Chroniques (1): parler du Japon

Je ne suis pas, je ne serai jamais Nicolas Bouvier. Et pourtant c’est sur ses pas que je vais tenter de m’aventurer, parfaitement conscient que jamais je n’égalerai celui qu’il convient bien d’appeler un modèle indépassable. Il est un maître, et si hier je vous parlais de respect que je voue à certaines personnes, un respect que je ne distribue qu’avec parcimonie je le reconnais, eh bien il me faudrait mettre Nicolas Bouvier parmi eux.
Son destin n’a rien d’un destin politiquement comme-ci, il n’a pas même été un auteur de romans, non, Bouvier, c’est sa vie et c’est l’oeuvre littéraire qu’il en a faite, c’est l’oeuvre « totale » qu’il a su créer puisque non content d’écrire, Nicolas Bouvier a également su dessiner et photographier.
On ne peut pas avoir à un quelconque moment de sa vie aimé le Japon sans s’être intéressé à lui, à son lien intime, profond, avec ce pays ainsi qu’avec sa population. Bouvier était un baroudeur, un voyageur comme la première moitié du vingtième siècle en a fait quelques uns, un destin de hasard qui au bout d’un long périple à travers l’Asie a fini par échouer en rade de Yokohama, sans argent ni projet, commençant une vie d’errance qui le mènera à Asakusa, dans mon quartier, encore balafré par la guerre, rongé par la pauvreté et de quasi-bidonvilles. Là, il va se lier avec des sans rien avec qui il va partager la même errance dans un pays secoué par le double poids de sa défaite militaire et d’une destruction qu’on a peine à imaginer aujourd’hui tant tout est pimpant, propre, riche.
Il va apprendre la langue, les habitudes, les gestes, dans un quasi-dénuement tout juste pondéré par la possession de l’appareil photo par la grâce duquel il va se faire connaitre. Il se promène à Ueno et son regard est attiré par une sorte de trace sur un mur, celle-ci semble avoir été tracée par les piétons. Quelques mois plus tard, le journal Asahi lui propose de photographier la ville, ses habitants, et c’est comme cela que nait le Nicolas Bouvier que nous avons découvert, nous, les amoureux du Japon. Sa connaissance non seulement de la langue, mais également de la langue populaire, des habitudes et de la culture vont l’amener à aller là où aucun étranger n’avait jamais été, à rencontrer des artistes de rue, des gens de peu, des vieillards, des artisans, des paysans. Son appareil fixe un pays en pleine transformation mais où le poids du passé n’a pas encore été effacé par son rapide développement économique, la société de consommation et la déferlante du baby-boom.
À cet incroyable talent de photographe qui fait de lui un incroyable humaniste au sens le plus pur du terme, celui qui aime l’humain tel qu’il est, sans aucun jugement moral ni aucune supériorité s’est très vite ajouté une plume incroyable, drôle et mélancolique, tendre et acide. Il s’emporte ici contre tel trait de caractère ici avant de s’émerveiller d’un geste ou d’une marque de gentillesse. Honnête, son écriture raconte le pays à travers ses yeux de suisse. Jamais il ne remet en cause la centralisé occidentale de son regard et en cela il nous permet de percer ce que peuvent être de vrais universels. Il ne veut en rien que les japonais changent, mais il s’agace de tel ou tel trait de leur caractère parce que précisément il est occidental. Ce qui l’attendrit, ce qui le surprend n’en trouve alors que plus de force car on y devine le suisse confronté à ce mieux que l’Occident qu’apporte le regard honnête sur une autre culture, une autre civilisation.
En nait un dialogue réel qui font de ses livres de véritables trésors pour celles et ceux qui veulent découvrir ce pays tout en comprenant que ce n’est pas à nous de changer le Japon, mais que peut-être nous pouvons, nous, accepter que le Japon nous change un peu.
Moi, c’est cela que je tire de Nicolas Bouvier. C’est bien simple, il est tout ce que jamais Caroline Fourest ou Alain Finkelkraut ne seront, il est leur contraire total. Il est un pur produit de cette époque, l’après-guerre, qui a vu fleurir des auteurs et des penseurs tournés vers l’autre, il est le contemporain de Leiris et Jean Rouch dévoilant l’Afrique débarrassée du prisme colonial, de Levi-Strauss qui fait de peuples océaniens des humains à part entière dotés d’une culture tout aussi respectable que la nôtre, de Beauvoir racontant le Brésil et troublée par cette rencontre d’une culture qui l’interroge sur ses certitudes, il est un contemporain de cette époque façonnée par l’expérience de l’échouage totalitaire et raciste de la civilisation occidentale.
Son oeuvre n’est en rien politique au sens de volontairement politique. Il n’est qu’un voyageur dévoilant les peuples et les paysages rencontrés, en Afghanistan, en Inde, en Chine, en Corée ou au Japon, avec un oeil honnête « centré-décentré ». Il reste un suisse, un occidental, portant un regard sur des peuples qu’il met au centre de sa narration, de ses photographies, pour nous présenter leurs gestes, leurs visages. L’autre n’est alors plus ce japonais sur la photo, mais c’est le photographe, sorte d’invité par effraction et tentant de s’effacer pour nous livrer une vérité autre.
Je ne suis pas, je ne serai jamais Nicolas Bouvier, mais il y a une chose qu’avec lui je partage. J’ai appris à ne pas me penser comme le centre de tout, et chaque jour je me trouve être un invité, agacé par ce statut qui fait de moi un autre, et en même temps cette position, je l’ai choisie en venant ici. Il y a juste que je n’en mesurais ni le poids, ni la difficulté.
Elle m’apporte ses lots d’agacement, de colères rentrées, de frustrations, mais également ses moments magiques où je perce quelque chose chez l’autre, et ici cet autre est forcément japonais.
J’ai eu l’idée de ces chroniques de ma vie au Japon il y a quelques jours. J’avais besoin d’un sujet d’écriture pour me re-familiariser avec ce travail, d’un joujoux en quelque sorte, et voilà que le sujet est tout trouvé. Mes 15 ans au Japon sont une incroyable source de récits. Je ne vous raconterai pas au jour le jour, non, j’ai plutôt envie de vous parler de ce que j’ai vu, appris, regardé, aimé, haïs, adoré, ce qui m’a retourné, troublé, agacé ou émerveillé. Je ne sais pas photographier les gens, je me sens gêné, et puis il y a tout un côté légal maintenant, le droit à l’image, mais je pense être capable de les raconter. Et il y en a, à raconter.
Oui, j’ai eu l’idée de ces chroniques il y a quelques jours. J’étais à la poste, j’envoyais à mes trois étudiantes de Kawasaki les petits cadeaux que j’avais achetés pour elles à Kyoto, cadeaux que je n’ai pas pu leur offrir à cause de la suspension de leur classe pour cause de covid. La première employée a été très normale, polie comme les sont les employés de la poste, mais la seconde, quand j’ai eu fini de remplir ma boîte et d’y écrire l’adresse, elle a été plus que polie. Elle a été souriante, elle ne m’a pas dit que je parlais bien japonais, ce truc qui m’agace à un point vous ne pouvez pas vous imaginer, non, elle m’a expliqué tout très simplement, avec un sourire très simple que je pouvais deviner malgré le masque dans le plissé des yeux, et puis une fois que tout à été fini, elle s’est inclinée comme on le fait ici et je me suis senti moi-même m’incliner légèrement en répétant mes remerciements.
Et là, soudain, j’ai compris que je devais raconter cela, parce qu’au delà des agacements, les moments d’enchantement ne manquent pas et surtout je mesure à quel point le Japon m’a changé, a changé mon regard, mes attitudes, ma perception du monde. C’est ce contact permanent avec ce pays qui me fait tel que je suis aujourd’hui, et je pense avoir beaucoup à partager, avec l’espoir aussi que cela aiguisera mon regard sur cette expérience.
Je n’ai aucun regret d’être venu ici. Et que demain je revienne en France, cette part de Japon est maintenant profondément inscrite en moi, elle ne tardera pas à créer les mêmes agacements et les mêmes émerveillements sur la France, des sensations que je n’aurais certainement jamais été amené à ressentir si je n’avais choisi, voulu, avec force et obstination, de venir ici.
Je ne suis pas Nicolas Bouvier, et je n’ai absolument pas le désir de le devenir. Je suis Madjid Ben Chikh, un solitaire sociable et moderne qui a fait sa vie au Japon.
Et ainsi s’achève ce premier billet de chroniques, ce sera notre contrat, avec moi, avec vous, et avec ce pays et ses habitants.

Partager

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *