Je ne suis pas bouddhiste du tout, mais j’aime l’idée selon laquelle l’âme est perfectible, et que cela passe par le détachement du monde. Je ne sais pas ce qu’est une religion qui s’attache aux choses.
ruh’ nekwni nqelbak lehna / abrid ik yehwan tewwidt’ / ma trebh’ed’ nerbeh’ merra / ma teghlid’ smah’ te(b)wwidt’ (Idir, Aghrib)
Article publié sur Al Huffington Post Algérie. C’était en septembre 2003, lors de mon premier voyage au Japon. J’étais à Kyôto depuis quelques jours, au début du mois de septembre. Je n’en étais encore qu’à découvrir ce pays que je ne connaissais que par des livres, des films et des photographies.
C’est enfant qu’était née ma passion, au hasard de la diffusion d’un interlude sur l’ORTF, l’ancienne société publique de télévision française. Voilà qu’à 38 ans, enfin, j’y étais.
Le soleil commençait à se coucher, et il me fallait faire vite avant la fermeture du temple, Kyômizu-dera. Il y avait foule, j’avais pris mon temps et voilà que sur le mont qui lui fait face, près d’une pagode à trois étages, le temple face à moi, la verdure des arbres m’enveloppant, je me suis arrêté, et j’ai pleuré.
J’étais heureux, et en même temps j’étais infiniment malheureux. Jamais mes parents ne verraient cet endroit. Mon père, mort presque 15 ans auparavant, était fier de moi, j’en étais sûr, mais je m’en voulais presque de ce bonheur solitaire… Mes parents s’étaient sacrifiés, et voilà, j’étais au Japon.
Être né en Algérie, y avoir grandi n’est pas une expérience facile pour tout le monde, c’est un truc dont j’ai pris conscience très tôt. On est politisés, dans ma famille. Mais être nés en France n’était pas un truc très facile non plus.
Dans ma classe, les autres algériens n’arrivaient pas à suivre, l’écrémage a eu lieu très tôt. À partir du lycée, j’étais le seul. Dans ma ville, il y avait des agressions racistes. Nous habitions à Bondy Sud, et cela a été une réelle chance car si nous avions habité à Bondy nord, j’aurais fini toxicomane, ou je me serais suicidé. Mon frère, lui, n’a pas échappé à l’écrémage, il n’a pas dépassé la troisième.
L’année où j’ai eu mon baccalauréat, seulement 1 % d’enfants d’ouvriers l’ont eu. Papa était au chômage, nous étions dans une très grande pauvreté. Je suis vraiment chanceux…
Bref, sans vouloir comparer des situations différentes, disons que pour beaucoup d’entre nous, la situation ne valait guère mieux en France qu’en Algérie (contrairement à tout ce que l’ultra-nationaliste blanc Alain Soral prétendra sur le sujet).
J’ai donc nourri très tôt dans ma tête des ailleurs possibles. Le Japon, bien sûr…
L’Algérie, j’y étais allé pour la première fois j’avais 11 ans, à reculons, et finalement, j’avais adoré la Kabylie. Une emprunte indélébile faite de la gentillesse de ma famille et de la beauté des paysages.
Mais c’est Alger qui m’a le plus marqué et est sans cesse revenue me hanter comme un ailleurs possible… J’avais 15 ans, et il y avait eu ce tremblement de terre à Al-Asnam. Au lycée, à une trentaine, nous avons monté un projet culturel, collecté de l’argent pour les victimes, organisé une semaine de cinéma et de conférences, nous avons même fait venir Idir.
Et nous avons finalement été invités par le gouvernement algérien. Un truc unique. Notre périple a été chroniqué dans El-Moujahid…
Logés au lycée Abdel Kader, nous avons sympathisé avec les jeunes d’Al-Asnam qui y étaient logés.
Déambuler dans la ville, dans la Casbah. S’y perdre, regarder la mer le soir, manger des mille-feuille en fumant des Craven A.
Nous sommes allés à Oran, à Tlemcen aussi, nous y sommes endormis en écoutant de la musique Arabo-Andalouse, mais c’est à Alger que pour la première fois de ma vie, j’ai été heureux de venir de là, et ce sentiment se mêle à celui de mes quinze ans, l’âge d’homme.
Le Japon, ça a été un long apprentissage. Plusieurs voyages d’abord, et puis, en 2006, le grand saut.
Je me revois, dans l’avion, cela faisait peut-être cinq heures que nous volions. J’avais eu la chance de pouvoir acheter un surclassement en business avec Japan Airlines. Dans les toilettes, je me suis regardé. J’ai pensé à tout ce que j’avais laissé derrière, famille, amis, objets jetés, donnés et vendus, repensé à la chanson de Idir, Arghib, et je me suis dis que je faisais comme les autres avant moi, immigré moi même, sorte de haraga de luxe qui envoie tout balader pour oublier un mal de vivre profond. La France, je ne pouvais plus…
J’ai appris beaucoup de choses, ici. J’ai appris à regarder les choses d’une façon plus ouverte, sans juger. Le religieux, la façon de bouger, le regard sur le monde sont différents. Je suis vraiment sorti de France et la France est un peu sortie de moi aussi.
Parmi les choses que j’ai apprises à aimer ici, il y a les temples bouddhistes et leurs jardins. D’ailleurs, on retrouve l’influence de la Chine dans beaucoup d’aspects de la civilisation musulmane. Je ne suis pas bouddhiste du tout, mais j’aime l’idée selon laquelle l’âme est perfectible, et que cela passe par le détachement du monde. Je ne sais pas ce qu’est une religion qui s’attache aux choses.
Dans le temple Kômyôji de Kamakura, les chats dorment au soleil, des milans tournent dans le ciel, une vague odeur d’encens flotte au gré du vent, parfois une cloche résonne. je m’endors sur un banc… Je ne connais pas d’autre définition du bonheur.
Tôkyô, elle, est une ville laide, les japonais ont une idée de la modernité figée dans les années 60. Beaucoup confondent loisir et shopping. Je les fuis. J’ai donc appris à aller dans les vieux quartiers, et à regarder.
Une des caractéristiques de l’art japonais, c’est l’attention portée à l’imperfection. Par exemple, lors d’une des nombreuses guerres civiles, des moines avaient déserté leur temple. À leur retour, les mousses avaient tout envahi. Plutôt que les enlever, ils ont décidé de les cultiver, et ainsi au Japon, vous verrez des jardins de mousses. Vous verrez aussi des arbres cassés par le vent, tordus mais réparés, toujours vivants.
Les cailloux aux pieds des statuts. J’aime ce geste gratuit qu’ont les gens, ramasser une pierre et la mettre aux pieds d’un Jizô, ce boddhisatva qui veille sur l’âme des enfants.
Cela peut vous paraître étrange, raconter cela comme si j’y accordais foi, mais en réalité, ces petits gestes, laver une statue, lui donner un petit cailloux ou une pièce de un yen, c’est la spiritualité. Parce que les gens ne sont pas obligés de le faire, parce qu’ils n’en attendent aucune rétribution. Bref, c’est avant tout une marque de respect, un geste gentil, gratuit.
Au Japon, je suis devenu l’ami des vieux et des vieilles, les jeunes ne connaissent pas ces choses là, ils préfèrent faire du shopping…
J’aime cette obsession pour la propreté. Ici, on ne lésine pas avec les quantités d’eau. Mon père tempêtait au sujet de la saleté des rues en Algérie… Dans le quartier où je vis à Tôkyô, un quartier pas très riche, je vois les gens nettoyer l’espace public, mettre des fleurs et des plantes. Mes parents m’ont transmis cette marque de respect de soi.
Plus de huit ans ici et une certaine fatigue pourtant. L’illusion s’est dissipée. Ma famille au loin, les amis au loin. Des envies de départ à nouveau. Mes valises à bout de bras, je regarde au loin. Je suis le fils du pauvre, de l’émigré, et je suis las, mais j’ai les yeux remplis des bonheurs simples de ce pays, le Japon.
Mreh’ba s wayen id (b)wwid’ / ama yelha ama dirit / ma teghlid’ ghellin wiyid’ / nekwni nesrak tameddit (Idir, Aghrib)
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