Arabes et pédés in the 80’s/90’s en France.
J’ai reçu une demande via Facebook. Comme j’ai fourni une (longue) réponse, je vous la livre ici comme j’ai régulièrement fait, sans editing et avec de nombreux raccourcis de langage pris dans la réponse, et ils sont nombreux.
Arabes et pédés in the 80’s/90’s en France.
J’ai reçu une demande via Facebook. Comme j’ai fourni une (longue) réponse, je vous la livre ici comme j’ai régulièrement fait, sans editing et avec de nombreux raccourcis de langage pris dans la réponse.
« Cher Madjid,
J’espère que tu vas bien.
C’est en voyant ton profil sur le groupe consacré à The Board que je me suis décidé à t’écrire, encouragé par le nombre impressionnant d’ami.es en commun que nous partageons sur Facebook.
Je mène une recherche historique et artistique sur la période du Broad, particulièrement sur un groupe d’homosexuels « musulmans arabo-berbère ». C’est un petit groupe militant de jeunes qui s’est constitué en 1982 à Paris et a tenu à priori jusqu’à début 1984. Ce groupe/mouvement s’appelait LAHZEM (ou L’ARZEM). En as-tu déjà entendu parler ?
Plus généralement, ma recherche porte sur l’histoire des LGBT issus de l’immigration maghrébine, dans les années 80 et 90. Notamment au niveau des lieux de fête et de rencontres, du militantisme, etc.
D’avance merci pour tes réponses. Nous pouvons bien entendu nous parler de vive voix au téléphone si tu le souhaites.
Bien à toi, S.
« Bonjour,
Toutes mes excuses pour le temps qu’il m’a fallu pour te répondre.
Donc d’abord, je te confirmes, je n’ai jamais entendu parler de ce groupe. Tu devrais peut-être te rapprocher de Hervé Liffan qui était président du CUARH à cette époque là, il en aura peut-être entendu parler.
Je n’ai pas grand chose à voir politiquement avec ce qu’il est devenu (je crois qu’il appartient à la pseudo-gauche laiciste) mais il doit forcément pouvoir t’aider.
Tu devrais aussi contacter le groupe Facebook Fréquence-Gaie. Bien que beaucoup de monde dans cette génération est mort, ceux qui restent ont certainement des trucs à partager. Fréquence-Gaie était la radio homo à partir de 1981 et recevait les associations.
Parler de cette époque, c’est aussi forcément parler de deux trucs différents mais intimement liés.
Le SIDA d’abord.
La drogue a fauché un grand nombre d’entre-nous dans les cités et beaucoup sont morts du SIDA entre 85 et 95. Cela ne concerne pas spécifiquement les personnes LGBT mais ça reste un truc important.
Pour ce qui est des gays, l’épidémie a commencé à être très présente à partir de 1983 avec ce fameux Paris-Match que je viens d’acheter et qui a été un électrochoc total pour nous tous. Il y a eu une panique, sans que cela change nos comportements sexuels car on est restés dans le déni jusque vers 1985/86.
C’est seulement à ce moment là qu’on a commencé à utiliser la capote et à parler de safe-sex. Le résultat de la panique, par contre, ça a été la fermeture de beaucoup de bars, boîtes et la fin de la vie gay du début de la décennie.
Parmi les lieux qui ont fermé, il y a eu Le Scorpion, le « vrai » Scorpion, à Strasbourg Saint-Denis. C’était certainement la boite qui accueillait le plus de jeune « arabes » dans une ambiance assez folle, assez ringarde.
Je n’y allais pas car j’étais un jeune rocker-new wave mais j’y suis allé pour le fun entre deux clubs. C’était très gentil, mais vraiment très ringard. La boite a fermé en 1985 et a rouvert sur les Boulevards rebaptisée Le Scorp, un club très grand et moins folle, beaucoup plus blanc – mais toujours aussi ringard.
Il y avait un autre club qui était fréquenté par les jeunes « arabes », c’était le Scaramouche, rue Vivienne. C’était très ringard aussi, il y avait également des travestis, quelques trans et des tapins.
Je mentionne ces deux clubs car je pense que c’est important de mentionner le fait que beaucoup de jeunes « arabes » (pardonne le terme mais c’était le terme utilisé à l’époque et il traduit bien un rapport très particulier de la société française et des gays…) venaient de quartiers populaires et n’avaient pour la plupart pas accompli de scolarité très longue.
Il leur était donc assez difficile de se fondre dans un milieu gay plus « middle class », avec des goûts musicaux plus éclectiques.
L’année où j’ai eu mon bac, seuls 3% des enfants d’ouvriers ont eu leur BAC. Je pense qu’en ce qui concerne les enfants d’immigrés, on devait donc bien être 1% – généralement la scolarité s’arrêtait en 4e ou en 3e.
Parler de « nous », c’est donc forcément aborder cette question de l’incroyable distance sociale quasiment infranchissable et qui se traduisait par des lieux de sociabilité assez différents. Cette situation a commencé à changer dans les années 90 avec l’arrivée des petits frères et de la troisième génération. Meilleures études, et donc meilleure insertion dans la « communauté » – et avec ça de nouveaux types de problèmes.
Ce type de profil de « l’arabe » moyen dans les années 80 explique pourquoi il n’y a pas vraiment eu d’association marquante à cette époque et pourquoi la plupart des arabes militants ont milité dans des associations non communautaires. Et pourquoi, même de cette façon, il y en avait assez peu.
Le SIDA a donc fauché un groupe peu militant, marginalisé socialement, qui a rapidement perdu ses espaces de convivialité, peu « instruit » (je déteste ce mot mais je l’utilise pour aller rapidement) et donc moins susceptible d’être touché par l’information sur la maladie.
Les associations SIDA, notamment ACT UP, en débattaient beaucoup. Il y avait des associations qui sillonnaient les jardins en distribuant capotes et brochures pour toucher la population la moins « intégrée » au milieu gay (là encore je suis pas fana de l’expression mais tu vois ce que je veux dire). Cette époque coïncide avec une désertion des jardins qui jusqu’alors avaient été des espaces de drague. À partir de 86/87, on n’y draguait plus que la nuit.
Le deuxième truc à prendre en compte est le rapport à la famille, au quartier.
Beaucoup de jeunes « arabes » étaient invisibles. Le coming out était avant tout un truc blanc, et encore, beaucoup de blancs à cette époque ne le faisaient pas. Le coming out, en France, démarre plutôt dans les années 90, et très souvent pour être un double coming out, gay et séropo.
Beaucoup de jeunes arabes ont traversé la deuxième partie de la décennie assez seuls, leurs clubs fermés et une maladie rampante dont ils ne pouvaient parler à personne.
Je suis une exception totale, donc. J’étais bon à l’école et j’ai donc appris à m’imposer puis à m’insérer dans un monde majoritairement blanc et où même un coiffeur à bac moins trois possède plus les codes qu’un arabe de même niveau scolaire. Le fait d’être un jeune rocker-new wave me donnait en plus un « statut » presque supérieur, une identité non gay parmi les gays.
Je me considère comme privilégié car j’ai été amené à rencontrer beaucoup de jeunes arabes de mon âge, et la plupart étaient bien amochés par la vie, en décalage par rapport à leur famille, peu désirés par la plupart des gays à cause de leurs looks incroyablement ringards ou leur attitude folle. J’ai connu quelque tapins aussi. Tous étaient incroyablement gentils, seuls. Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus.
Moi, j’ai sombré dans une méga dépression nerveuse, mêlant épidémie, perte de mon père et guerre civile en Algérie. J’ai été hanté par la mort durant des années, avec un complexe du survivant car j’étais un ultra-privilégié: non séropo (contrairement à mes amis), bachelier (contrairement aux autres « arabes ») et n’habitant pas en Algérie (contrairement à ma famille qui a dû subir la guerre civile).
Je rajouterais un dernier truc. Qui était l’arabe pour les gays blancs…?
Il faut se souvenir que la plupart des arabes en France jusqu’en 1980, c’étaient des immigrés célibataires ou qui avaient laissé leur femme au bled. Ces hommes vivaient dans des foyers ou de petites chambres dans les quartiers pauvres de Paris. Ces hommes étaient bien entendu très seuls psychologiquement, et en manque sexuellement. Et comme tu le sais, le Maghreb est très « flexible » quand à la sexualité.
Ces hommes draguaient donc dans les parcs de quartiers, le soir tard, parfois même le jour, s’ils voyaient une « proie ».
Je devais avoir 14 ans, j’attendais sur un banc ma mère qui faisaient des course au marché à Belleville, quand un homme a commencé à me tourner autours, se tâtant le sexe. Il était très visiblement en érection.
Pour beaucoup de gays, cette image était l’image de l’arabe. Et les vanne « celle-là, elle a une tête à se faire sauter par les arabes » ou « celle-là elle se fait prendre à Barbès » étaient des vannes faciles qu’on pouvait entendre partout.
Ce n’était pas facile à porter – coincé entre l’image de la folle ringarde du Scorpion et l’image du type en manque – et ça peut expliquer pourquoi dans les années 80 il était rare de voir des « arabes » s’affirmer en tant qu’arabe. Ceux qui le pouvaient se fondaient dans l’image du gay de l’époque en gardant une certaine discrétion.
Je pense qu’il y a là un truc qui explique le peu d’associations.
Ça a changé dans les années 90, principalement avec l’arrivée d’arabes ayant fait des études plus longues et ayant une image plus positive de leur culture, un comportement plus « middle class », une sorte de fierté. C’est là où commencent à s’affirmer les origines, on était algériens, marocains, tunisiens, berbères arabes, etc
Les blancs ont eux-même commencé à changer, le fétichisme s’est d’un côté affirmé plus nettement (« j’aime les berbères », sic), notamment le fétichisme pour la « racaille ». C’est l’époque où on a commencé à voir des mecs en survet dans les bars.
La France étaient assez « multiculturelle » à cette époque et le SIDA avait créé une sorte de gentillesse communautaire qui conduisait à mieux accepter les minorités. Pas parfait, mais vraiment différent des années 80.
Il y a eu la création de la pseudo-association Kelma en 97 par un type appelé Fouad, qui a rapidement détourné l’association à son profit en créant le Tea-Danse Black-Blanc-Beur. Les membres floués ont créé une nouvelle association, Amal, vers 98, mais l’envie de vengeance vis à vis de Fouad les a conduits à s’enfermer dans un Tea Danse rival. Cela étant, vu de l’extérieur, ces deux associations ont très bien traduit le changement de perception dans l’image de « l’arabe ». Amal défilait lors des Gay Pride et a même organisé quelques fêtes avec l’association juive Beit Averim.
J’ai été un peu long, je t’ai fait un tableau de mémoire et un peu tel que je le perçois.
Ma réponse a S. a été assez longue, rapide et réductrice comme toute réponse apportée à une question qui en elle-même soulève des sujets complexes (et qui sont certainement le travail de recherche de S.).
En la relisant toutefois, je pense avoir fourni une trame assez conforme à mes souvenirs et une réponse à cette question que je me suis souvent posée à l’époque: pourquoi n’y a-t-il jamais vraiment eu d’associations communautaires, notamment au moment du pic de l’épidémie de VIH…
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