À la maison, quand j’étais enfant, maman faisait régulièrement un grand ménage à la maison. Ce n’était pas grand, mais je me souviens qu’elle réarrangeait un peu, changeait les rideaux, en cousait de nouveaux, sortait les matelas… Avec les ans, le grand ménage a cédé la place à un déplacement des objets et des meubles, dans l’appartement où elle avait commencé à entasser les objets les plus divers, faisant de chez nous un espace toujours plus encombré. Ce qui ne l’empêchait pas de déplacer régulièrement en parlant de son grand ménage. C’est une maladie, en fait, dont je ne me souviens plus le nom. Sa maison, maintenant, est incroyablement encombrée.
Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai changé la présentation de ce site depuis le séisme de 2011, et je pourrais en revanche presque compter le nombre de fois où j’ai écrit un billet, un vrai billet, je veux dire, pas une simple collection de photos. Ainsi, l’idée m’est venue hier soir, je me suis mis à faire comme ma mère, déplacer les meubles tout en entassant des photographies sur ce blog sans même les raconter. Je serais photographe, je posterais des photographies longuement et patiemment traitées, cela passerait encore et ce serait même fort bien, il y aurait un travail. Mais publier comme je le fais, en vrac, entre deux changements cosmétiques de ce blog, ça a quelque chose d’un peu maladif, vous ne trouvez pas ? En fait, la semaine dernière, j’ai commencé à déplacer les meubles chez moi. Et puis j’ai pensé que je devrais acheter une chaise pour mon bureau, et puis j’ai repensé au séisme (j’avais acheté une chaise et le bureau peu de temps avant), et une pensée m’a traversé : si j’achète une chaise de bureau, il va encore y avoir un séisme. Et à peine cette pensée m’avait traversé, j’ai compris que mes déplacements de meubles, ma façon de m’occuper de ce blog, de ne plus y écrire et, pour tout dire, de ne plus écrire, étaient exactement la même chose, le même symptôme.
Pas qu’il ne faille pas réagencer, changer, améliorer. J’adore cela, pour tout dire, mais à quoi cela rime-t-il de réorganiser un blog dans lequel on n’écrit plus ? À quoi cela rime-t-il quand il ne s’agit plus que de publier des photos précédemment postée sur Flickr et qui de toute façon s’ouvriront dans une lightbox, en invisibilisant la présentation du site, quelle qu’elle fut. Un peu comme chez moi, les changements que j’avais commencé à faire ne changeaient pas grand chose. Plus du déplacement que du changement.
En y songeant hier soir, l’idée de ce billet m’est venue.
C’est toujours de la faute à la bouteille, c’est toujours de la faute à la boîte, si la boisson n’est pas bonne, si les gâteaux ne sont pas bons… « Les mauvais ouvriers ont toujours de mauvais outils », dit-on. Ben oui…
Pourtant, ce ne sont pas les choses à raconter qui manquent. Il y a juste que je me suis mis à les garder pour moi, à ne plus les partager. Ce séisme m’aurait il affecté à ce point là ? Je date de cette époque le sentiment d’effort à fournir pour écrire, un effort que je suis parvenu à accomplir un temps mais qui de plus en plus m’a comme paralysé. Mes billets se sont faits plus rares.
Cette pensée, ne pas acheter de fauteuil de bureau, d’inutilité car un séisme viendrait bouleverser mon existence, m’a permis de déboucler le nœud que je nouais au fond de moi. Pour être honnête, vivre au Japon m’est peut être tout simplement devenu absurde. Je veux dire par là, la conscience d’un séisme à venir, c’est avant tout prendre conscience que si ce séisme vient, alors, je perds tout ce que j’ai, et tout ce que j’entreprends alors est inutile, vain, futile. À quoi donc me sert-il d’écrire ? À quoi bon acheter ce fauteuil de bureau puisqu’il faudra tout quitter ? Aucun pays n’est plus vain que le Japon, Tôkyô en particulier. Ici, la ville, la vie, les médias, tout est mensonge. La télévision déborde de cuisine, de stars mortes ou vivantes, d’accidents ou de crimes sensationnel, du racisme ordinaire du gouvernement d’extrême droite qui gouverne ce pays en accusant la Chine, la Corée de tout les maux dans des diatribes cocardières insupportables, mais la situation en cours à Fukushima reste tue, la menace d’un tremblement de terre qui provoquerait un accident majeur dans la central totalement évacuée. Plus encore que si les problèmes réels étaient évoqués avec lucidité dans de vraies informations et non ces spectacles déguisés en news, c’est la désinformation qui me rend le plus la situation vaine, illusoire, provisoire. À 49 ans cette année, je me demande ce que je fais ici, jusqu’à quand je vais y rester, quel est mon avenir, tout en sachant que Tôkyô ne me réserve absolument aucun avenir. On en parle souvent, avec Yann.
Je ne reste ici que parce que j’y travaille. Si j’avais la perpective d’un travail qui valait la peine ailleurs, je proposerais à Jun de me suivre et de quitter le Japon. Si j’avais quelque chose en vue à Kyôto, je quitterai Tôkyô. Tôkyô est un mensonge, un tatemae surpuissant cachant la catastrophe à venir, la xénophobie rampante de médias incapables de refléter le métissage en cours de la société, les discours nationalistes et racistes déblatérés en permanence dans l’indifférence soumise de la population.
Alors, peut être par fatigue à la simple idée de me répéter sur ce blog, peut être par lassitude devant une situation qui n’est plus tant choisir, je n’écris plus et me contente de changer les seules choses que je peux changer. Les templates de ce site. Et je le suis surpris à vouloir faire la même chose chez moi. J’ai tout remis à sa place. Et pour ce blog, je ne vais plus toucher à ce template, qui pourtant ne me satisfait que partiellement, pour revenir au contenu.
J’écrivais pour commencer que ma mère s’était enfermée dans ce piège. Mes parents ont tous deux vécu des moments très difficiles, tant familiaux du côté de ma mère, le déclassement de l’émigration pour mon père, qu’économique pour nous tous. Mon père avait trouvé dans la religion un moyen de canaliser. Ma mère, en charge du foyer comme dans toutes les familles traditionnelle, porta sur ses épaules la responsabilité de tenir notre famille à flot.
La chance d’avoir des parents me préservant de toute leur force des aléas de leur existence me préserve de toute reproduction de leur propre échec. Je suis bien armé.
J’écrivais l’an dernier qu’il me faudrait envisager un après Japon, rien n’a changé. En garder la conscience précise doit m’éviter le piège des faux changements. Mais garder la main sur sa vie est toujours bien plus difficile que cliquer pour changer l’apparence d’un site. Ce site étant un reflet de mon existence, un journal, autant dire qu’en changeant l’apparence du site, je donne l’apparence de changer ma propre vie, ce qui bien entendu n’est pas le cas.
Illusion.
C’est dommage, avoir perdu l’habitude d’écrire ici, d’y inscrire mon ambition et de faire de l’écriture elle même une expression de mon ambition, une trace tangible du seul vrai changement que j’ambitionne, écrire, conter, raconter et publier. Mais c’est aussi mon histoire. Ça l’est autant que mon séjour à Paris que je n’ai pas raconté, peut être parce qu’intérieurement je devais recomposer, réfléchir et faire le tri entre l’illusion des vacances et la réalité de la ville. Étrange hasard, sitôt de retour, j’ai attrapé un vilain rhume, et sitôt sorti de ce rhume, j’ai attrapé une grippe. Ne croyant guère au hasard, j’interprète cela comme un message que mon corps m’adresse, une fatigue réelle, pour mieux sentir celle, factice, qui m’empêche d’écrire depuis des mois.
Ma grippe passée, une incroyable sensation de vivre m’a envahi. J’avais oublié, peut être happé par un morne quotidien, travail, travail, travail.
Premier billet depuis longtemps, depuis l’an dernier. Fin de l’hiver, d’une longue hibernation.
Bonjour à vous, et à la semaine prochaine.
De Tôkyô,
Madjid
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