Le Blog de Suppaiku, journal bloggué de Madjid Ben Chikh, à Tokyo.

Histoire de Lin 林 (周瑋賢 Jacky, 2015)


林 (Lin) regarde par la fenêtre du train, pensive. Les dernières semaines ont été éprouvantes, elle pensait qu’elle n’en verrait pas la fin. Et puis tous les jours se retrouver devant le grand hangar déserté, c’était peut être ça qui l’avait le plus fatiguée. Devant elle une femme et un enfant dorment, il fait chaud aujourd’hui. Ça sent les nouilles, un groupe d’hommes parle fort en mangeant, elle les entend, mais surtout elle sent l’odeur. Elle sort un paquet de chips qu’elle a acheté à un petit vendeur dans la rue près de la gare avant le départ.

Elle a fait ses valises ce matin en vitesse, bof, elle n’avait pas grand chose à emmener. Sa vie, elle l’avait laissée derrière elle il y a trois ans quand elle s’était décidée à prendre le train dans l’autre sens, avec plein de rêves devant.

Elle était arrivée au petit matin dans la grande banlieue de Shenzhen où habite son oncle 亨利 (Heng Li) qui avait fait tous les papiers nécessaires à son installation, lui trouvant également un employeur, une usine d’assemblage de micro-composant pour téléviseurs et ordinateurs. Le salaire n’était pas terrible, les horaires étaient éreintants, mais à son âge, ce n’était pas bien grave. Tout au plus ce travail lui permettrait de mettre un peu de côté pour aller à l’université. Sa cousine 兰莺 (Lan Yin) était parvenue à devenir secrétaire de cette façon il y une dizaine d’année de cela et Lin la regardait comme un exemple. Lan Yin l’avait un week-end emmenée à Beijing, elles avaient diné dans un grand restaurant au sommet d’un grand immeuble de verre d’où elle avait admiré les buildings illuminés, elle avait été fascinée. C’est la première et la seule fois qu’elle a pu manger cette cuisine exotique venue d’Europe, de France. Elle garde en mémoire le goût de cette sauce et du pain, des saveurs qu’elle ne connaissait pas. Alors elle aussi, elle avait rêvé de devenir secrétaire pour pouvoir manger des plats exotiques dans des restaurants avec de grandes fenêtres en verre, s’habiller avec les vêtements qu’on voit dans les vitrines.

Après quelques semaines, elle s’était installée dans une sorte de résidence pour les ouvrières de l’entreprise Five Tigers où elle travaillait, partageant sa chambre avec deux autre jeunes filles, provinciales comme elle. Un long bâtiment bleu préfabriqué, avec des escaliers métalliques à la peinture blanche écaillée et rouillée, et puis les longs corridors aux sols jonchés de parapluies en plastique transparent, de mégots et de canettes de bière et de Coca ©. Souvent, les filles sortaient et fumaient des cigarettes en buvant pour se rafraichir. L’entreprise facturait l’électricité, alors elles essayaient d’économiser l’air conditionné.

Les jours où elles ne travaillaient pas, elles allaient en ville, prenant le gros bus jaune délavé qui passait une fois le matin et une fois le soir. Là bas, elles riaient, oubliaient le quotidien morne et les jours qui se suivent et se ressemblent, rêvaient devant les boutiques de marque, Zara ©, Chanel ©  … Elles mangeaient une glace chez un glacier américain, allaient au Starbucks © et parfois rencontraient quelques garçons avec qui elles flirtaient, prenaient une selfy qu’elles partageaient sur WeChat ©,mais jamais elles ne revoyaient ces garçons qui, de toute façon, menaient exactement la même vie qu’elles en nourrissant les mêmes rêves, venaient des mêmes provinces. Très vite, il fallait reprendre le bus.

Le travail était lassant, inintéressant. Assembler. Souder. Regarder. Les tâches changeaient chaque jour mais à aucun moment elle n’avait eu le sentiment d’apprendre quelque chose. Toutefois, elle n’était pas mécontente, elle était parvenue à mettre un peu d’argent de côté, elle allait réaliser son rêve.

Et puis il y avait eu ce matin, les policiers qui étaient venus frapper à la porte et qui leur avaient demandé de faire leurs valises et partir, elles n’avaient pas bien compris ce qui se passait. En arrivant à l’usine, il y avait des attroupements. La nuit, le patron avait fait déménager les machines. Les hangars étaient vides, et la police entourait les lieux pour faire les constats et éviter les troubles comme cela avait été le cas sur d’autres sites où la même chose s’était produite. Ce soir là, Lin était retournée chez son oncle Heng Li. Il lui avait raconté que ces derniers temps beaucoup de sociétés fermaient et qu’il lui serait difficile de trouver un autre travail avant que ça aille mieux, qu’elle devrait retourner chez ses parents.

Le lendemain, Lin était retournée à l’usine, ou plutôt devant le grand entrepôt vide qu’elle était devenue, elle avait retrouvé ses amies. Toutes voulaient savoir quand elles seraient payées, car la société avait fermé juste avant le versement du salaire. Là encore, au fond d’elle même, Lin ne se faisait pas d’illusion, son oncle lui avait raconté de sombres histoires, mais pourtant elle retourna encore à l’usine tous les jours, croisant parfois un fournisseur venant réclamer son argent, entendant parfois les voix rauques des disputes, des accusations, la tension était palpable. Lin ne parvenait pas à se détacher de ce lieu. Son oncle la laissait faire, n’évoquait plus le sujet.

Un matin, Lan Yin était passée. Toutes les deux étaient allées dans le centre de Shenzhen, Lan Yin lui avait payé le déjeuné, et puis elles étaient allées dans un Starbucks ©.
– Demain, tu ne vas pas à l’usine, tu rentres chez toi.
– …

Sa cousine avait dit ça comme ça. Lin avait regardé les gens qui passaient dans la rue sous la pluie fine, et puis elle avait commencé à pleurer.

Lin regarde par la fenêtre, la campagne défile sous ses yeux, le groupe d’hommes a fini de manger les nouilles mais devise joyeusement en buvant de la bière. Elle ouvre son sac, sort son Samsung ©, branche les écouteurs, ouvre le lecteur, fait défiler les titres, et puis son pouce s’arrête sur la dernière chanson de Jacky (周瑋賢), un chanteur de Singapour. Avec ses amies de chambrée, elles avaient mis des photos de lui, elles le trouvaient trop mignon. La chanson commence, elle ferme les yeux, et Shenzhen réapparait dans cette mémoire où l’on enfouit les rêves à tout jamais…

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