Je n’ai plus le même goût pour partager, parce que l’on me renvoie ma solitude à la figure… Automne.
Automne. Les jours alternent, gris comme aujourd’hui, ou ensoleillés comme cette semaine ou comme demain. La douceur de l’après-midi laisse place à la fraîcheur dans la soirée. C’est tout relatif quand je me souviens de la fraîcheur à Paris en octobre, ici, c’est encore 17 ou 18 degrés au petit matin, mais ce passage sous les vingt degrés, c’est aussi l’air qui commence à se faire plus sec, la marque de l’hiver qui arrive. On ressort les vestes, pas encore les pulls. C’est une saison agréable bien qu’y pointe une certaine mélancolie. Les cigales, les grillons et tous ces insectes qui l’été chantaient se sont tus chaque fois un peu plus après de lourdes averses, les libellules ont disparu, les feuilles des cerisiers virent au rouge-orangé avant de tomber et de s’amasser, leurs troncs il y a encore peu couverts de mousses au vert lumineux va bientôt céder la place à ce marron-grisé de l’hiver. Les mousses, elles, vont s’éteindre et prendre cette couleur désespérément jaune. Automne.
Automne. Dans les supermarchés et chez les marchants de fruits et légumes (peut-on ici appeler primeurs ces magasins qui la plupart du temps proposent un choix et une qualité somme toute très limités…), les couleurs elles aussi changent, tournent au marron et à l’orange. Kakis, clémentines, potirons, champignons shiitake, champignons matsutake, champigons shimeji, champignons eringii envahissent les étals que les marchants décorent de feuilles d’érables rougies en plastique. Au rayon des alcools, ce sont les canettes de bières qui se parent des dessins de feuillages d’automne. Parfois, ici et là surgit un drapeau français au dessus d’un poster. Beaujolais nouveau. La piquette est devenue ici une sorte de rendez-vous obligatoire. Incroyable comment les japonais peuvent absorber ce qui vient de l’extérieur, vous verriez la tête de mes étudiants quand je leur dis que le Beaujolais n’est pas un bon vin et qu’à Paris il s’agit beaucoup plus d’une occasion de retrouver ses amis pour des soirées où vins, fromages, charcuteries, musique et danse jusqu’à plus d’heure ouvriront les festivités des fêtes de fin d’année en symbolisant une bonne fois pour toute la fin de l’été, du temps des terrasses et des promenades en bordures de Seine. Ici, le Beaujolais, c’est petit plat dans les grands, ballons et mine apprêtée de connaisseur… Il est vrai qu’à Paris, l’espèce de riz blanc un peu sec avec sa tranche de poisson un peu dure trempée dans de la sauce de soja à la table d’un restaurant décoré de bois et de papier, vulgairement appelée sushi, est une sorte de « sortie du dimanche » qui fait beaucoup rire à Tôkyô, « ils vendent des brochettes avec les sushis » (ça, ça les plie de rire, en général). Chacun son exotisme, « ボジョレーフェア » ici, « Fujirama » par là… Automne.
Automne 2015. L’automne de mes cinquante ans, du temps qui est passé et du temps qui passe. Cette année je lance des dés, je regarde où et comment ils tombe pour saisir la suite, je me réinvente puisque j’ai mué en dedans. Je reconquiers mon corps et mon appétit, reprends ma perte de poids, je porte une moustache qui chaque jour est un peu plus longue et à laquelle je m’habitue avec une réelle sympathie. Beauvoir s’étais vue vieille à 50 ans, moi, je veux vivre cet âge pleinement comme on vit la fin de l’été, quand vient la récolte. Je crois en réalité avoir toujours rêvé d’avoir 50 ans, et je m’y trouve très beau. Automne 2015.
Automne 2015. J’ai traversé un demi siècle déjà. J’ai grandi dans le souffle progressiste, chaleureux et humaniste né au coeur de la résistance. L’école ne pouvait réparer ce que la société ne savait faire, réparer la pauvreté et les ségrégations, mais j’ai le souvenir de professeurs qui s’employaient à ouvrir les yeux des enfants, du lait gratuit, des livres d’images distribués en fin d’année, dans un pays qui ne parlait ni de chômage ni de renvoyer les étrangers. Enfant, je me donnais un avenir, adolescent je rattachais cet avenir à un avenir collectif, c’était la politique, le socialisme, le communisme et l’anarchisme, il y avait la musique, la culture que seul un cataclysme nucléaire pourrait venir bouleverser. À l’automne 2015, il n’y a plus qu’en France que l’on ignore (ou pour être plus exact on feint d’ignorer) à quel point la France va mal, à quel point sa vie intellectuelle est pauvre, coupée des influences du monde, un monde en plein bouleversement, à quel point elle vire à l’autoritarisme. C’est désormais un sujet d’étude dans le monde entier, les articles se multiplient. Quand je le dis, l’écris, mes amis français me disent que c’est moi qui ne vais pas bien. Peut-être devrais-je me faire à Zemmour, Morano, Finkelkraut, aux 6 millions de chômeurs (si on compte comme en 1990), à l’idée que du naufrage d’une gauche résolument à droite et autoritaire sortira un gouvernement des droites coalisées dans un pays encore plus replié et raciste, refusant les vents du monde.
J’envie la créativité anglo-saxonne, c’est là-bas que sont les Sartre, les Beauvoir et autre Levy-Strauss de notre époque, pas en France.
J’aimerais rentrer en France pour voir ma mère âgée de 82 ans, avoir accès aux livres, préparer ma vie de vieux avant qu’il ne soit trop tard, mais à l’automne 2015, quelles sont mes chances de ne pas finir sous les ponts, coincé entre un chômage de masse qui frappe encore plus les racisés à qui on ne répond même pas aux lettres de motivations. Et pourtant, dans cette France qui sombre j’aurais, à l’automne 2015, toute ma place, non, je pourrais aller, par exemple, à La marche pour la dignité du 31 octobre, pour une fois qu’il y a une chose neuve… Mais de place, pour moi, il n’y en aura pas. À l’automne 2015, je redoute d’apprendre un jour que ma mère est morte sans me revoir, qu’un séisme un peu plus violent me tue, ou pire, m’oblige à rentrer sans rien dans un pays qui n’a même pas de place pour celles et ceux qui y sont, rechigne à accueillir des réfugiés, fonce tête baissée dans son propre suicide. Être le cheveux sur la soupe. Le truc en trop.
À l’automne 2015, je suis résigné à rester ici, à m’y faire car je n’ai pas le choix.
Je sais pourquoi Yann n’a pas tenu à revenir ici, je comprends ce qu’il me disais, cet abattement quand il me disait que c’était trop dur, et qu’il avait déjà suffisamment donné pour retourner en France, qu’il ne se voyait pas recommencer dans l’autre sens. Il faut un moral d’acier pour revenir dans un pays où il n’y a pas de travail, et encore moins de logement. Souvent, je résume la situation de manière basique: regardez Didier Lestrade. Aux USA, il serait un news anchor sur MSNBC, une sorte de Rachel Maddow en mille fois mieux, eh bien non, il a créé le premier vrai magazine gay, Magazine, il a créé Act Up, a été journaliste à Libération, a créé Tétu, a créé Minorités, et il émarge au RSA. Alors Madjid Ben Chikh, il finira sous les ponts… C’est cela, mon automne 2015, alors que les marchés financiers sont en train de vaciller.
Automne. Je ne suis pas pessimiste. Je suis réaliste. Je ne me plains pas, à quoi cela servirait-il, j’ai un travail, je peux prendre des vacances. J’accepte ma situation, après tout ils sont nombreux ceux qui voudraient être ici. Je suis juste tombé dans la politique quand j’étais petit, j’ai beaucoup lu, milité pour ne pas seulement « avoir une opinion », mais pour être également « dedans », et voilà que je prends conscience qu’à 50 ans je n’ai même pas le choix de rentrer en France.
Automne. Plus que jamais je dois retrousser mes manches et fournir l’énergie que Yann fournit pour se faire sa place dans ce pays si ingrat qu’est devenu la France, mais ici. Et seul. Une solitude qui me pèse de plus en plus. Solitude dans la langue, solitude dans une multitude de petites choses, dans l’amitié, l’échange d’opinions. Un truc qu’à mon avis personne ne comprend…
Pour vous, il y a les discussions de café, de comptoir, partout ça parle français, un environnement avec des personnes qui se parlent, se rencontrent quand elles sont disponibles, pour moi la langue française se réduit à une peau de chagrin à laquelle je m’accroche pour ne pas me perdre.
Je partage des dizaines de milliers de photographies sur Flickr, des vidéos, des textes, des nouvelles, ce site internet me coûte plus de cent trente euros par ans, mon compte Flickr me coûte près de 50 euros par an, je poste sur Instagram même si j’ai la hantise de vider la batterie de mon téléphone et de ne pouvoir communiquer en cas de séisme. Je reçois peu de remerciements, peu de commentaires. Non seulement je ne parle plus français, mais finalement quasiment personne ne semble s’intéresser à ce que je dis ou ce que je photographie…
J’aime parler, bavarder, échanger. Et j’étouffe de ne plus parler en français. Peu d’entre vous savent ce que parler sa langue maternelle veut vraiment dire…
Écrire n’est pas parler. Sitôt dit, sitôt oublié. Ce qui est écrit reste à jamais. Ce qui est mal écrit, comme ce qui est bien écrit. Au cours de ces années passées loin de la France, la France et ses débats rikiki s’est éloignée, j’ai commencé à respirer puis à regarder ailleurs, à suivre les débats dans la société américaine, incroyablement passionnants, à penser mondial, mais je n’ai nul part où bavarder, échanger, confronter. Par la grâce positive de Facebook, à être en relation avec des gens passionnants ou retrouver ces amis aux idées et à la culture si riche et qu’ils partagent, Tim, Olivier… Elle me manque, la vie culturelle, les cinémas, les musées. Tôkyô est une grosse ville de province.
Que j’aimerais être en France pour pouvoir m’engueuler, écouter, critiquer et être critiqué, échanger, être d’accord et ne pas l’être.
Je n’ai plus le même goût pour partager, parce que l’on me renvoie ma solitude à la figure… Automne.
Soirs d’automne à Tôkyô, où les jours raccourcis cèdent la place à la nuit fraîche et au ciel étoilé, clair. Je suis enfin parvenu à installé mon bureau à la place idéale pour écrire, ou plutôt suis-je enfin revenu à la passion d’écrire, mu par cette sorte d’urgence, de colère et de trop plein qui me sont nécessaires et donc ai-je installé mon bureau en conséquence.
Avec la fin de l’humidité estivale je retrouve un sommeil plus profond, je me lève plus reposé. J’ai quelques projets pour cette année et l’année prochaine. L’arrivée de l’automne est, plus que d’autres années, le signe du temps qui passe, qui est passé. Demain, c’est férié ici, je vais avoir une deuxième promenade, sous le soleil celle-ci je l’espère. Photographiant les roses de Shinjuku Gyôen, je ne pourrai m’empêcher de penser à mes lectures de la semaine passée, au sujet des marchés financiers, j’éviterai juste de saouler Jun avec ça avec mon japonais cassé, incroyablement pauvre pour ce type de sujet. J’essaierai juste de mettre de l’ordre pour écrire à ce sujet demain soir. Et puis il me faudra aussi mettre au propre la troisième partie de Réinventer la France. Il me faudra aussi terminer mon papier pour le HuffPost au sujet de Abenomics. Je n’ai plus le choix, je n’ai plus que l’écriture pour survivre, je ne compte plus ni sur rien, ni sur personne. Plus personne. Automne.
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