Le Blog de Suppaiku, journal bloggué de Madjid Ben Chikh, à Tokyo.

Juste avant que ce soit dimanche


Freddie, il ya une petite dizaine d’annee, avant que je partes a Londres, chez Maria.

Et encore une fois c’est dans le métro que j’écris. Il fait super chaud, le chauffage est allumé. Pourtant, les températures ont changé dehors, et on s’attend à au moins 7 degrés de plus qu’hier, avec la pluie en plus… Enfin, demain, il devrait faire beau. Il est environ 9 heures du matin, je vais travailler. Une classe TOEIC, une classe business, une classe pré-intermédiaire, une classe de français, un break puis une classe business et pour finir, une classe de français intermédiaire. Elle est souriante et cultivée, je finis bien la semaine.
Contrairement à NOVA, où les élèves semblaient comme injectés en un flux continuel et aléatoire, cette école marche avec un emploi du temps fixé à l’avance. Ça ne change pas mon sentiment sur le fait que cela n’est pas très sérieux. Au Japon, les élèves étudient l’anglais de façon archaïque, ils écrivent et ne parlent pas. Le résultat, c’est qu’ils ne savent pas parler. Dans n’importe quel système sérieux d’école de langue, ces élèves seraient notés en fonction de capacités à comprendre et à interagir. C’était d’ailleurs comme ça à NOVA. Or, ici, comme il n’y a pas réellement, de test, les niveaux sont très aléatoires, mais c’est aussi comme ça que ça marche au Japon : « il sait », est généralement l’alibi pour vendre un niveau supérieur. Ma business de l’après-midi, par exemple. Il est incapable d’aligner 3 mots, mais il fait une business. Niveau pré intermédiaire… Mais bon, je fais avec ce système, c’est le Japon, et le client est roi. En français, toutefois, je parviens à imposer de vrais niveaux quand je teste les étudiants. Débutants. Et je me moque complètement de savoir s’ils ont étudié avant. Tu sais pas causer ? On recommence ! Non, mais… Je les gave d’exercices, je les fais compter jusqu’à 999 millions, et vous savez quoi, ils adorent !
Je suis en train de quitter Tôkyô. Je travaille dans l’Ouest, dans Kanagawa, vers Yokohama. C’est loin, et je déteste cette banlieue.
Reçu deux messages via Facebook ce matin. Un de Freddie, très gentil. Freddie est mon amie de puis 1978… Enfin, on a mis du temps à se comprendre… Premier échange. Freddie, nouvelle élève fraîchement débarquée, au fond de la classe, m’interpelle.
– Eh, Benchikh, t’es Juif ?
Je me retourne, étonné par cette question venant de quelqu’un que je ne connaissais pas.
– Non !
– Je vais te casser la gueule.
Il était clair qu’une très grande amitié ne pouvait que naître d’une telle entrée en matière. Elle me terrorisait. Et puis finalement, elle m’a aidé à me décoincer, à m’affirmer. J’avais 13 ans, j’étais disco (!), ça avait été ma façon de commencer à exister, je m’habillait comme Travolta ! Oui, je sais, c’est nul, mais un fils de prolétaire fraîchement licencié, Algérien de surcroît et à Bondy dans le 93, ça n’a pas beaucoup de référents culturels… J’ai pris ce que j’avais sous la main, le Disco ! Eh bien pour moi, ma révélation, ça a été Freddie qui s’assoie à côté de moi en cours d’anglais (j’étais le meilleur, je ne décollais pas des 19, et en plus, ah oui !, j’étais délégué de classe), et elle me dit tout de go, « aujourd’hui, on fait grève ». C’était dit sous le ton de la menace ! Je me souviendrai toujours de la tête de la prof, au milieu du silence des éléves, me regardant, le regard suppliant, « Jack !? » (c’était le nickname que je m’étais choisi en sixième, où nous devions tous en avoir un). Et je ne répondais pas. Alors, elle s’est arrêté, le parapluie qui lui servait à expliquer quelque chose dans la main, et elle m’a dit :
– que se passe t’il ? Elle guidait ses yeux vers Freddie.
– On fait grève, madame.
– Et pourquoi ?
Là, je n’ai pas du tout su répondre. La pauvre Madame Florentin explorait le puit profond de la solitude sous le regard de 30 paires d’yeux. J’ai été convoqué par la directrice, Madame d’Amour, qui ne comprenait pas mon attitude. Je ne la comprenais pas non plus, mais je suis encore surpris de ne pas avoir dénoncé Freddie –elle m’avait menacée-, mais d’avoir continuellement dit « on ». Pour le reste, « je ne sais pas ». Il faut dire que le collège traversait sa mauvaise passe. Mendès France l’avait bien dit, en 54, dans son discours à la jeunesse. C’était là qu’il fallait recruter et former des profs ! Non, la France conservatrice a préféré attendre. Ça a recruté à tour de bras et au niveau bac, au niveau bac 68, on appelait ça les PEGC, des grosses bandes de ringards vaguement rescapés du Larzac ou de n’importe quel coin où il y a des chèvres, des filles à cheveux passés au henné sentant le patchouli, des types rachitiques avec des cheveux gras, long, et sentant encore la fête « délirante » de la semaine dernière. J’habitais le 93, on a eu droit à la fosse septique de 68. De vrais ringards, qui n’avaient rien a faire d’enseigner. On pouvait les tutoyer, ils n’avaient rien à faire qu’on travaille ou pas. Ma professeur de math, une ringarde a cheveux ondulé qui a décidé de condamner sa gamine à la naissance en l’affublant du doux prénom de Charlotte, exhibait ses seins sans en avoir l’air avec des décolletés presque au niveau de la taille, sous des pulls « flous », jean moulant, bottes « sauvages ». Elle avait des cheveux longs bouclés et gonflés, passés au henné. Elle était « cool ». J’étais délégué, j’ai vu le vrai visage de cette bande de con lors du troisième conseil de classe. Des flics. C’est certainement là qu’est né le rocker en moi ! Freddie traînait vaguement avec cette bande de prof. Il y avait le professeur de physique, un craignos rescapé de je ne sais trop quelle campagne, avec son groupe folk Maluzerne, un Malicorne pour fauchés. Il jouait de la vielle. Il avait une camionette « Maluzerne ». Dans mon coin, on était nombreux, de la deuxième génération, Algériens, Portugais. Moi, mon père venait d’être licencié et commençait à collectionner les « mais pourquoi vous ne rentrez pas dans votre pays » à l’ANPE. On n’avait plus besoin ni d’Algériens, ni de vieux de plus de 40 ans, ni d’ouvriers. Et c’est ce genre de glandeurs qu’on nous envoyait pour assurer « l’égalité républicaine » si chère à Nicolas Sarkosy et Manuel Valls.
C’est à cette époque que mon identité gay a émergée. L’épisode de cette grève m’a prouvé qu’on pouvait dire non. Au fond de moi, j’étais content. Parallèlement, je me mettais à dessiner des corps de femmes. Des femmes nues. Mais contrairement aux hétéros, je dessinais des femmes nues pour les habiller. Je voulais mettre en avant certaines parties du corps pour les mettre en valeur. Jambes, ou poitrine. La grosse bab a convoqué ma mère pour lui dire que j’étais un obsédé sexuel. Ma mère est revenue cassée de cette rencontre. C’était l’époque ou mon père avait perdu son allocation. Un loyer, deux gosses dont un obsédé sexuel, pas d’argent. Le bonheur, quoi…
J’habillais des femmes, je copiais Erté à la bibliothèque où, régulièrement, un livre attirait mon attention. Comment nous appelez-vous ? de Guy Hocquenghem. Je l’ai présenté en exposé l’année d’après devant ma classe, vannée. C’est que j’avais choisi les meilleurs passages. Ma professeur, Madame De Witt, une catholique de gauche et pratiquante m’a laissé faire et a bien noté mon travail tout en formulant des critiques pertinentes. J’aimais beaucoup Madame de Witt. Freddie aussi a appris à l’aimer. Je me souviens aussi Madame Cunin, la façon dont elle avait défendu Freddie en conseil de classe. Une vieille fille comme on en fait plus. Freddie ne voulait pas étudier la poésie et Madame Cunin lui avait simplement laissé choisir la poésie de son choix. En conseil de classe, elle avait dit que c’était une élève particulière mais qu’en lui portant de l’attention, elle pouvait avoir un comportement normal et être brillante. Il fallait lui laisser cette chance. Ah, Madame Cunin… Freddie aussi, maintenant, dit beaucoup de bien de ce tout petit bout de bonne femme.
On est devenus amis pour de vrai en seconde, même si déjà en troisième nous étions passés à une sorte de neutralité bienveillante.
C’est marrant comme à l’école je parvenais à m’entendre avec beaucoup de gens, mais plus particulièrement les cancres que je tentais de défendre en conseil de classe, sans au passage rien leur demander en échange. Je crois que je tiens ça de mon père, le travailleur Algérien et/mais syndicaliste. Je prenais ça très à cœur. Pas par esprit chevaleresque, juste parce que, la première année, j’avais brigué, ensuite, parce que j’aimais ça. Je savais créer le contact avec les professeurs pour, le moment venu, faire passer un message. Je me rappelle un gars dans la classe, avec un pistolet dans son sac. Un gentil garçon, avec une vie de chiotte assortie à des parents de merde. Sans aucune raison, alors qu’après mon exposé Hocquenghem on commençait à me traiter de PD, il avait menacé un des élèves en question. Par la suite, on ne m’avait plus ennuyé. C’est à cette époque que j’ai découvert les pires élèves d’une classe d’un collège de banlieue. Les élèves moyens, qui se marraient bien alors que je commençais à « être ». Ils étaient gentils, mais ça les faisait rire, un type de 14 ans qui doutait publiquement de son identité sexuelle. Ça jazait. Eh bien, les jazeurs ne furent jamais ceux qu’on croit. Mes copains rebeux continuaient a me parler, les derniers de la classe me confiaient leurs problèmes. Un des rares amis que j’eue au collège était un type qui se battait régulièrement, ne faisait rien en classe. On n’était pas ami-ami, mais il ne m’a jamais traité de PD ! Il ne faut pas croire toutes les conneries que l’on raconte sur la banlieue, c’est plus complexe. Je sais que la situation n’est plus la même, mais quand j’ai eu 15 ans, il y a eu le premier « été chaud », et ce fut chaud aussi à Bondy, où je vivais. Freddie non plus ne m’a jamais non plus traité de PD. Au lycée, on est devenus inséparable, j’étais toujours perché sur la mobylette, on allait partout. Quand j’ai rencontré mes premiers mecs, c’est à elle que je racontais. Avec le recul, je pense que ma façon de vivre à l’époque était très liée à la désagrégation dans ma famille, mais Freddie me donnait et l’écoute, et une certaine forme de stabilité à travers les personnes de ses parents, qui m’ont très vite adopté. Je trouvais chez eux une porte ouverte, et cela bien qu’il eurent très vite compris que j’étais gay. Alors vous pensez, qu’on se manque… On ne se voyais pas bien souvent, mais c’est vrai qu’on savait l’un et l’autre que l’autre était là au cas où. Au cas où on aurait pas le moral…
Je suis dans le métro, il fait méga chaud. Mais pourquoi cette clim’…
On est le soir, je descends à la prochaine. Je retrouve Jun, nous allons au vernissage de Martin, illustrateur.
Madjid

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