des populations. Et ce sont des hommes sans aucune légitimité, méprisants, incultes et incapables qui ont appliqué cette politique.
L’arabisation a encore accentué la coupure entre un pouvoir centralisé et le peuple. Elle s’est développée en parallèle avec l’exode rural massif, amorcé par la France à travers le déplacement d’un million de personnes durant la guerre et continué durant la phase de développement des « industries industrialisantes » qui revint de fait à un abandon de l’agriculture par le pouvoir. Alger accueillait ces masses de gens venus de tout le pays, les jeunes se débrouillant avec le marché noir, sous le regard des habitants d’une capitale qui n’avait ni de place ni de travail à fournir à ces ruraux déracinés.
Tout cela put être contenu tant que les prix des hydrocarbures et du dollar montaient, grâce aux subventions. Quand la situation s’inversa, il n’y avait plus d’argent pour subventionner, et le prix des importations s’envola.
Le propre d’un régime de parti unique est qu’il ignore la médiation, l’opposition, le contre-pouvoir. Quand vint le pluripartisme, les algériens les plus cultivés créèrent des journaux, des partis. Mais la masse, ces jeunes du pays, qui avaient vécu et leurs parents avant eux cette cassure entre une élite illégitime, un mépris de classe quasiment institutionnalisé, que pouvaient ils faire?
De son côté, le pouvoir poursuivait un agenda de libéralisation économique, il lui fallait donc écarter la tendance « socialiste » qui avait dominé du temps de Boumedienne. Le gouvernement fut donc extrêmement arrangeant avec la tendance « islamiste » dès le début des années 80. Le FIS fut le premier parti autorisé en septembre 1989.
Il est commun de dire que les discours enflammés de Ali Belhadj sont responsables de l’engrenage de la violence. Inversons la proposition: si l’Algérie avait été un pays bien géré, qui donc lui aurait accordé de l’attention?
Le FIS a canalisé une violence sociale qui couvait, alimentée par le mépris d’une élite corrompue et incompétente, le délitement économique ainsi que le dédain hautain manifesté à l’encontre de la culture populaire commencée avec l’instrumentalisation de l’islam dés les années 60 et prolongée dans une politique d’arabisation dogmatique sacrifiant les cultures algériennes.
Quand le processus électoral a été interrompu, il n’est plus resté aucune intermédiation dans la société et alors seulement il a été facile pour des éléments radicalisés d’entraîner des jeunes derrière dans les maquis.
Il ne me revient pas de juger ici s’il fallait ou non interrompre le processus électoral, chacun avait ses raisons, il s’agissait de toute façon d’un jeu dans lequel le pouvoir avait piégé la société. L’Algérie a été divisée, manipulée par un pouvoir qui désormais se retrouvait réduit à son essence première, une oligarchie militaire bien décidée à perdurer et s’enrichir.
Poser la question d’une violence islamiste d’un côté ou de la violence du l’état de l’autre, c’est accepter le jeu tel qu’il est posé par les clans en place.
Ce qu’il conviendrait peut-être de faire, ce serait penser la violence comme un phénomène interne à la société algérienne et non la réduire à l’islamisme qui n’a fait que la canaliser, ou à un système militaire qui l’a utilisée à ses fins.
Poser la question de la violence comme un phénomène profond indépendant de l’islamisme, c’est reconnaitre qu’elle peut ressurgir (Ghardaia…), sous une forme identique ou différente car le mépris à l’égard du peuple et de sa culture, l’incompétence, la corruption et la gestion clientéliste sont toujours là.
C’est permettre, enfin, de sortir des fausses oppositions pour bâtir l’alternative institutionnelle qui permettra, en lui reconnaissant la pluralité de ses langues et de ses pratiques, de rendre au peuple la dignité dont les groupes qui s’accrochent au pouvoir l’ont dépossédé depuis plus de cinquante ans.