Reprenons nos bonnes vieilles habitudes, celles de la fin de l’an dernier, mes posts ferroviaires. Je suis dans le métro, il est environ 15h15, et je m’apprête à reprendre le travail. Direction Kanagawa, donc.
Bonne année à vous tous.
Ces congés ont passé très vite, mais il y a véritablement un avant et un après. J’ai déposé mon dossier à l’immigration avant les vacances, le mardi 22. J’ai reçu ma petite carte postale me demandant d’aller chercher mon nouveau visa aux environs du 29. Ça a été très rapide, finalement. Et cela m’a permis de finir l’année comme on tourne une page sur bien des soucis. 2007, commencée banalement, mais à Kyôto, avait été une année difficile. 2008, commencée à Kyôto dans une grande incertitude, s’était terminée très douloureusement. 2009 s’annonçait périlleuse et finalement, bien qu’elle se soit terminée pauvrement à Tôkyô, m’a apporté de nouveau de la stabilité, quelques joies, des satisfactions. J’avais lu un zodiaque sur « l’année du bœuf ». Il est solide, n’abandonne pas. Je m’étais dit que ce serait ma ligne de conduite. Je n’ai pas abandonné. Cette année est l’année du tigre. Le tigre, pour moi, c’est un félin. Il avance en silence, comme le chat, mais il est beaucoup plus fort. Il guète sa proie, il ne bouge pas. Il l’observe et quand rien ne le laisse prévoir, il jette toute sa force et la vainc. J’ai préparé le terrain l’an dernier, à l’automne. Il ne me manque qu’un petit machin que je vais chercher demain à Shinagawa : mon nouveau visa. Ma proie, cela fait longtemps que je la guette, est dans le centre de Tôkyô. Serpent d’esprit, j’ai préparé ce qu’il faut. Dans l’année du serpent, je vais abattre ma carte maîtresse. Vous l’aurez deviné, je parle travail. J’ai déjà ce qu’il me faut, je ne cours pas après. En revanche, je suis bien décidé à m’attaquer à ce gros morceau sur lequel je lorgne depuis si longtemps, et qui me donnerait tant la stabilité que l’intelligence qui me manquent terriblement. Et puis aussi, marre d’être fauché.
J’aime beaucoup les superstitions, on s’y découvre, on s’y lit.
Mon ami Yann a fini par donner sa démission à son travail. Il déménage prochainement, a trouvé un travail pour attendre et voir venir. Comme moi, il est en fin de visa. Je suis persuadé que dans le « débat » sur l’identité nationale qui saisit la France sur invitation du roi des caleçons repassés et des portes chaussettes tout droit sorti d’une mauvaise pièce de feydeau, cet aspect des choses manquera cruellement. Il y a quelque chose de terriblement perturbant quand on vit dans un pays, à la merci d’un refus d’un fonctionnaire, d’un papier qui manque, l’imagination amputée d’un avenir qui dépasserait un horizon de 3 ou 10 ans. On demande finalement beaucoup aux étrangers, sans jamais s’interroger sur ce qu’il pourraient apporter s’ils avaient un réel horizon devant eux. C’est quoi, « s’intégrer », quand on doit tout recommencer régulièrement… Je me souviens mon père perdant ses papiers, deux ans d’incertitude, et puis le chômage, « vous n’avez qu’à rentrer dans votre pays ». Ça n’apparaîtra pas dans ce débat car en fait ce débat n’a pas lieu d’être. Un peuple ne peut débattre, ni même réfléchir à son identité, car il est et auteur, et créateur de cette dite identité en mouvement, fuyante, et par essence indéfinissable. Imaginez-vous quelqu’un vous demandant, « qui être vous ? ». Passées les présentations d’usage, qu’auriez vous à dire, à moins d’entrer dans un long processus d’analyse prenant des années afin d’éclairer les zones d’ombres, celles que l’on voudrait bien oublier mais qui sont pourtant partie intégrante de ce qui définit notre personnalité, notre identité. L’identité de la France, ce sont les journées révolutionnaires d’août 1792, où une foule en furie a envahi les prisons et les hôpitaux, massacrant fous, mendiants, voleurs et prostituées et au hasard, quand il y en avait, les quelques aristocrates perdus dans le tas, comme Mme de Lamballe. L’identité de la France, ce sont les Bretons envoyés aux premières lignes lors de la guerre 14/18 parce qu’ils étaient « mauvais patriotes ». L’identité de la France, ce sont les juifs d’Europe centrale venus chercher refuge dans le « pays des droits de l’homme » et livrés aux nazis des 1940. L’identité de la France, c’est le statut d’indigène musulman dans l’Algérie colonisée, privé du droit de vote et d’instruction publique mais envoyé au front en 14 et en 40, avant d’être massacré à Sétif en 1945 pour avoir osé demandé la citoyenneté républicaine et l’égalité qui plait tant à Monsieur Besson. Ce sont les Malgaches massacrés peu après, pour les mêmes raisons. Et puis ce sont les centaines de milliers de morts Algériens, massacrés, enterrés vivants pour certains dans des fosses retrouvées vers 1980, lors de l’offensive militaire de 1956/58 initiée par Maurice Papon, couverte par les politiciens d’une quatrième république décadente (parmi lesquels François Mitterrand) qui a rendu impossible tout retour en arrière, toute négociation et dont les victimes co-latérales ont été les pieds noirs. L’identité nationale, c’est cet appel si fréquent à un sauveur, Boulanger, Pétain, ou De Gaulle en 1958, quand l’armée a fait un coup d’État à Alger et menacé de poursuivre en métropole, avant de recommencer en 1961, cette fois contre De Gaulle qui ne fût pas le chef attendu et abandonna l’Algérie, les Algériens et les pieds noirs à leur sort après avoir couvert une répression dans le centre de Paris, 400 morts. L’identité de la France, c’est la FrançAfrique de De Gaulle/ Pompidou/ Giscard/ Mitterrand/ Pasqua/ Chirac et dont les massacres au Rwanda, la décomposition Ivoirienne et le basculement Congolais ont offert des illustrations caricaturale de notre implication. L’identité de la France, ce fut en effet la colonisation et l’esclavage. Et des essais atomiques à l’air libre dont certain ont contaminé des populations civiles mélanésiennes délibérément, en 1967, pour faire plaisir au Général, qui passait par là. L’identité de la France, c’est le Rainbow Warrior. Je pense à tout cela, quand je vais à Shinagawa chercher mon visa, en pensant à tous ces Africains venant chercher un travail, ouvrir une boutique, demander l’asile dans « la patrie des droits de l’homme » et se voyant traverser un parcours du combattant administratif absurde et humiliant. Le plus hallucinant est que la plupart ont un travail, des fiches de paie, mais non, c’est le refus. Et quand le sort se fait favorable, il faut recommencer l’opération tous les ans, avec une boule dans le ventre. Ça peut vous sembler bête, mais, quand j’ai senti cette boule monter en moi, mon obsession, c’était mon ordinateur. Je suis sûr que beaucoup visualisent le truc de cette façon, pour éviter de penser pire…
C’est uniquement parce que je porte en moi cette fantastique supercherie d’une France merveilleuse, de « l’intégration républicaine » ou de « la laïcité », d’une France lissée de toutes ses blessures et des luttes parfois sanglantes qui l’ont façonnée, que je peux dire que c’est un pays que j’aime. Quand même. De la France, j’aime surtout son peuple, sa capacité de résistance, ses passions. C’est normal, je suis l’un d’eux. De tous temps, l’identité urbaine s’est faite d’apports venus de partout, de toutes les régions d’abord, du monde entier de nos jours. Ça gratte parfois, et puis finalement ça fini toujours par composer quelque chose de nouveau, et peut être que c’est cela aussi, la France, ou en tout cas ce creuset du neuf qui s’appelle « Paris ». L’identité de la France, ce sont ses écrivains, ses philosophes, les combats du peuple pour sa liberté et qui nous valent un système social qui existe encore. C’est complexe, l’identité d’un pays car c’est vivant, c’est fait d’apports nouveaux, le sang neuf de demain. C’est une question stupide qui devient dangereuse quand elle est utilisée par des politiciens, qu’ils soient de droite ou de gauche. Nous ferions mieux de nous poser une autre question, plus profonde et fertile de bien des possibles. Vivons nous dans une démocratie ? Qu’est-ce qu’être démocrate ? Et j’y ajoute ma question Bonux, en quoi le nouveau conservatisme Français incarné par le discours sur la république, est il anti-démocratique ? Et pour finir la question Kinder, en quoi la question démocratique peut régénérer et ressourcer la gauche entière, jusque la « gauche de la gauche » ?
Parler de l’idée d’un pays… Pour moi, la France, ce sont les paysages du Perche, dans la Sarthe, entre Nogent et La Ferté. C’est Paris, Mistinguett. Et puis mes amis, ma mère et mon frère. Ce sont les pompiers, solides, sexy et courageux, les héros (phantasmes ?) de tous les petits garçons. Ce sont nos grèves et nos manifestation, 36, 68. C’est De Gaulle réinventant la France à Londres en compagnie de Pierre Dacq. C’est Mitterrand donnant la main à Kohl. C’est Jean Paul Goude sur les Champs-Elysées. C’est une langue riche, difficile mais qui continue d’incarner quelque chose dans le monde et dans le cœur des étrangers sans que personne ne sache bien quoi. C’est le courage de refuser la guerre du Vietnam en 1966 ou la guerre d’Iraq en 2003. C’est Rachida Dati, Marocaine, mère célibataire et ministre.
Mais je ne peux définir une « identité » au risque de vouloir figer, de casser toute inventivité d’autres options. Au risque de faire une France éternelle, à jamais, qui n’est qu’un phantasme de politicien conservateur, « Républicain », comme ils disent. Eh, elle a bon dos, la République ! Mais la démocratie, ce que désire réellement le peuple, la direction qu’il entend donner à ses affaires, son pouvoir, ce qu’il contrôle de son avenir, sa liberté, son autonomie… La démocratie est contradictoire d’une quelconque identité. Pour ma part, la constitution définit l’organisation administrative, elle me suffit amplement…De Gaulle, en 40, n’a pas convoqué de commission ni de débat. Il a juste dit que nous n’étions pas ce que l’occupation faisait de nous. Il nous a suggéré que nous pouvions nous élever au niveau d’un peuple créateur d’espoirs nouveaux, porteur de combats nouveaux que Liberté, Égalité, Fraternité suffisaient à définir. Une hauteur qui fit rêver jusque dans les colonies et qui alimenta les discours des héros des indépendances.
Mais à quoi donc pense Monsieur Besson. Nous avons, finalement, bien de la chance qu’il n’ait pas débattu en 1840 : il nous aurait peut être suggéré que la France, c’était l’esclavage…
Il m’a fallu partir très loin pour comprendre à quel point j’aimais la France, et sa langue, et les combats de son peuple. Je pense que beaucoup d’expatriés récents, de droite ou de gauche, tirent de leur expérience hors hexagone un regard neuf, presque « à l’américaine », sur notre pays. Mais l’ex-socialo a décidé de faire allégeance à sa nouvelle famille. Beaucoup de jeunes UMP doivent se demander à quoi sert ce débat au moment où la dette explose. Mais ça, Besson… Quant à la gauche « organisée », elle se retrouve une fois de plus piégée à participer/refuser de participer à un débat dont elle n’a pas posé les termes et qui révèle la vacuité profonde de ce qui lui reste de discours. La gauche est ailleurs, inorganisée, privée des espaces publics et belle et bien présente dans des espaces plus restreints du net, élaborant à taton ses pratiques nouvelles, ses nouvelles synthèses. Le net est en fait le PSU des années 2000. Nous nous redéfinissons, entre libéralisme politique et exigence démocratique, pluralités des vues mais convergence des buts, exigence de rigueur intellectuelle et nécessité de revendications nouvelles. Nous reviendrons quand nous aurons brassé tout ça. Le débat sur l’identité de la France, qui aura redéfini la frontière du nouveau conservatisme, appelons-le le sarkosysme, mélange de valeurs traditionnelles, de sécurité, de dérégulation, d’enfants d’immigrés de bonnes familles et de PACS, aura été oublié comme l’est le débat sur les retraite de feu Raffarin. On devra juste faire avec le découpage électoral que masque le grand ram-dam de l’ex-soc.
Vers 20h35, de retour du travail, dans le train, bien entendu.
La fin de l’année a été ce moment de grand endormissement qui me faisait peur en septembre et que j’ai traversé avec bonheur, délivré de l’angoisse du visa. Jun et moi avons accompli quelques exploits, dont une traversée de mon arrondissement, Edogawa, jusque Shimabata. À vélo ! J’avais environ 50 minutes en tête, ça s’est révélé être 1h30- 2h00…Il faisait très froid, mais aussi très beau. Nous avons pu contempler un très beau coucher de soleil, en franchissant la rivière Naka, sur un très grand pont ; la nouvelle tour de Tôkyô, Sky Tree, et puis au loin la tour actuelle, ou plutôt sa flèche, et loin, très très loin, le Fuji qui se dessinait en ombre sur le ciel rouge… La promenade a Shimabata a été sympa. C’est un reste de la ville des années 50, un petit bout d’Edo popularisé par Tora-san, un film à feuilletons populaire dans les années 60, « c’est dur d’être un homme », et racontant d’un ancien gosse de la shitamachi, devenu adulte, revendeur ambulant et ayant du mal à s’insérer dans la vie moderne du Japon d’après-guerre. Ce petit morceau de vieux Tôkyô gagne en popularité et propose son parcours グルメ/gurume (gourmet), autours de… l’anguille. Et c’est vrai que l’anguille que nous avons mangée dans ce restaurant gargotte était simplement divine. Et pas chère, seulement 2100 yens, ce qui n’est rien. Tendre, tendre… On a mangé sur les tatamis, bien entendu ! On est allé au grand temple qui fini la rue commerçante, avec sa porte ancienne, recouverte d’une dentelles de sculptures racontant des vies de Bouddhas, un vrai petit chef d’œuvre d’artisanat baroque Japonais. Si, si… Le retour a été bien sûr beaucoup plus long, dans le froid. On s’est arrêté à Funabori pour acheter du pain. Boulangerie Azalée, un pain infecte genre comme chez ED ou Leader Price. Mais à prix Fauchon, bien entendu. Ça me fait pensé que je voulais l’écrire, ça. Au Japon, on peut acheter son pain très banalement chez Fauchon. Ça coûte le même prix que dans des boulanges dégueulasses… Cependant, l’acte d’acheter du pain est comme sacralisé, bien que le nombre de boulangerie ne cesse d’augmenter comme exponentiellement. La boulangerie qui fait l’angle a côté de l’entrée de l’hôpital Trousseau où je retrouvais le docteur Morini et où il m’est arrivé d’acheter un croissant avant de filer au travail s’appelle Keiser. À Tôkyô, elle devient « Maison Keiser ». Au nouveau Daimaru de la gare de Tôkyô, on s’affaire à la « Boulangerie Bigot », ou bien en sous-sol, à « maison Keiser », Kimuraya « since 1890 »… Il y a la « boulangerie Jean-François », aux croissants délicieux, à Shibuya et Omotesandô. Jean-François, comme Jean-François Partouche, le roi des casinos et des machine-à-sous en Europe. Bien sûr, il y a Paul, dans son décor rustique, identique à Odéon, Montorgueil, à Lille ou près de la gare de Tôkyô. Ces chaînes de boulangeries ouvrent en général vers 10 heures, acheter du pain est donc un geste sérieux, on y va, quand à Paris on « descend » acheter du pain. J’avoue, je ne parviens pas à m’y faire. Certains objecteront que je ne suis pas obligé de manger du pain à Tôkyô. Je leur répondrai qu’ici tout le monde achète du pain, qu’il y a avalanche de sortes de pains dégueulasses dans les supermarchés comme dans aucun supermarché à Paris, sous emballage plastique PASCO ou YAMASAKI, que j’aurais vraiment tort de ne pas en manger. Pour le coup, ce serait se différencier. Et pour le coup, le pain Yamasaki ou Pasco, c’est infecte, blindé de conservateurs variés, de graisses qui ont goût de graisse. Le pain de mie n’est pas bon. Il n’y a que dans les boulangeries que ça devient correct, ou bon.
Enfin, nous avons mangé un pain qui se mange parce qu’il fallait bien du pain pour aller avec la purée. Délicieuse, elle. Je suis devenu un expert en sauces à base de tomates, mais aussi de purées, car j’ai compris que le plus important est le malaxage lui-même.
On a fait notre grand tour mensuel à Kamakura. L’hiver régnait ici comme une grande désolation qu’égayait un soleil bien présent une partie de la journée. L’après-midi fut plus gris, mais la campagne rafraîchit l’esprit que les temples divertissent.
(à suivre)
Madjid