Namazu, le gros poisson chat qui dort sous le Japon et se réveille parfois très brutalement. Musique traditionnelle du département de Miyagi, fortement touché par le séisme et le tsunami.
J’avais commencé à écrire, sur le Japon. Vous savez, ce truc à la mode que tout le monde aura oublié dans 15 jours, au profit de la guerre en Libye, d’un remaniement ministériel ou d’un nouveau film en 3D. Je ne le reproche à personne, c’est la vie qui est comme ça, et à Kyôto, si partout on pouvait croiser des moines ou des volontaires demandant un peu d’argent en solidarité avec les victimes du tsunami, la vie autours avait quelque chose de presque indécent. Les magasins regorgeaient de gâteaux à la crème comme les japonais en raffolent, je veux dire, avec plein de crème fraiche et des fraises. Les supermarchés, les vitrines frôlaient l’indigestion de trop de tout, de réclames et de clients difficiles, regardants et parfois méprisants, c’est trop comme-ci et pas assez comme ça. Les jeunes filles revêtaient les kimonos que l’on porte pour les cérémonies de diplômes dont la saison battait son plein, on en voyait partout, et le soir on les retrouvait dans les restaurants où ils riaient à gorge déployée.
J’ai pensé que ce doit être un peu chacun son tour. En 1995, Kôbe pleurait ses morts, on devait continuer à vivre dans le Kantô. Je crois que les Japonais acceptent la vie comme elle est, la nature a façonné un esprit d’acceptation. Après tout, qu’est-ce qu’on peut faire d’autre… Je lis ici et là qu’ils sont courageux, non, ils vivent ici, et il n’y a pas d’autre solution. Quand le gros poisson qui est sous le Kantô bouge, eh bien, il n’y a rien à faire. Murakami Haruki s’est une fois, dans un rêve, battu avec le gros poisson, lui a réglé son compte, mais ça n’a pas suffit. Le gros poisson s’est réveillé et a du se taper la tête sur la grande plaque qui longe, au nord, et il a sursauté. Il a du avoir peur, car après il n’a pas arrêté de se débattre. Il a livré les hommes à sa détresse.
Seul, face à ces gigantesques statues venues d’un autre âge et représentant la Kannon, j’ai prié pour ces gens. Je sais, ça ne sert à rien. Mais quand on les regarde, à la télévision, raconter leurs doutes, leurs pertes, le froid, avec la résignation dans la voix, et par moment une larme qui pointe, ô oui que c’est injuste. Voilà une région rurale, ils avaient tout fait comme il faut pour se concilier les Dieux.
Ils étaient allés au sanctuaire pour le nouvel an, après avoir bien fait le grand ménage à la fin de l’année. Ils avaient chassé le démon de chez eux et accueilli la chance au début de février, 鬼は外、福は中. Ils avaient porté haut et fort le mikoshi de leur sanctuaire, やっしゃいやっしゃい, chanté les anciennes chansons du Tôhoku, min’yô, et bu du saké tous ensemble en honneur à la communauté.
Les Divinités du Japon aiment boire et chanter.
Ils avaient accueilli les âmes des morts en juillet, et leur avaient demandé de bien vouloir rentrer peu après. Ils étaient allés rendre visite dans les temples vers chez eux. Ils avaient planté le riz, cueilli les kakis, les pommes et les nashi. Ils attendaient le printemps en regardant les fleurs de prunier comme je le fais moi-même. Ils avaient la gentillesse même des gens de pays (je vous l’ai déja dit, je hais la province et les provinciaux, ce réservoir à classes moyenne, j’aime les pays), beaucoup de simplicité, une petite maison, des pêchers et la rizière. Ils votaient à droite pas parce que c’est mieux, mais parce qu’ils ne veulent pas que le temps aille trop vite et bouscule tout. Ils allaient parfois au patchinko, et les hommes, parfois, fréquentaient les filles devant la gare, ou le petit snack vers chez eux. Ils y côtoyaient la Mama-san, une vieille femme à la voix éraillée par l’alcool et une jeunesse de patachon, ou une okama, une vieille travestie qui donnait à manger aux chatx du quartier dans la journée. Ils avaient un quotidien au ralenti, fait de proximité, avec le fils et la fille partis au loin, à Tôkyô, étudier ou travailler. Ici, c’était la campagne.
Quand le gros poisson a commencé à bouger, ils ont éteint le gaz, ouvert la porte, se sont réfugiés sous la table, sous le bureau. Le sol les a secoué, les a fait tomber, ils ont prié les Dieux, ils ont eu peur, ils ont distrait leur esprit comme ils ont pu pour ne pas penser à la mort. Et puis ça s’est calmé. Beaucoup étaient sortis. Les maisons avaient tenu, ils étaient en vie. Il y a eu une nouvelle secousse très forte, et cette fois la peur a du les saisir. Mais ils ont tenu bon, le poisson finit toujours par se rendormir, on lui offrira du mochi au sanctuaire à côté, ça le calmera. Tenir. Les alertes au tsunamis ont commencé à sortir dans les villes, en bord de mer, mais les ont ils entendu, dans les terres, plus loin. Qui pouvait imaginer. 10 mètres. 20 mètres. 30 mètres. Sur 1, 2, 3 et jusqu’à 5 kilomètres. Les photos du mariage de Shige, le scooter de Tarô, les chats et Mama-san, le snack et les fleurs devant, la station service des Yamada et la voiture neuve de Yuriko, la maison de madame Sawada et les photos de ses enfants et ses petits enfants, l’imprimante couleur et l’appareil Nikon achetés la semaine dernière sur Roppingu par le vieux Kenta, tout, tout a été emporté, noyé, effacé, avec les rizières, les kakis et les arbres à nashi, les bateaux de pêche. Tout. Et des milliers d’êtres avec, effacés, pas encore retrouvés. Tout. Tout a disparu. Balayé.
À la télévision, on voit ces images de familles errantes au milieu de débris au formes absurdes, voiture écrasée au troisième étage d’un immeuble à moitié entrée par une fenêtre, ou perchée sur un arbre, toiture renversée au dessus d’une montagne de bouts de n’importe quoi, bateau rivé à une voie de chemins de fer aux rails étrangement tordus… Le spectacle du week end dernier était encore plus étrange, recouvert de neige qui tombait à gros flocon et faisant ressembler cet apocalypse en une immense prairie blanche avec des trucs bizarres qui dépassaient, et des êtres errants au milieu, en survêtement, une couverture sur les épaules et les cheveux hirsutes.
Dans ce monde arrêté, des gens entassés dans des écoles, des militaires et des sauveteurs dépassés par l’ampleur de la dévastation, des routes impraticables gênant l’arrivée de la nourriture, de l’eau, de secours. Au début une ration de biscuit par jour, et depuis deux trois jours, trois repas à faire rêver les candidats au régime Mayo, mais avec, quel progrès, enfin un peu de repas chaud, des nouilles déshydratées. Le riz ne poussera pas cette année, et le sanctuaire a disparu. Le froid gerce les mains et fait craquer les lèvres. Une vieille femme interrogée ne peut rien dire d’autre. J’ai froid, et c’est long. Silence. Une autre a le regard perdu. Une troisième raconte son bonheur de pouvoir enfin boire du thé chaud, et de ne pas être seule. Sur une autre chaine, une femme lave sa maison, ouvre les fenêtres. Il ne reste plus rien, les murs sont dégueulasses, mais elle ne cache pas son émotion. Je n’ai pas tout perdu. En zappant, on voit poindre la peur d’une épidémie de grippe. Beaucoup de gens sont âgés.
À tout cela s’ajoute les déplacement de ceux qui vivaient dans le périmètre autours de la centrale où la catastrophe nucléaire est en cours. Celles et ceux qui avaient survécu se voient désormais menacés par un mal invisible qui les empêchera, plus tard, de revoir leur chez eux, reconstruire le sanctuaire, visiter les morts et laver leur tombe. Un avenir fait de déracinement et de mobilome se profile, et encore cet avenir appartient-il à un futur que l’on devine encore assez lointain.
Mais si Tôkyô est touchée par une sorte de black-out doux fait de magasins à demi éteints, d’escaliers roulants arrêtés, donnant à la ville un aspect endormi très étrange qui met mal à l’aise car parallèlement la vie y continue, dans des rues et des restaurant déserts, rappelant que quelque chose de grave s’est passé, la vie à Kyôto est insouciante, légère, souriante. Les gens n’en pensent pas moins, mais ils le gardent pour eux. Le Japon continue. J’ai éprouvé une sorte de mal être pendant ces 5 jours, me demandant ce que je faisais la, et Jun aussi, et toutes celles et tous ceux qui se sont éloignés aussi. J’ai rapidement eu envie d’être chez moi. Yann m’a vite confié le même sentiment.
Malgre ce fort malaise pendant une semaine, cette visite a Kyoto a été un ravissement. Kyoto est ma seconde ville natale. Pierre, un lecteur de mon blog, m’écrivait une fois qu’il était re-né dans l’arrondissement de Sumida, vers Mukojima. Moi, c’est dans un petit sanctuaire. On était en aout 2003 et depuis ma contamination, je n’avait pas eu le temps de me poser, j’avais été animé par le seul désir d’avancer. Je m’étais alors épanché sur le renard, déplorant au fond de moi le froid de cette statue qui ne pouvait m’écouter, et je m’étais mis à pleurer. Ce sanctuaire était si calme, il y avait des mousses, j’entendais les insectes de l’été chanter. La même émotion très forte m’avait ressaisi plusieurs fois dans la ville, un sentiment de trop de beauté, de trop de choses à voir, à découvrir. Pour toujours, le fils de travailleurs immigre Algérien, le fils du pauvre, la misère, les humiliations vécues par mon père, la cuirasse de ma mère pour assumer cette incroyable dégringolade sociale, tout cela en moi se dissipa. Mon père était si fier quand j’eu mon bac. Je me mis à pleurer en pensant à lui, à ma mère. Leur fils était au Japon. Il avait réussi cela. J’étais libéré, et ce sentiment depuis ne m’a pas quitté. Kyoto est ma seconde ville natale, j’y ai peut être séjourné en tout un total de 6 mois, c’est peu, mais j’y circule comme chez moi. Et j’y ai des habitudes. Cette semaine m’a donc ressourcé. A la fin de l’année dernière, ma sinusite me donnait de terrible maux de tête, d’accès de fièvre. Je n’avais pu finir la promenade à Fushimi. Là, ça a été un vrai bonheur…
Bientôt, les cerisiers vont refleurir. J’ai hier enseigné malgré un sentiment très étrange. Mais je me sentais incroyablement proche de mes élèves. L’une d’elle est allée à Ôsaka, avec son mari, dans sa famille. Cette histoire de centrale finira bien par s’arrêter. J’aurai alors en moi mes énergies de Kyôto. Et encore plus envie de gouter à cette incroyable culture des terres du nord dont je ne connais, hélas, que la musique.
<iframe width= »960″ height= »720″ src= »https://www.youtube.com/embed/jo2Y6VOvKk8″ frameborder= »0″ allowfullscreen></iframe>
Musique traditionnelle du departement de Fukushima, où se trouve la centrale atomique polluant les départements alentours.
De Tokyo,
Madjid
Laisser un commentaire